A six ans, en 1938, Dusan Makavejev décou-vre le cinéma avec les Comics américains (Mickey Mouse et Félix le chat). Un jour aux facéties de Mickey Mouse, de Donald Duck, de Pluto et de Goofy, il rit si fort qu’il fait pipi sous lui. En catastrophe, son oncle l’entraîne hors de la salle. Une autre fois, effrayé par l’inquiétant maître de messes noi-res qu’est Boris Karloff dans le Chat noir d’Edgar Ulmer, il se réfugie tremblant sous son siège et on le fait sortir avant la fin du film. Amplifiés par le jeu pervers de l’attrac-tion et de la répulsion, ces premiers souve-nirs cinématographiques ont sans doute inscrit au plus profond de Dusan Makavejev la force émotionnelle du cinéma. Que cette rencontre initiatique entre le plaisir et la frus-tration, sous le patronage inconscient de Zig-mund Freud et de Wilhem Reich, augure de l’oeuvre de Dusan Makavejev n’est vrai qu’en partie car Marx n’était pas au rendez-vous. L’adolescence de Dusan Makavejev se déroule dans le contexte politique de l’insur-rection contre l’envahisseur allemand et dans la double dynamique d’un mouvement natio-nal et d’un bouleversement social. Par con-viction et par croyance, il adhère aux Jeunesses Communistes et à dix-sept ans devient membre du Parti. A cette époque la jeune république yougoslave socialiste refuse toute allégeance au maître du Kremlin. Brillant étudiant en psychologie, Dusan Makavejev entre à l’Académie du théâtre, de la radio et du cinéma de Belgrade. Il tâte de la mise en scène théâtrale en montant les Bains de Maiakovski. L’arrivé sur les écrans dans les années cinquante des comédies amé-ricaines oxygénise le champ cinématographi-que envahi par les mastodontes russes « du mouvement communiste romantique »I. Le Serment de Tchiaroureli, le Complot des con-damnés de Kalatovov lassent les jeunes spec-tateurs qui préfèrent « le charme mentholé » d’Esther Williams. Makavejev appartient à cette génération évoquée par Jovan Min dans le Bal des sirènes (Bal na vodi). Et tombent les a priori du jeune Makavejev « dogmati-que et hostile à l’art bourgeois »’. La pré-sentation d’un cycle français à la cinémathèque de Belgrade, en 1952 par Henri Langlois est un choc. Le Chien andalou, l’Âge d’or, Entr’acte, Zéro de conduite émer-veillent Makavejev. Autre coup de coeur : le grand cinéma soviétique d’Eisenstein, de Dovjenko et de Dziga Vertov. Désormais, chaque soir, à la cinémathèque, Makavejev a rendez-vous avec le cinéma. Il partage cette passion avec une bande de « cinglés » où l’on compte Zivojin Pavlovié : la meilleure école de cinéma n’est-elle pas celle où l’on aiguise son propre goût au contact direct avec l’oeuvre ? Critique de cinéma dans une revue d’étudiants, Dusan Makavejev se lance dans la réalisation de films expérimentaux. L’un d’eux la Glace brisée d’Antoine (Antonijevo razbijeno ogledalo) est montré à Cannes (1957) au festival du film d’amateur. Sourire 61 (Osmjeh 61, 1961) est une première approche du documentaire. En filmant la construc-tion de la route Belgrade-Skoplje et une espèce de cour des miracles d’infirmes de tou-tes sortes venus se baigner dans une mare boueuse voisine du chantier, Dusan Maka-vejev confronte deux Yougoslavie, celle de la modernité et celle de l’archaïsme. Ici, pointe un regard critique et interrogatif. Parade (Parada, 1962) est l’envers des pré-paratifs du défilé du lei mai. On y voit l’entraînement des jeunes à la marche au pas et la fabrication des portraits géants de Marx, Lénine et des officiels yougoslaves. De façon insolite, les grands de l’Olympe socialiste des-cendent sur terre pour rencontrer les hommes dans des situations cocasses et des poses sur-réalistes. En haut lieu, cette insolence n’est pas appréciée. Après quelques coupures, Parade a droit de cité. Aujourd’hui, il demeure une appréhension malicieuse du réel où se trouvent déjà l’irrespect, l’audace et l’ironie des futurs montages/collages de Makavejev. Sous l’effet stimulant de la Nouvelle Vague et de l’Ecole Tchèque et Slovaque, le cinéma yougoslave connaît un formidable renouvel-lement. De jeunes réalisateurs comme Alek-sandar Petrovié, Purisa Djordjevié, Matjaz Klopcic, Bostjan Hladnik, Zivojin Pavlovié et bien sûr Dusan Makavejev refusent l’esthé-tique du réalisme socialisme — le pays ennemi de Staline a été stalinien — et choisissent l’audace formelle pour filmer d’un oeil criti-que la réalité la plus immédiate. Ainsi s’expli-que Sur les ailes en papier, Trois, la Jeune fille, Le Château de sable et l’Homme n’est pas un oiseau (premier long métrage de Dusan Makavejev). L’ingénieur Rudinski arrive à Borg — petite cité industrielle de Ser-bie — devient l’ami d’une jeune coiffeuse qui lui préfère un don juan de passage. Entre l’arrivée et le départ de Rudinski, Dusan Makavejev filme la vie au jour le jour, pas-sant d’un personnage à un autre sans en pri-vilégier un seul. L’ingénieur exemplaire est taciturne, le meilleur ouvrier est une somme brute dans sa vie privée et la belle shampooi-gneuse croque la vie sans complexe. Au fil
du temps, avec une force poétique particu-lière, Dusan Makavejev restitue la truculence et la vitalité d’un peuple naïf et méfiant mal-gré tout. Sous l’ellipse et le rire mélancolique se profile un style qu’ Une affaire de coeur enrichit. Simple histoire d’amour entre la standardiste Isabelle et le dératiseur Ahmed, Une affaire de coeur vire au drame comme l’indique le sous-titre « La tragédie d’une employée des PTT ». Ici, Dusan Makavejev entrecroise le quotidien dans un foisonne-ment de digressions dont le décalage ou l’adé-quation au récit renforce l’absurde, le comique ou le tragique de chaque situation. Dès la première séquence, le discours d’un éminent sexologue retraçant l’adoration des organes génitaux à travers les âges donne le ton du film. De virevolte en volte-face, l’amour d’Ahmed et d’Isabelle est prétexte à exalter l’érotisme naturel. Une affaire de coeur pétille d’intelligence et de liberté. L’opposition entre la réalité des choses et des êtres tranche avec le ton professoral des débi-teurs de discours, fussent-ils scientifiques. Pendant qu’Ahmed dératise, un spécialiste retrace l’invasion des rats en Europe au Moyen Age et fait un subtil distinguo entre le rongeur gris et le rongeur noir. Ni oiseau ni rat, l’homme — espèce fragile — s’enfonce dans des problèmes de coeur parce qu’en You-goslavie comme ailleurs l’osmose entre’le sexe et la révolution n’a pas eu lieu. En 1968, Dusan Makavejev rencontre l’acro-bate de son enfance Dragoljub Aleksié, auteur d’Innocence sans protection (premier film parlant tourné à la sauvette en 1942). Séduit par le mélodrame — la pauvre orphe-line Nada, poussée dans les bras d’un vieux barbon est délivrée par Aleksié — Dusan Makavejev entreprend une nouvelle version de ce film y introduisant du matériel nouveau — bandes d’actualité d’époque, séquences en couleur tournées vingt ans après avec les mêmes personnages. Initialement intitulé l’Homme au superlatif, le film sera Innocence sans protection, arrangé, décoré et commenté par Dusan Makavejev. Sans effacer l’origi-nal, Dusan Makavejev l’enrichit du recul du temps et joue pour son propre plaisir et pour le nôtre de rapports inattendus entre les ima-ges qu’il saupoudre de touches humoristiques au gré de sa fantaisie. Persuadé que la libération sexuelle s’intègre à la lutte révolutionnaire, Dusan Makavejev — citoyen d’un pays socialiste — dédie en 1971 à Wilhem Reich — psychanaliste marxiste freudien, calomnié par les marxis-tes staliniens — W.R. ou les mystères de l’organisme. Il s’agit d’un essai très person-nel sur une problématique grave, évacuée par le mouvement communiste orthodoxe et ré-actualisée par les ouvrages d’Herbert Mar-cuse, les traductions des textes de Reich’ et par le mouvement de Mai 1968. Le film est un patchwork d’enquêtes sur Reich, de repor-tages sur des communautés amériaines d’avant-garde sexuelle et d’une fiction sur l’amour impossible entre une militante de l’amour libre et un patineur soviétique. Film étincelant par le montage inventif et provo-cateur où fusent dans un délire surréaliste une multitude d’associations d’idées et d’images. Film corrosif au dialogue savoureux : « Sans l’amour libre, le communisme est un cime-tière » ou encore « Tous ont droit au fro-mage, les uns ont le fromage les autres les trous ». Au Festival de Cannes, la délégation soviétique proteste devant l’enchaînement en direct d’une image de pénis en érection avec un portrait de Staline. Les officiels yougos-laves encaissent le coup. La censure française ampute le film d’un passage érectif de quarante-cinq secondes, bref W.R. ou les mystères de l’organisme suscite une curiosité exceptionnelle donnant au cinéma yougoslave une audience internationale. En Yougoslavie, Dusan Makavejev se heurte à une insidieuse guerre d’usure. Aucune interdiction officielle mais des lenteurs excessives à l’égard des ciné-mas critiques et impertinents. Dusan Maka-vejev accepte de tourner une co-production franco-germano canadienne Sweet Movie en 1974. C’est le début d’une carrière interna-tionale avec un casting de grands noms (Carole Laure, Pierre Clementi, Sami Frey, Marpessa Dawn et Anna Prucnal…). Deux femmes incarnent deux types de société, l’une Miss Monde le capitalisme triomphant, l’autre Anna Planeta la révolution en mar-che. Après bien des tourments, Miss Monde mariée à M. Kapital, meurt dans un bain de chocolat tandis qu’Anna Planeta sillonne les mers et dévore les meilleurs de ses enfants sur un lit de sucre blanc. Ainsi sont renvoyés dos à dos le déferlement du marché sexuel et le puritanisme révolutionnaire. Constat tragi-que, synthèse d’une vision personnelle et de l’air du temps. Depuis le choc de 1968, les cer-titudes s’effondrent, les institutions vacillent et « le tout est bon pour s’éclater » ébranle le vieux monde. Gigantesque provocation ou poème érotique, Sweet Movie déconcerte. Poursuivant non sans difficulté une carrière internationale, Dusan Makavejev réalise en Suède les Fantasmes de Madame Jordan (1981). Pour la première fois, il s’essaie à la dramaturgie d’un récit dès le tournage et opte pour une écriture plus traditionnelle. Corné-die érotique, les Fantasmes de Madame Jor-dan est une autre variation de l’amour libérateur, leitmotiv de l’oeuvre de Makave-jev. D’autre part par le biais d’une commu-nauté d’immigrés que découvre Madame Jordan, Dusan Makavejev introduit à nou-veau l’image de la/de sa Yougoslavie, boueuse, fruste et porteuse de violence éro-tique primitive. Après la Suède, cap sur l’Australie avec Coca Cola Kid (1985) où Makavejev caricature l’arrivée d’un jeune yankee, cadre dynami-que à l’assaut d’une région récalcitrante aux vertus du Coca-Cola. Bien ficelé — Maka-vejev a du métier — le film ne décolle pas. Mener une carrière hors de son pays est chose périlleuse, loin de ses racines, Makavejev n’a pas de sujets à sa mesure. Alors il s’emploie à monter une co-production Cannon et Jadran Films en Yougoslavie Goga ou les évé-nements du village Goga (titre provisoire) qu’il tourne en 1987. Ce ressourcement au ter-roir balkanique risque de nous étonner une fois de plus.
1. Entretien par Michel Ciment, Positif n° 99.
2. Revue Partisans n° 32/33 et n° 66/67.