La rumeur du monde

Serge Daney (Article paru dans le n° 426 des Cahiers du cinéma, décembre 1989)

Route One USA. «Si l’on est vraiment ensemble, l’obscurité du jour est le meilleur moment pour voir. Mais il faut vraiment être ensemble», déclarait, il y a quinze ans, Robert Kramer. Seul, un homme menacé de solitude peut dire cela. Seul un homme
«très peuplé à l’intérieur de lui-même» peut «faire avec» cetfe solitude quand elle fait plus que menacer. Car si les populations changent avec le temps, c’est toujours d’elles qu’il s’agira.
En 1975, Kramer (et John Douglas) cosignaient, avec Milestones, le film qui bouclait une première boucle, celle d’un radicalisme américain dont il avait, mieux que quiconque,
«dressé» l’autoportrait (The Edge, /ce, ln the Country).
Avec Milestones, une génération de plus – celle de l’opposition à la guerre du Vietnam – pouvait se dire «perdue». Ce frêle bruit de page tournée peut même être entendu dans cette table ronde des Cahiers (numéro 258-259) qui portait le titre, plat mais sincère, de
«Milestones et nous».
La suite est mieux connue: Kramer quitte l’Amérique, se met au service de diverses luttes (Portugal), s’installe en France, tâte à tout (la vidéo comme divertissement ou comme scalpel, le film d’auteur, le polar halluciné) et ne réussit rien vraiment. Il ne faut pas être un grand sorcier freudien pour se dire que, tôt ou tard, Robert Kramer devra repasser, d’une façon ou d’une autre, par sa case départ.
Un petit film, tourné au Portugal (Doc’s Kingdom, scandaleusement inédit) équivaut à des préparatifs de départ. Le héros – l’alter ego kramerien – en est un médecin imbibé et
narcissique, ayant tant bien que mal survécu à ses croyances. C’est ce médecin que l’on suit tout au long de la route numéro un: Route One.
Il s’agit bien, quinze ans plus tard, de la suite de Milestones. Aux bornes succède la route. Celle de Milestones allait des «montagnes enneigées de l’Utah jusqu’aux sculptures naturelles de Monument Valley, jusqu’aux cavernes des Indiens Hop, et la saleté et la poussière de la ville de New York», celle de Route One se contente de relier le cap Cod à
Miami. Pour celui qui recommence, toute roule, prise au hasard, est la bonne: la «pre