Magnani, légende fermée

Lorenzo Codelli

Qu’on me permette de reprendre ce que j’avais écrit sur Anna Magnani dans le Dic-tionnaire du Cinéma (Larousse) : (…) « le grand public qui l’a aimée (…) l’a transfor-mée en un symbole de l’Italie ressuscitée de ses cendres. » En effet, autour d’elle s’est créée — déjà de son vivant, mais bien plus encore après sa disparition — toute une mythologie, presque étouffante. Biographies cinématographiques à clés « féministes », fic-tions romanesques destinées au grand public et pleines d’inventions (bonnes ou mauvai-ses), essais hagiographiques d’une rare hypo-crisie, offrandes à sa mémoire délivrées en grande pompe dans les palais officiels… On n’est pas loin de ce qui est advenu à son ancien camarade, Luchino Visconti, censuré et décrié dans sa période la plus féconde, encensé et embaumé dans des drapeaux nationaliste après sa mort. Quand Magnani a-t-elle commencé à dépas-ser sa réalité d’actrice et à vivre son mythe ? Peut-être avant même Rome ville ouverte, dans ce milieu du théâtre de variétés, dont nous conservons malheureusement peu de traces. Revoyons les photos des spectacles qu’elle a interprétés aux côtés de Totà : elle se transforme de manière sublime en Petit Chaperon Rouge, elle est Isa Miranda, Malombra, Anna Karénine ou Salomé, mais en même temps elle reste la diva très sédui-sante (son corset de Salomé dissimule à peine sa poitrine), et son nombril s’affiche. Elle ne craint pas, ainsi, de montrer la confiance qu’elle a en elle-même, sincère ou affectée. Son sourire est effronté et ses longs bras s’ouvrent en un défi permanent. Son allure est toute entière provocatrice, et ses « mille voix », que la critique théâtrale de l’époque exaltait, ne devaient pas être moins évoca-trices. Les petits rôles cinématographiques qu’elle interpréta avant la guerre ne la portent cer-tes pas au sommet, même si elle se fait remar-quer dans celui de la chanteuse de Cavalleria, d- Goffredo Alessandrini, son mari à l’épo-que, et du personnage plus élaboré de Teresa Venerdi, de Vittorio De Sica. De ses films interprétés avec Aldo Fabrizi — très popu-laire aussi au théâtre — ce sont sans doute les deux premiers (les moins connus) qui des-sinent l’essentiel de son caractère de « femme du peuple » : l’hilarant Campo de’Fiori, dirigé par Mario Bonnard (avec la patte de Fellini dans le scénario), et le crépusculaire Ultima carrozzella de Mario Mattoli. Retenue, presque secrète, elle apparaît dis-crètement dans Rome ville ouverte, comme si Rosselini lui avait ordonné de ne pas explo-ser avant sa grande scène de colère envers les nazis, qui cause sa mort. Ici, elle « joue » par-faitement, se débarrassant de ses manières frustres et même de son parler romain : c’est une garantie de succès. L’identification avec les malheurs subis par la nation tout entière se noue spontanément dans une veine dépouillée à laquelle la diva s’abreuvera trop rarement par la suite. Elle va abandonner cette tension intérieure et véritablement s’américaniser dans le Bandit, d’Alberto Lat-tuada. A partir de ce film, elle se veut le pivot de l’action et n’hésite pas à défier ses parte-naires masculins, multipliant les exhibition-nismes et les astuces du métier. D’ailleurs, Rosselini lui-même la pousse à exploiter tou-tes ses ressources gestuelles dans sa double performance d’ Amore. On n’en doute plus désormais : elle est devenue le nec-plus-ultra du « divisme » italien ; non pas grâce à sa beauté mais bien pour sa « furia » puissante et irrésistible. Ses réalisateurs ont le devoir d’exacerber encore la tension de ce volcan en éruption constante : Vulcano de William Dieterle est conçu pour le marché interna-tional, et la fin, typique du genre catastro-phique, canalise le mythe magnanien. Si Visconti réussit à montrer de façon réa-liste les coulisses de Cinecittà dans Bellissima, il encourage par ailleurs la diva à composer le portrait sans nuances de la mamma par excellence. Le personnage est critiqué pour ses excès sentimentaux, tandis que l’huma-nité profonde de Magnani continue à se cacher derrière une exhibition presque hal-lucinante. Par ce film, elle rejoint le niveau des grandes divas de l’opéra mélodramati-que. Jean Renoir l’encourage dans cette voie avec le Carrosse d’or, et ne veut pas fondre le phénomène Magnani dans le reste du car-rousel qui l’entoure. Elle ironise à peine sur ses attitudes et ses manies de primadonna dans l’épisode viscontien de Nous les fem-mes et elle confirme dans la chanson romaine finale son image de vedette adorée du public. Son jeu se fige dans la prosaïque période hollywoodienne. Après cette consécration sans renouvellement, elle n’obtient plus que quelques rôles stéréotypés, dont la mise à jour de Bellissima, par Pier Paolo Pasolini, Mamma Roma « (…) Et ils m’ont cassé les pieds — reconnaît-elle à la sortie du film —avec ces éternels personnages de femme du peuple hystérique et bruyante. » La déca-dence est sanctionnée par la télévision, qui lui offre une courte série de feuilletons axés sur les aspects les plus surfaits du cliché magnanien. Fellini seul, fera ressortir sa réalité derrière le masque de sa fulminante apparition dans Roma, où elle refuse brusquement d’être, pour la ènième fois, la « louve et vestale » de la capitale : refus assez inhabituel dans une carrière mythique. Le caractère uniforme de sa présence à l’écran soulève, à postériori, nombre de problèmes. Pourquoi les meilleurs créateurs italiens et américains n’ont-ils pas osé détourner Ma-gnani de sa trajectoire prédéterminée ? Est-ce l’industrie du spectacle qui a imposé sa « monumentalisation » prématurée ? Quelles raisons psychologiques avait-elle pour con-tinuer à suivre une voie sans retour ? Seul, un Mankiewicz aurait pu donner vie à une nouvelle version de la Comtesse aux pieds nus en s’inspirant des rapports totalement ambi-gus entre la « vraie » Magnani, la diva et le piédestal sur lequel elle s’est trouvée perchée.