Stephen Frears

Hubert Niogret

Dans une des premières séquences de Sammy and Rosie Get Laid, la police s’oppose à coups de matraques aux manifestants prin-cipalement de couleurs, d’un quartier londo-nien. Dans la séquence finale du même film, des buldozers détruisent un bidonville. Sammy et Rosie est une des plus impitoya-bles descriptions de la Grande-Bretagne That-chérienne, où les classes les plus défavorisées se sont vues encore plus écartées de la vie sociale du pays. Traversées par des person-nages parfaitement lucides, dotés d’une forte vitalité, marginalisés, et perdus dans ce pays à la dérive, ces strates sociales sont montrées là comme dans aucun autre film britannique récent, qui sont souvent empêtrés dans une qualité du « bien fait » qui rassure, séduit, mais ne traduit pas toujours des personnali-tés fortes. Stephen Frears va, lui, par contre, directement au but, parle des problèmes de front, et ne s’embarasse pas forcément de la recherche d’une unité esthétique quand elle ne lui paraît pas nécessaire. Le compte rendu de la bavure policière qui ouvre le film, indi-que très clairement que l’on ne mettra pas de gants pour montrer une réalité et ses aber-rations. Même si Prick Up Your Ears est un film en référence aux Sixties, il participe d’une autre démarche anti-« establishment », anti-institutionnelle, où Joe Orton, l’auteur dra-matique, n’est jamais récupéré par le système social. Le film constitue un peu le deuxième volet d’un triptyque involontaire de la part de Stephen Frears, commencé avec My Beau-tiful Laundrette, écrit tout comme Sammy et Rosie par Hanif Kureishi. My Beautiful Laundrette dépeint aussi une autre Grande-Bretagne, celle des immigrés qui cherchent à s’intégrer. Les mélanges politiques sont aussi contre nature dans My Beautiful Laundrette entre l’émigré pakistanais (Omar), le petit fas-ciste (Johnny), que dans Sammy et Rosie entre la bourgeoise frustrée (Alice) et le per-sonnage en transit (Rafi) dont on ne sait réel-lement s’il a été effectivement un tortionnaire, mais dont la culpabilité propa-hie ne peut que jeter un malaise profond dans son entourage. Dans Prick Up on retrouve aussi le goût des alliances déséquilibrées entre la distinguée éditrice Pamela Ramsay, et l’écrivain Joe Orton dénué de tout sens moral, qui n’ont a priori qu’un terrain d’entente assez limité. Même si Stephen Frears a fait ses débuts pro-fessionnels au lendemain de la vague des « Jeunes gens en colère », le fait d’avoir tra-vaillé avec quelques-uns de ceux qui en firent partie (Lindsay Anderson, Karel Reisz) même quelques années après, lui a peut-être donné le sens d’un réel sans concession aux racines socio-politiques profondes. Ses débuts furent cependant différents. Gumshoe, brillante satire du film noir, drôle et élégante, produit et interprété par Albert Finney, fut un coup d’éclat, qui passa malheureusement presque inaperçu (en tous cas pas pour Paul Louis Thirard dans Positif). L’insuccès commercial du film brisa la carrière cinématographique potentielle de Stephen Frears. Heureusement la télévision où sa première réalisation était antérieure de deux ans à celle de Gumshoe, sut en faire un de ses réalisateurs préférés. Trente-huit films de longueurs variables allaient suivre. D’abord épisodes de séries, ces réalisations devenaient à partir de 1972 des « TV Movies » où Stephen Frears gagnait son indépendance, sa liberté de création dans les choix, et les moyens pour les mener à bien. A l’image d’autres cinéastes anglais, mais poussant plus loin cette manière d’entrepren-dre, Stephen Frears travailla avec des écri-vains, ou filma des textes d’écrivains, de télévision, parmi les meilleurs, les plus res-pectés en Grande-Bretagne : Alan Bennet (futur scénariste de Prick Up Your Ears), Neville Smith (ex-complice de Gumshoe), Tom Stoppart, Peter Prince (futur scénariste de Prick Up Your Ears), Neville Smith (ex-complice de Gumshoe), Tom Stoppart, Peter Prince (futur scénariste de The Hit), David Hare… etc. Le rythme soutenu des réalisations (trente-huit en 17 ans) lui a sans doute permis de développer (pas d’acquérir car Gumshoe est déjà la preuve d’un réalisateur de métier par l’assurance du filmage) un métier de cinéaste (tourner dans un cadre économique précis, gérer une équipe, dialoguer avec des corné-diens). Certains longs métrages vont permet-tre de développer également certaines rencontres (Chris Menges, collaborateur des débuts a photographié un certain nombre de « TV Movies »). Cette traversée du désert des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt, c’est aussi celle du cinéma anglais où ne triom-phent commercialement que les films habi-lement produits par David Puttnam. La Grande-Bretagne est colonisée par l’expan-sion du cinéma américain. Malgré quelques initiatives (l’action du British Film Institute et quelques distributeurs indépendants) l’espace pour le cinéma d’auteur est très res-treint et ne permet pratiquement pas de le faire vivre. Certains cinéastes regardent avec envie de l’autre côté de la Manche, où pour quelques années encore le cinéma français indépendant est fort, et où sont nombreux chaque année les cinéastes qui font leur pre-mier film. Si l’on n’a pas peur du paradoxe, la force du cinéma britannique c’est sa télé-
vision. Les initiatives s’y expriment plus libre-ment, les budgets sont confortables sans excès. En dehors de la télévision, il faut travailler pour les compagnies américaines sur un cer-tain type de produit, ou percer le marché dans des conditions très aléatoires, ou ne rien faire. La télévision britannique a été à une époque le « cinéma alternatif», l’endroit où se sont épanouis certaines carrières. C’est aussi à la télévision que s’est développé un courant de critique sociale parfois assez aigu, qui va revivifier un cinéma britannique un peu trop enfermé dans la qualité parfaite, la précision muséographique du détail, ce label de production britannique que l’on aime retrouver mais qui conduit vite à l’acadé-misme et à la disparition des vrais personna-lités. The Hit, qui en 1984, après les débuts fugitifs de Gumshoe, marque le retour de Ste-phen Frears au cinéma, est une parabole phi-losophique introduite dans le film noir, à la mise en scène très stylisée. The Hit aurait pu être piégé par la beauté de sa facture, mais évite l’esthétisme par un ton d’étrangeté, une passion, et une certaine violence dans les rap-ports entre les personnages. En 1985, My Beautiful Laundrette, film de télévision présenté au Festival d’Edimbourg recueille un tel succès que son producteur Tim Bevan obtient de la chaîne de télévision pro-ductrice de surseoir au passage à l’antenne et de laisser le film d’abord sortir en salles de cinéma. Cette comédie à la fois acide et brillante, toujours juste et émouvante, pro-fondément enracinée dans un réalisme lon-donien obtient partout un succès critique, très souvent doublé d’un succès commercial. Avec My Beautiful Laundrette, les deux der-niers films de Stephen Frears, Prick Up et Sammy et Rosie ont dans l’approche des mécanismes du récit, et des personnages, une volonté de se démarquer d’un certain type de fabrication. Un humour permanent, une atti-tude qui jamais n’isole les personnages de leur contexte social, donnent aux films une réa-lité d’autant plus forte qu’une énergie, un « tonus » remarquable les traversent. Passion-nants, critiques, émouvants, les films de Ste-phen Frears savent nous surprendre par l’imprévisibilité de leurs descriptions. Au plaisir de les regarder, s’ajoute l’intelligence des traces qu’ils laissent derrière eux.