Deux analyses pour un film retrouvé

(Extraits de Gösta Werner pris dans « Svensk film-forskning », 1982, p. 199-180 et de Fredrick Sil-verstolpe dans « Chaplin » n° 214/février 1988, pp. 32-35, réunis et traduits du suédois par Godfried Talboom.)

Depuis la nouvelle première du film les Ailes de Mauritz Stiller (1916) à la Cinémathèque de Stockholm, le 27 novembre 1987, le film a suscité une polémique entre Fredrik Silvers-tolpe (dans « Chaplin » n° 214/février 1988 — revue de cinéma de l’Institut du Film sué-dois) et l’historien du cinéma Gôsta Werner. Le négatif original du film avait brûlé en 1941 pendant l’incendie des archives de film de Svensk Filmindustri et Svenska Biograftea-tern. Ce n’est qu’au printemps 1987 qu’on a retrouvé le film en Norvège, amputés de son prologue et de son épilogue. Dans les années soixante-dix, Gôsta Werner avait fait une reconstruction précise, à l’aide de photographies des différentes séquences cinématographiques qui ont été sauvegardées à la section de copyright de la Library of Con-grès à Washington et reproduite avec photos, textes et analyse dans « Svenski Filmforsk-ning » (livre édité en 1982 par Lauritzenska Stiftelsen, Norstedts et rédigé par Gôsta Wer-ner). Dans son analyse Gôsta Werner écrit : « Il est certain que le film de Mauritz Stiller les Ailes est le plus controversé de tous ses films. Sans respect, il adapte librement le thème et les personnages du roman Mikaél de l’écrivain danois Herman Bang (1857-1912). Stiller a même changé le symbole fondamental, la peinture du vol d’Icare par une sculpture de Carl Milles les Ailes. Il a éga-lement ajouté à l’histoire de Bang un récit à tiroirs, en réalisant une histoire dans l’his-toire, « un film dans le film » (…). En ajou-tant le roman d’une action-cadre, Stiller a obtenu un effet d’aliénation, bien connu par nous (après Brecht et Godard) mais inconnu pour les critiques et le public de l’époque… » Pour Werner le sujet est « comme dans le roman Mikaél de Herman Bang, l’histoire de la joie et de la malédiction d’être artiste. C’est également une variation de l’éternel drame triangulaire… Dans le roman, il n’y a pas d’allusions à un penchant érotique chez Zoret envers Mikaël. Indépendamment de ce que Bang était à cet égard, il n’y a pas de motifs homosexuels dans le roman, même très camouflés. Cela était également le cas le film de Stiller (…). Dans le film, Mikaël est devenu un rival de Zoret pour conquérir l’amour de Lucia, ce qu’on ne retrouve pas dans le roman, soit un drame triangulaire hétéro-sexuel. En ce qui concerne le choix de la sculp-ture au lieu du tableau le Vol d’Icare Werner écrit : « Quant Stiller — certainement pour des raisons cinématographiques — choisit une sculpture tridimensionnelle au lieu d’un tableau bidimensionnel, il est également obligé d’accepter et de développer la symbo-lique changée qui s’attache à la sculpture de Carl Milles. Elle montre comment un jeune homme à l’aide des ailes de l’art (ou de la vie) essaie de s’envoler vers le soleil, tandis que le tableau dans le roman de Bang décrit com-ment il se brûle les ailes et tombe sur la terre. » Fredrik Silverstolpe, par contre, dans son article dans « Chaplin » sous le titre « les Ailes — Icare ou Ganymède ? » constate que « la reconstruction d’après des textes et des photographies de Gôsta Werner tient encore en gros, sauf sur un point indéniablement décisif : quel est en effet le sujet du film ? Les Ailes est probablement le premier film dans le monde qui traite d’un thème homosexuel et érotique. Les « codes » et les déviations culturelles que Stiller a été obligé d’adapter en 1916 font partie de l’histoire culturelle: (…) Les deux (Mauritz Stiller et le scénariste Axel Esbensen) étaient homosexuels ou bisexuels et la façon de traiter en 1916 d’un sujet clas-sique homo-érotique, même « codé » et dans un mélodrame, vaut la peine d’être clarifiée. Aussi bien le roman que le film parlent d’un artiste, « le Maître », qui prend en charge un beau jeune homme au talent artistique déve-loppé. Le Maître célibataire et sans enfants adopte le jeune homme, Mikael, qui s’installe chez l’artiste. Tout marche bien jusqu’au moment où Mikaél tombe amoureux d’une connaissance féminine de l’artiste, Lucia, une jolie princesse aux habitudes extravagantes. Que Mikaël soit hétérosexuel et le Maître homosexuel s’illustré symboliquement dans le film et date le roman au moment où le Maî-tre peint le portrait de Lucia et n’arrive pas à reproduu e l’éclat de ses yeux. Par contre Mikaël en quelques coups de pinceau réussit à donner de la vie au regard de la femme. Le Maître lui-même est fier du talent de Mikaël et il ne soupçonne guère que cela présage une catastrophe personnelle pour lui-même. Les habitudes expensives de Lucia avec ou sans Mikaël la mènent rapidement au bord de la faillite. Pour sauver la princesse sans ressour-ces, Mikaël vend un cadeau qu’il a eu du Maî-tre, une oeuvre d’art pour laquelle il a posé et qu’il avait juré de ne pas vendre. Le Maî-tre est désespéré quand il l’apprend. Mais son désespoir concerne plus la perfidie person-nelle de Mikaël et sa liaison avec Lucia que l’oeuvre d’art perdue. Cela s’exprime claire-ment quand le Maître, dans un état agité, rend visite à Lucia et lui prie de rendre Mikaël, pas l’oeuvre d’art. « Rendez-moi mon enfant », prie-t-il. Mais Mikaël n’est pas un enfant et les sentiments du Maître ne sont pas que paternels. Quand la princesse pro-nonce les mots cruels : « Vous êtes vieux et vous ne comprenez plus l’amour », on cons-tate à cause des réactions agitées et des aspi-rations vives du Maître que c’est justement le contraire. Il sait mieux que quiconque ce qu’aimer veut dire. Mais contrairement à Mikaël et Lucia, il est obligé de cacher ses sen-timents. Même si l’artiste souffre plus parce que Mikaël lui manque qu’à cause de l’oeuvre d’art vendue, « l’oeuvre du maître » joue tout le temps un rôle très symbolique aussi bien dans le roman que dans le film. Dans le roman de Herman Bang l’oeuvre d’art était une peinture. Dans le film de Stiller par con-tre la peinture a été échangée par une sculp-ture qui a donné le titre au film. La sculpture est identique à celle de Carl Milles les Ailes : un aigle est en train d’enlever un jeune homme. Le jeune homme avec l’aigle est selon l’histoire de l’art « une icône homo-érotique ». Des centaines d’oeuvres d’art ont utilisé depuis l’Antiquité ce thème pour mon-trer le mythe de Ganymède — c’est l’histoire de Zeus tellement amoureux du beau Gany-mède que Zeus se transforme en aigle pour l’amener à Olympie, où Ganymède devenait échanson. (…) August Strindberg utilisait par exemple le mythe de Ganymède dans Mariés quand il critiquait la criminalisation de l’homosexualité dans la nouvelle « La nature criminelle » (…). Stiller a donné les traits de Strindberg au Maître de la sculpture les Ailes, en mettant le masque de Strindberg sur le Maître : il mélangeait les cartes suffisamment pour détourner l’attention de Milles et l’asso-ciait au « maître » Strindberg et à sa plaidoirie bienveillante dans Mariés (…) Selon Silverstolpe le prologue et l’épilogue ont été utilisés par le réalisateur pour cacher le thème essentiel du film, trop « chaud » pour l’épo-que. Quand dans l’épilogue le jeune Nils Asther rend visite à Lili Bech et lui déclare son amour et quand elle l’éconduit, il prend un revolver et tente de se donner la mort. Lili Bech réussit à éviter ce suicide romantique avec l’aide du comédien, Egil Eide, qui a joué le rôle du Maître et tout finit bien. « (…) Tout est bien qui finit bien — sur le front hétéro-sexuel, évidemment. Tout le problème homo-sexuel est comme effacé par l’épilogue, ce qui est sans doute intentionnel. La fin peut être vue comme une concession camouflée au goût du public, les conventions et les censeurs. »