Les nouvelles tendances des cinémas d’Asie centrale soviétique

Jean Radvanyi

Alors que les studios russes ou géorgiens, plongés dans les bouleversements de la perestroïka, semblent rechercher un second souffle, la principale découverte de ce début des années 90 pourrait bien venir de ces républiques dites «musulmanes» qui forment l’Asie centrale soviétique (voir encadré). Presque entièrement méconnus en dehors de quelques individualités, ces studios républicains, disposant de moyens limités (on ne produit dans !es cinq républiques que trente-deux longs métrages de fiction par an y compris ceux tournés pour la télévision), mènent cependant depuis les années 60 un travail de création fascinant à partir d’un héritage culturel d’une très grande richesse. En programmant dix-neuf films de ces cinq républiques (si l’on ajoute à cette section nouvelles tendances l’hommage rendu à Ali Khamraev), il s’agit donc à la fois de combler un vide — provoquer cette rencontre avec des cultures à la personnalité très forte restées pratiquement inconnues — et d’autre part faire un pari sur l’avenir alors qu’une véritable nouvelle vague de jeunes réalisateurs vient en renouveler les thèmes et les approches. Ce renouveau est loin d’être homogène. Les différences culturelles, linguistiques, de modes de vie sont d’ailleurs importantes dans ce vaste ensemble régional. Très marqué au Kazak-hstan et en Ouzbekistan où un groupe de réalisateurs tout juste sortis des écoles de cinéma de Moscou crée une véritable rupture par rapport aux styles traditionnels de leurs aînés, ce renouveau n’apparaît qu’en filigrane dans les autres républiques, au travers d’ceuvres de facture plus classique réalisées par des cinéastes d’une autre génération. Mais comment s’étonner de ces décalages si l’on songe au chemin parcouru? Un long chemin Contrairement à la plupart des républiques soviétiques, le cinéma débute assez tard en Asie centrale. On mentionne certes une projection à Tachkent dès 1897. Mais les premiers documentaires sont filmés entre 1920 (Ouzbekistan) et 1929 (Kazakhstan et Tadjikistan). Ce n’est qu’au milieu des années vingt qu’on crée l’ébauche de studios et les premiers longs métrages de fiction sont encore plus tardifs (dès 1925 en Ouzbekistan avec La Musulmane de Viatcheslav Viskovski, mais 1931-32 au Tadjikistan et en Turkménie, 1938 au Kazak-hstan et 1955 en Kirghizie…). Cette époque des pionniers a une double caractéristique. Pratiquement tout le personnel est allogène. Cela se comprend pour les réalisateurs et les cameramans et l’on retrouve ici le même processus de formation sur le tas, autant que dans l’école moscovite, de ces premiers enthousiastes locaux entraînés par quelques fortes per-sonnalités russes. Cela paraît plus étrange pour les acteurs mais il faut se représenter cette époque d’intenses transformations sociales. Parallèlement à la collectivisation et à la sé-dentarisation forcée des nomades, aux conséquences tragiques dans la région, on procède à l’alphabétisation (en caractères latins puis cyrilliques), au dévoilement des femmes. Plu-sieurs des premières actrices de théâtre seront assassinées pour avoir oser se montrer sur des planches et au cinéma, la plupart des rôles féminins seront, dans un premier temps, tenus par des actrices venues d’autres régions, de ce fait, les tournages ont lieu en russe, tradition qui se maintiendra pour la majorité des films jusqu’à ces dernières années. L’autre caractéristique est thématique. La plupart des films de cette époque sont didac-tiques, directement liés aux problèmes du moment (la lutte contre les propriétaires, émirs et Beks, contre les traditions religieuses, pour la libération des femmes) et fortement marqués par la recherche de sensations dépaysantes, utilisant largement un orientalisme à bon marché, folklore asiatique, cavalcades et fusillades, musiques orientales dès les débuts du parlant (1937 en Ouzbekistan). La guerre va jouer un rôle décisif dans la formation de ces cinémas dans la mesure où l’essentiel des studios de la partie occidentale du pays est évacué à Alma-Ata, Tachkent… et une grande partie de leur matériel restera dans la région. Puis, comme dans toute l’URSS, la fin des années 50 et le. début des années 60 seront décisives avec l’arrivée de
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nouvelles générations de cinéastes dans un environnement qui commence à se défaire des canons idéologiques staliniens. Les années soixante et la génération des «premiers maîtres» Les Ouzbeks Choukhrat Abbasov (Tu n’es pas orphelin 1962), Ali Khamraev (Les Ci-gognes blanches, blanches 1966) et Elior lchmoukhamedov (Tendresse 1967), les Kirghiz Tolomouch Okeev (Le Ciel de notre enfance 1967) et Bolotbek Chamchiev Coup de feu au col Karach 1968), le Turkmène Boulot Mansourov (La Compétition 1964) vont créer une première rupture à partir de l’expérience de ces pionniers. Eux aussi sont largement in-fluencés par quelques grands cinéastes russes venus travailler dans la région (Larisa Che-pitko Chaleur torride 1963, Andreï Kontchlavski et son Premier maître 1965…) même si certains d’entre eux critiquent la façon dont ces derniers ont interprété les traditions cultu-relles de leurs peuples. Car la principale mutation amenée par cette nouvelle génération de cinéastes réside dans l’ancrage de leurs oeuvres, dans leurs cultures nationales en débar-rassant l’écriture cinématographique de ses stéréotypes, orientalisme superficiel, mani-chéisme des personnages opposant les bons révolutionnaires aux méchants beys, situa-tions mélodramatiques et sentimentales. Cette recherche de réalisme et de vérité, au de-meurant commune à toute l’URSS à cette époque, est d’autant plus difficile qu’elle s’oppose d’une certaine façon aux goûts des publics nationaux, dont on connaît l’attirance pour les mélodrames sentimentaux, les comédies moralisatrices du cinéma indien ou arabe. Leur innovation créatrice est cependant facilitée par la redécouverte des classiques de leur littérature épique orale et des grands savants philosophes de l’âge d’or de ces civilisa-tions (Alicher Navoï, Abou Reichan Birouni…) et surtout par le rôle d’entraînement que vont jouer des grands écrivains comme le Kirghiz Tchinguiz Aïtmatov dont les oeuvres vont marquer le cinéma de sa république depuis Chaleur torride jusqu’à L’Ascension au Fuji-Yama ou le poète kazakh Oljas Soulemeïnov. On y retrouve ce mélange de symbolisme poétique et cette recherche de véracité rompant avec les tabous et mensonges historiques de la période précédente qui caractérisent bon nombre de film de ces réalisateurs. De ce resourcement provient aussi le retour à une vision moins doucereuse et enrobée de ces sociétés n’hésitant plus à montrer la cruauté et le tragique de leur propre histoire.
Années 70-80 : le reflet des tensions du réel Quelques-unes des oeuvres montrées ici sont le prolongement de cette période dans des genres très divers: Les Murmures d’un ruisseau dans la neige qui fond de Davlat Khoudonazarov, La Bru de Khodjakouli Narliev, Le Fils de Khalmamed Kakabaev et Le Balcon de Kalykbok Salykov participent de cette volonté de réalisme historique en trans-mettant minutieusement l’atmosphère de ces périodes douloureuses alors que L’Ascension du Fuji-Yama de Bolotbek Chamchiev prend le parti inverse, recherchant les effets des compromissions ou du courage individuel dans le destin des représentants d’une géné-ration. Toro de Talgat Temenov, Secrets de famille de Valeri Akadov et La Vallée des ancêtres de Kadyrjan Kydyraliev représentent un genre très fécond dans la cinémato-graphie régionale, la description sociale au travers de personnages simples traités avec un grand souci de réalisme. On y découvre l’importance des mutations en cours aujourd’hui dans ces sociétés et surtout la fragilisation des racines culturelles nationales minées par la lutte antireligieuse. L’islam est peu présent dans ces films sinon dans de petits gestes quotidiens mais on retrouve tout le poids de traditions millénaires, panthéistes et telluriques (la source sacrée de La Vallée des ancêtres…) avec lequel le cinéma contemporain aide à renouer. Les Amateurs de Sergueï Bodrov, L’Aiguille de Rachid Nougmanov, Histoire de soldat de Zoulfikar Mousakov, Le Trio d’Alexandr Baranov et Bakhit Kilibaev, Terminus de Serik Aprymov et Qui es-tu, toi? de Djakhonguir Faïziev représentent une rupture plus ra-dicale. Les personnages, jeunes en quête d’une voie dans un monde en crise, paumés sans domicile, soldats déplacés ou démobilisés, marginaux aux limites d’un monde rural étouf-fant et de villes inhospitalières, les situations souvent sans issue autre que la fuite ou la mort, les lieux, nocturnes ou sans chaleur, comme l’envers des décors de tous les films antérieurs. Tout reflète ici la crise profonde que traversent aujourd’hui ces républiques marquées par un mal-vivre où se conjuguent la pression démographique, le sous-développement, les crises écologiques et morales avec la mise en cause d’élites politiques discréditées. Au moment où les effets de la perestroïka sur la production cinématographique inquiètent ces studios petits et moyens avec l’entrée en force de critères financiers qui viennent remplacer les carcans de la censure, il faut saluer ces premières oeuvres dont la quête douloureuse nous fait entrer de plain-pied dans ces sociétés en pleine mutation.