Buddhadeb Dasgupta

Romain Maitra (traduit de l'anglais par Claire Clouzot)

Le cinéma bengali a pris naissance dans les années cinquante autour du trio de Satyajit Ray, Ritwik Ghatak et Mrinal Sen et a tenté de conquérir une réputation nationale et internationale. Presque vingt ans après, une autre vague en est issue dont fait partie Buddhadeb Dasgupta.
Dasgupta est d’abord connu du public bengali comme poète publié par les principaux journaux du Bengale.
Comme de nombreux intellectuels de Calcutta, Buddhadeb Dasgupta est nourri au lait de la « Film Society » qui naquit au Bengale en 1930. Projections, discussions et revues sur le cinéma. Dès son plus jeune âge, il est attiré par le septième art mais il passe par la poésie pour arriver jusqu’à lui. Dasgupta débute comme professeur d’Economie dans un collège de Calcutta. Au bout de huit ans, il abandonne pour se tourner vers la réalisation.
En 1968, son premier film est un court métrage de dix minutes, The Continent of love. C’est une tentative typique du débutant qui veut mettre trop de choses dans son premier essai. Mais ce film lui donne la confiance nécessaire pour continuer. Parmi les documentaires qui suivent, Khirod, roi du Tambour (1974) sur le légendaire percussionniste du Bengale, est remarqué et remporte le Prix du meilleur documentaire. A ce jour, Dasgupta a réalisé une douzaine de documentaires.
Le documentaire ne lui apporte ni la liberté financière suffisante, ni la liberté artistique dont il rêve, sans doute à cause des exigences des sponsors. Dasgupta se tourne alors vers la fiction. Il a réalisé à ce jour sept films en tout, ne cédant jamais à l’appel du cinéma commercial, ni à celui des films populaires et des séries pour la télévision indienne.
Le cinéma de Dasgupta est un portrait sincère de la réalité indienne. Mais sa source d’inspiration n’est pas seulement le « réel » mais les « sujets filmiques » qu’il façonne au gré des personnages, des individus qu’il dépeint.
Son ?uvre est centrée autour des thèmes suivants : engagement politique, problèmes de conscience, résolution et contradiction de l’homme sensible, de l’intellectuel de la classe moyenne, problème de l’incommunicabilité. L’individu résiste ou change, selon les circonstances. « Le rôle du réalisateur honnête et sincère » a déclaré Dasgupta dans une interview, « est non seulement de réagir à la réalité dans ses films en créant par là-même un monde qui n’appartient qu’à lui. Le réalisateur doit comprendre les conditions sociales, politiques et humaines de son époque afin de faire réagir le public du moment ». Dasgupta use souvent de la narration, du commentaire « off » pour distancer le spectateur de ses personnages et en même temps, il traduit avec un sens graphique visuel aigu les mouvements intérieurs des dits personnages.
Dans Dooratwa (La Distance, 1978), le héros est un intellectuel progressiste qui abandonne ses croyances politiques quand la répression se met à frapper les extrémistes du Bengale au début des années soixante-dix. Ce thème des atermoiements, de la confusion du gauchiste avait déjà été abordé par Dasgupta dans ses poèmes et ses autres fictions. En même temps, le héros ne peut abandonner les valeurs de sa classe, avec son cortège de conflits et de contradictions. Le film montre comment les décisions d’une personne – décisions morales et politiques – sont influencées par le système social dans lequel il est plongé. La Distance joue à plusieurs niveaux : distance intérieure, aliénation de l’individu par rapport aux autres, le tout traduit visuellement par les déambulations du héros au travers des rues, des ruelles, des couloirs tandis que le réel lui échappe de plus en plus.
Neem Annapurna (Bouchée amère, 1979) traite de la paupérisation progressive de la classe moyenne en milieu urbain. Déracinée de son village natal, la famille de Broio (sa femme, ses deux filles), part pour la ville dans les années qui suivent l’indépendance. Le film se situe dans la zone industrielle du Bengale. Un personnage typique de la victimisation d’une certaine classe est le vieux mendiant qui vient se raser tous les jours et qui chante encore des balades des années quarante, époque où c’était un « Bhadralok » (un membre de la classe aisée du Bengale) riche et oisif. Dans l’univers morbide de la faim, Brojo se sent de plus en plus deshumanisé. Sommet du film : la séquence finale où la mère réduite à l’état de pauvreté absolue, nourrit ses enfants et son mari d’abord, puis vomit la première bouchée du riz qu’elle a volé à son voisin le mendiant. Dans ce film très dur, on voit littéralement se rompre le fil des valeurs morales traditionnelles de cette femme, noyée dans la foule des travailleurs immigrés, phénomène typique de tout le Tiers Monde.
Grihajuddha (la Croisée des chemins, 1981). Considéré, dans la trilogie de Dasgupta, comme la suite de Dooratwa, c’est un document unique sur l’intelligentsia urbaine de classe moyenne. manipulations employeur-employés, tactiques opportunistes de la presse. On retrouve les problèmes de la corruption, de l’engagement ou du non-engagement politique. Le héros, ancien gauchiste, se réfugie dans une vie de conformisme après l’assassinat de son ami militant et tourne le dos aux activités syndicales qui étaient les siennes.
Andhi Gali (Le chemin aveugle, 1984), troisième volet de la trilogie et prolongement du film précédent, c’est l’érosion de l’idéalisme et des croyances. Dilemme de l’individu sensible et progressiste qui sacrifie son idéal à sa quête du succès, jusqu’à sombrer dans la déshumanisation, la décadence. Un personnage vient contrebalancer le pessimisme de Dasgupta, celui du mentor du héros, un homme plein de courage qui continue à croire que la vie a un sens.
La trilogie de Dasgupta fait réagir le spectateur Indien. Contempler sa propre dégradation morale, celle qui a ses racines dans l’hypocrisie, les illusions, la maladie de la société de consommation. Souvent Dasgupta montre plus de sympathie pour ses personnages féminins à qui il accorde une force d’âme, une authencité dont sont dépourvus les héros masculins. Anjali dans Dooratwa, mariée puis divorcée du héros qui la rejette car elle a mis au monde un enfant hors mariage. Preetilata, la déesse de Bouchée amère » dans Neem Annapurna qui assiste à la transformation morbide de ses valeurs et en ressort purifiée, ou, Nirupama, dans Grihajuddha qui prend conscience d’elle-même en se séparant du héros devenu un conformiste cynique. C’est souvent chez les femmes qu’on trouve la force capable d’endiguer la décadence du monde.
Dans Phera (Le Retour, 1986), Dasgupta s’éloigne de l’intellectuel et se penche sur l’artiste qui tente de vivre une vie engagée au sein de l’oppression régnante. Le héros, Sasanka, écrit des pièces pour le théâtre folklorique du Bengale, le « jatra ». Mais ses pièces n’attirent plus les foules qui se tournent vers des distractions plus commerciales. Sasanka sait qu’il fait partie du passé dans un monde de profit. Ses seuls compagnons sont un serviteur, partenaire de ses beuveries et Kanu, un petit garçon, peut-être une figure de lui-même ou le spectateur idéal des temps futurs. « En réalisant Phera dit Dasgupta, j’ai été influencé par les événements qui m’entourent. Je ne puis rester passif et muet devant cela. La crise de Sasanka reflète la crise à laquelle sont confrontés tous ceux qui créent aujourd’hui ».
Le dernier film de Dasgupta, Bagh Bahadur (« L’Homme tigre » 1989), revient encore sur le thème de l’artiste face au profit. Comme son alter ego de « Phera », le héros, interprète spécialiste de la danse folklorique traditionnelle du Tigre, est victime de l’évolution des goûts de la société de consommation, ce qui attaque son intégrité et son identité. Un vrai tigre vient se confronter à lui. Comme dans Phera et la relation du héros à l’enfant, il existe un rayon d’espoir dans Bagh Dahadur sous la forme d’une métaphore : un vieux musicien joue du tambour alors que le sang jaillit après que le danseur ait été mordu par le léopard de « la réalité oppressive ».
En peignant de façon réaliste la dégradation morale et la crise de l’engagement social et politique d’une classe, Dasgupta opte pour l’individu en crise dans ses relations personnelles et dans son milieu culturel. Parle t-il de lui ? S’implique t-il dans ses propres personnages ? Sans doute le poète se sert-il de ses propres traits pour colorer ses personnages. On pense à un poème de lui : « Tiens, prend çà, les mains que je décroche et que je te tends, les jambes que je découds, les yeux que je dércine, les intestins que j’extirpe et que je te tends. Mets cette main dans cette autre main, en d’autres termes joins les mains de Madhab avec celles de Jadab, les jambes de Nani avec celles de Phani, accroche ceci sur cela pour créer un fanôme qui écrive de la poésie, chante des chansons, critique, tourne des films, peins des peintures, fais des numéros de cirque, et de magie qui peuvent nous faire peur? »