Jean Grémillon

Geneviève Sellier, avril 1989

Chacun se souvient de Jean Gabin et Michèle Morgan dans Remorques, de Raimu dans L’Etrange Monsieur Victor, de Pierre Bras-seur dans Lumière d’été, ou du couple Renaud-Vanel dans Le Ciel est à vous; mais on songe rarement à regrouper ces joyaux du cinéma français classique sous la signature de leur auteur commun : Jean Grémillon. Dans notre pays où la tradition critique use et abuse de « la politique des auteurs », ce curieux phé-nomène s’explique sans doute par la mort prématurée du cinéaste en 1959, mais aussi par les longues périodes où son activité créa-trice est bridée, d’abord avec l’avènement du parlant, puis durant l’après-guerre. Pourtant, pour les cinéastes français d’au-jourd’hui qui tentent de résister au masto-donte américain grâce à la qualité délibéré-ment artisanale de leur production, soutenue par des mécanismes d’aide publique uniques au monde, l’aventure d’un Grémillon est pleine d’enseignement. Incapable d’appliquer des recettes, cherchant constamment à inno-ver, il présente, avant la lettre, le profil par-fait du candidat à l’avance sur recettes ! L’iro-nie du sort a voulu qu’il disparaisse l’année même où André Malraux créait cette institu-tion régulatrice des lois du marché… Jean Grémillon naît le 3 octobre 1901 en Nor-mandie dans une famille bretonne sociale-ment modeste : le père est employé aux Che-mins de Fer de l’Ouest, et le jeune homme, très brillant scolairement, devra conquérir de haute lutte le droit de choisir une carrière artistique (qui n’en est pas une justement !). Violoniste doué, il se dirige d’abord vers la musique et suit les cours de Vincent d’Indy à la Schola Cantorum. C’est en jouant du vio-lon dans les salles de cinéma pour gagner sa vie, qu’il commence à s’intéresser à ce moyen d’expression nouveau, que les gens cultivés regardent encore comme un divertissement populaire. A partir de 1923, le jeune homme fait ses classes avec la complicité de l’opéra-teur Georges Périnal, en réalisant une série de films de commande, qu’on appellerait aujourd’hui films d’entreprise, jusqu’à Tour au large (aujourd’hui perdu) en 1926, docu-ment sur la pêche au thon transformé en manifeste d’avant-garde, qui lui vaut l’atten-tion de Charles Dullin : le comédien, grâce à ses cachets importants dans des films comme Le Joueur d’échecs et Le Miracle des loups, a décidé de fonder sa propre société de pro-duction, et propose à Jean Grémillon de réa-liser son premier long métrage de fiction, à partir d’un scénario d’Alexandre Arnoux et avec la troupe de l’Atelier. Maldone, tourné en 1927 avec Charles Dullin dans le rôle titre, permet au jeune homme d’aborder la mise en scène dans des conditions idéales, en dehors de toute contrainte commerciale. Le résultat, salué par la critique pour ses qualités esthé-tiques, n’aura pas de succès commercial nota-ble, malgré la version raccourcie imposée par le distributeur. Mais Maldone frappe aujourd’hui par la modernité de sa direction d’acteurs, la splendeur des extérieurs natu-rels et la force dramatique du scénario. En effet si le film appartient de toute évidence au courant de « l’impressionnisme » brillam-ment illustré à la même époque par les oeuvres de Gance, L’Herbier, Epstein et Delluc, il s’en distingue déjà par le refus d’une certaine virtuosité esthète et par une confrontation sans aucune condescendance avec le mélo-drame, deux caractéristiques que l’on retrou-vera tout au long de son oeuvre. Le succès d’estime de Maldone lui amène en 1928 une autre proposition, tout aussi inté-ressante, la réalisation d’un drame du Grand Guignol, scénarisé par le grand Feyder, Gar-diens de phare. Il en fait une évocation lyri-que de l’affrontement entre l’homme et la nature, où la mer en furie prend une dimen-sion mythologique, déchaînée contre les ten-tatives de l’homme pour la maîtriser, jusqu’à ce qu’un sacrifice humain l’apaise. L’orches-tration de cette lutte par les images éblouis-santes de Georges Périnal, la rigueur du mon-tage dramatique, et l’utilisation des paysages bretons témoignent déjà d’une maîtrise et d’une originalité remarquables chez ce cinéaste de moins de trente ans. Une grande société de production, Pathé-Natan, s’intéresse à lui au moment où le cinéma devient sonore, et Grémillon, qui se trouve associé pour la première fois au scé-nariste Charles Spaak, doit relever un dou-ble défi, l’adaptation à un cinéma « commer-cial » et le passage au parlant. Son goût pour l’innovation fait merveille dans La Petite Lise (1930), qui témoigne d’une utilisation très économique et très diversifiée de la bande sonore, mais le sujet (un mélodrame noir) et le traitement de l’histoire sont accueillis par le producteur et par le grand public comme une véritable provocation, en cette période du « 100 Wo parlant et chantant », qui • s’accompagne d’une régression esthétique brutale. La Petite Lise fait scandale et Pathé-Natan licencie Grémillon et Spaak sans autre forme de procès. Ils parviennent à se faire engager par l’autre « major » française de l’époque, Gaumont-Franco-Film-Aubert, et sous l’apparence d’une intrigue plus conven-tionnelle (un crime passionnel sur un paque-bot de croisière), réitère avec la même incons-cience leur performance précédente : Dairlah la métisse (1931), devient un brûlot féministe et antiraciste, parsemée de fulgurances expressionnistes, que G.F.F.A. mutile sauvagement pour en faire un moyen métrage de première partie, dont la sortie se fera sans aucune publicité. C’est cette copie incomplète mais stupéfiante que la Cinémathèque Fran-çaise a exhumé de ses caves lors de son cin-quantenaire, en 1987. On reste encore aujourd’hui interdit devant tant d’audace dans le traitement d’un sujet complètement tabou (les interférences entre les classes, les races et le désir sexuel), qui s’accompagne d’une constante expressivité des images et des sons. Mais cette audace sera la dernière pour long-temps : Jean Grémillon en est réduit aux beso-gnes alimentaires, dont il s’acquitte maladroi-tement ; il finit par s’exiler pour réaliser en Espagne la version filmée d’un opéra-comique à succès, La Dolorosa (1934), avec des moyens importants qui lui permettent de faire merveille dans les scènes d’extérieurs naturels. Mais le grand succès de ce film, tourné uniquement en espagnol, ne passera pas les Pyrénées. Le salut viendra de Berlin, où l’appelle en 1935 Raoul Ploquin, le directeur du dépar-tement français de la U.F.A., société de pro-duction quasi monopolistique et qui sera éta-tisée par le pouvoir nazi. Depuis l’avènement du parlant, l’Allemagne se partage avec les Etats-Unis les brevets qui leur permettent de truster le marché du matériel sonore : les stu-dios allemands développent une politique de production européenne, d’abord pour réali-ser des films en versions multiples, et ensuite pour créer des départements spécialisés dans les cinémas nationaux les plus rentables. Compte tenu de la faiblesse de l’industrie française, le nombre des cinéastes, scénaris-tes, comédiens et techniciens qui passent par Berlin dans les années trente, restera élevé, même quand le régime nazi prendra la forme d’une dictature de moins en moins camou-flée. Cela s’explique sans doute à la fois par la relative autonomie de l’industrie cinéma-tographique allemande et par l’inconscience de l•opinion internationale. Après quelques coups d’essai, Jean Grémil-lon réalise en 1937 Gueule d’amour, avec la complicité de Charles Spaak, en réutilisant le couple Jean Gabin-Mireille Balin, qui vient de s’illustrer brillamment dans Pépé le Moko de Julien Duvivier. Le succès commercial de Gueule d’amour occulte quelque peu à l’épo-que l’originalité du propos : on peut y voir aujourd’hui une critique virulente du « star-system » (incarné par le tandem Gabin-Balin) qui aliène à la fois le spectateur et l’acteur lui-même. Avec ce film, Grémillon amorce une remise en cause qui va s’approfondir de film en film, de « l’usine à rêves » qu’est devenu le cinéma ; mais une nouvelle maturité lui per-met de trouver pour ce faire un langage acces-sible au grand public. Ainsi, L’Etrange Mon-sieur Victor, tourné l’année suivante avec Raimu, substitue progressivement à la fasci-nation ambiguë et machiavélique qu’exerce la star, le charme plus discret du couple Madeleine Renaud-Pierre Blanchar, qui représentent dans la fiction la réalité prosaï-que du spectateur. Cette actrice aux effets subtils, à l’écart des stéréotypes de l’époque, qu’ils renvoient à la femme fatale (Viviane Romance) ou à la femme enfant (Danielle Darrieux), va devenir l’incarnation favorite de Grémillon qui construit à travers Made-leine Renaud, dans quatre films successifs, une figure de femme complètement originale, à la fois très proche de la réalité des specta-teurs, et féministe avant la lettre. Remorques, réalisé en 1939-1940, marque le retour de Grémillon en France, et les retrou-vailles avec Jean Gabin, cette fois accompa-gné de Michèle Morgan, qu’il a rendue célè-bre l’année précédente dans Quai des brumes; leur association avec Madeleine Renaud, dans une histoire de marins écartelés entre leur métier et leur(s) femme(s), permet à Grémil-lon de montrer l’usure du couple conjural, tout en démythifiant le coup de foudre pas-sionnel. L’opposition entre vie profession-nelle et vie privée s’exprime par deux régimes narratifs, l’un basé sur un montage inspiré d’Eisenstein, l’autre plus classiquement trans-parent. Malgré des conditions de tournages très éprouvantes (le film est terminé pendant la drôle de guerre), Remorques marque un sommet auquel il faut bien sûr associer Jac-ques Prévert qui assure l’adaptation et les dia-logues. Grâce à la réorganisation de la production française après la débâcle, Grémillon retrouve le poète-scénariste en zone libre en 1942 pour tourner Lumière d’été. Une affi-che d’acteurs prestigieux (Madeleine Renaud, Pierre Brasseur, Paul Bernard) autour de deux jeunes premiers (Madeleine Robinson et Georges Marchal), dans la montagne brû-lante et austère de l’arrière-pays niçois. Des êtres blessés et aigris s’y déchirent sous le regard d’une jeune femme (Madeleine Robin-son) qui choisit finalement celui des trois hommes qui respecte sa liberté, avec la béné-diction de Pierre Brasseur, peintre raté et sui-cidaire qui renonce à elle pour la forcer à être libre. L’intrigue très complexe et profondé-ment subversive dans le climat moral étouf-fant de l’Occupation, met en scène une classe ouvrière qui joue le rôle d’une justice imma-nente vis-à-vis d’une aristocratie terrienne parasite incarnée par Paul Bernard. Et les images de Grémillon, en valorisant le monde du travail par rapport à cette classe conser-vatrice choyée par Vichy, assume avec Pré-vert un esprit de résistance quasi unique dans le cinéma français de 1942. Il réitère cette performance en 1944 avec Le Ciel est à vous, qui réunit Madeleine Renaud et Charles Vanel pour une entreprise témé-raire, inspirée d’un fait authentique d’avant-guerre : faire l’apologie d’un couple de petits garagistes de la province française, qui par-viennent à vaincre un record aérien avec leurs seules ressources. Mais au-delà de cette aven-ture qui exalte le courage des petites gens, Grémillon et Spaak montrent la tràjectoire d’un couple dont l’amour exigeant mène à des mises à l’épreuve toujours renouvelées, dans une logique qui s’écarte de plus en plus des normes sociales, si bien que le record aérien qui va leur apporter après coup la consécra-tion, est mené dans l’isolement et la répro-bation des « honnêtes gens ». Dans ce film, salué comme un chef-d’oeuvre, Grémillon pousse jusqu’au bout sa réflexion contre le star-system (Madeleine Renaud et Charles Vanel construisent des archétypes du quoti-dien), tout en décrivant les contradictions dynamiques entre l’amour et l’épanouisse-ment personnel, en des termes d’une éton-nante modernité.
Mais ce miracle ne se reproduira pas : para-doxalement, les conditions de tournage extrê-mement difficiles imposées par l’occupant allemand à la veille de sa défaite, constituent pour Grémillon (et pour le cinéma français en général) un obstacle moins infranchissa-ble que la Libération, avec son cortège de des-tructions, mais surtout avec l’arrivée en masse sur les écrans français des films américains interdits pendant quatre ans. Ce retour à la concurrence, malgré quelques mesures pro-tectionnistes arrachées par la profession aux gouvernements d’après-guerre, déstabilise complètement le fragile équilibre d’un appa-reil de production artisanal et obsolète. De plus, Grémillon qui s’est engagé dans la Résis-tance, tente de promouvoir un cinéma popu-laire et révolutionnaire qui effraie les produc-teurs ; il cessera de tourner pendant quatre ans, pour accepter en 1948 de tourner au pied levé un scénario de Jean Anouilh, Pattes blanches, qui, malgré sa splendeur baroque, déroute son public. Il doit à nouveau atten-dre jusqu’en 1953 pour réaliser un sujet dont il est l’auteur, L’Amour d’une femme, une co-production franco-italienne avec Miche-line Presle et Massimo Girotti, dans le décor naturel de l’île d’Ouessant. Mais ce film réso-lument féministe qui exalte l’amour du métier, est tellement en rupture avec le cinéma français de l’époque, tourné vers le divertis-sement plus ou moins « de qualité » (comme la « tradition » fustigée par le jeune Truffaut), que les distributeurs effrayés le boycottent. Ce dernier coup condamne Grémillon au pur-gatoire des courts métrages (au demeurant de grande qualité) jusqu’à sa mort en 1959.