Lumière, à bâtons rompus

Bernard Chardère

« La scène se passe sur un quai de la gare de La Ciotat en 1895 : un homme derrière une étrange boîte fixée sur un trépied tourne une manivelle sur le côté de la boîte. Un train de voyageurs entre en gare. — « Monsieur Lumière, pourquoi filmez-vous ? » — « S’il vous plaît, répondez ! » — « Je n’ai pas le temps de vous répondre, occupé que je suis à tourner la manivelle ! » — « Monsieur Lumière, répondez, nos lec-teurs veulent savoir… » — « Eh bien… J’ai inventé cet appareil qui permet de prendre des vues animées, il faut bien qu’il serve à quelque chose. » J’ai l’audace de suggérer cette réponse du pre-mier des cinéastes, au cas où on lui aurait posé cette fameuse question. C’est une simple hypothèse, et effrontée. Et pourtant je n’arrive pas à imaginer Louis Lumière répon-dre : « Je ne sais rien faire d’autre, je ne sau-rais m’en passer… C’est une nécessité intérieure… Il n’y a pas de réponse à cette question… etc. » En tant qu’un des milliers d’arrière-petit-fils de Louis Lumière, j’ose ‘affirmer qu’il devait aimer s’asseoir dans une salle de projection pour voir les rushes. Ce qui est un plaisir inex-plicable. Tous les plaisirs ne le sont-ils pas d’ailleurs ? » N’est-elle pas bienvenue, cette allègre réponse de l’ami Rozier (à la question de Libération « Pourquoi filmez-vous ? ») sur le bord de l’océan où l’on s’intéresse à Lumière ? Per-tinente aussi, car « Monsieur Louis », qui parlait peu, surtout « pour ne rien dire », pré-férait en effet le titre d’inventeur à celui de cinéaste. Son rôle, nécessaire et suffisant, il le tint pour terminé après la mise au point de certain « petit moulin » qui, après le 28 dé-cembre 1895, ne s’arrêta plus jamais. Faire des films, il l’avait permis et passait la main aux suivants. Pourtant, il avait bien tourné personnelle-inent une cinquantaine de bandes (ou plus, mais quand l’Histoire, sous les traits de Geor-ges Sadoul, commença à souhaiter des pré-cisions, le grand âge était venu). Les Lumière pratiquaient la photographie, des amis pein-tres fréquentaient Montplaisir, Louis avait suivi des leçons aux Beaux-Arts : ses films reflètent un souci constant de composition expressive de l’image (on y analysera plus tard les premiers plans-séquences), de cadrage (malgré les difficultés, les caméras d’origine n’ayant pas de viseur), de direction des inter-prètes. La Sortie • des usines, l’Arrivée du train, l’Arroseur arrosé ont été filmés plusieurs fois — d’où certaines variantes — et d’abord parce qu’à l’origine, on ne tirait pas de mul-tiples copies d’après le négatif : on tournait un remake ! La Sortie des usines Lumière, réalisée (le 19 mars 1895, avons-nous pu pré-ciser) en hâte, profitant du beau temps, pour être projetée à Paris le 22 mars, fut cepen-dant répétée, dirigée : les ouvriers, visible-ment, tiennent leurs rôles. Quant au hangar aux poutres de bois, qui semble situé tout près du portail, il est en réalité en retrait d’une trentaine de mètres : l’effet d’optique résulte d’un choix, d’une mise en scène. C’est ce qu’a illustré, avec autant d’humour que d’intelligence, le Premier Film, court-métrage réalisé en 1981 par Josef Pivkowski : sans sémantique ni sémiologie, ce brillant élève, au sortir de l’Ecole de Lods, tirait un coup de chapeau aux jeunes frères Lumière, au cinématographe, aux autochromes (en s’imposant de ne pas recourir à la couleur !), à la mise en scène — et, pour faire le bon poids, à l’image électronique. Il démontre une thèse, celle de Langlois et de Sadoul, com-munément admise aujourd’hui : Louis Lumière ne fut pas uniquement un inventeur, mais, aussi, le premier metteur en scène. Quant au plaisir à visionner les rushes dont parle Jacques Rozier, au côté « premier spec-tateur » du réalisateur, il n’a pas dû rester étranger à ce cadet prodige, chef d’une entre-prise à laquelle des dizaines d’opérateurs Lumière à travers le monde faisaient parve-nir leurs bandes de 17 mètres en fin d’exploi-tation locale, Monsieur Louis choisissant le meilleur pour constituer un catalogue de dis-tribution qui atteignit 1 400 titres, et 12 éditions. Surtout, ne pas tenir pour arti-cles de foi les boutades du style : « Si j’avais su ce qu’il allait devenir, je ne l’aurais pas inventé » (et pas davantage celle d’Antoine, leur père : « Cette invention n’a aucun ave-nir… »). Savoir plutôt qu’à Bandol, Louis Lumière fréquentait beaucoup la salle locale ; à Lyon, Raymont Chirat se souvient de son fauteuil réservé au Royal. En 1913, Louis Lumière, qui n’a pas encore 50 ans, répond au Progrès (radical, et non pas au Nouvelliste, le journal des bien-pensants. Le père Antoine était maçon, le clan Lumière ne sera jamais vraiment intégré à la bourgeoi-sie lyonnaise) : « Pourquoi nous n’avons exploité le cinéma-tographe ? Tout simplement parce que ce n’est pas notre métier. Nous avions inventé un appareil, nous avons fabriqué cet appa-reil. Notre rôle se bornait à démontrer ce qu’on pouvait en obtenir et à fournir aux entrepreneurs de spectacles tout le nécessaire pour produire à leur tour des films et les projeter. Nous ne pouvions songer à nous improviser impresarii, éditeurs de films, directeurs de théâtres. Et puis l’on ne pouvait prévoir vrai-ment cet engouement universel pour des spec-tacles qui nous paraissaient au début à la fois si peu populaires, si coûteux à réaliser, si dif-ficiles à varier. Nous avons produit l’appa-reil, nous avons répandu son usage dans le monde entier. Nous avons semé, d’autres récoltent. C’est la vie ! Nous sommes des industriels, des fabricants de plaques, de pellicules, de papiers photo-graphiques : nous ne pouvions tout être à la fois… Et puis enfin, ce qui est possible à Paris, ne l’est pas ici. Au début, toutes les fois que nous voulions prendre un nouveau film, il fallait trouver le scénario et improviser les artistes. Car les vrais artistes dédaignaient de répon-dre… sinon en stipulant des cachets exor-bitants. A Paris, au contraire, dès qu’on a voulu faire ce que nous avions tenté de réaliser ici, des artistes sont accourus et les écrivains et tous ceux qui portent des idées. Et les éditeurs de films ont trouvé immédiatement, automati-quement pour ainsi dire, tous les concours possibles. Au fond, remarquez-le, à Lyon, les artistes, les gens de valeur ne sont pas connus… sim-plement parce qu’ils négligent eux-mêmes de se faire connaître. Il n’y a pas ici cette fièvre de production qui fait que l’offre et la demande se trouvent nécessairement parce qu’elles se cherchent sans cesse. Nous n’avons pas de regrets. Le cinéma amuse le monde entier. Il enrichit beaucoup de gens, que pouvions-nous faire de mieux… et qui nous donne plus de fierté ? Mais je crois aussi que le « ciné » n’a pas dit son dernier mot. »
« Cet appareil permet de recueillir, par des séries d’épreuves instantanées, tous les mou-vements qui, pendant un temps donné, se sont succédés devant l’objectif, et de repro-duire ensuite ces mouvements en projetant, grandeur naturelle, devant une salle entière, leurs images sur un écran. »
Légendant ainsi son appareil en 1895, Lumière marque à la fois ses sources — la chronophotographie : Muybridge, Marey, Demeny — et le progrès décisif sur le Kine-toscope d’Edison : grandeur naturelle, salle entière… Ce dont l’auteur était le plus satis-fait, la réversibilité manuelle de son appareil, semble d’abord un pas en arrière : l’avenir était à l’électricité, qui bien sûr équipait l’appareil de prise de vues d’Edison. Mais du coup, avec ses quelque 500 kilos, il ne pou-vait guère bouger du studio Black Maria, tan-dis que la maniabilité du « petit moulin » Lumière allait permettre à une centaine d’opérateurs de tourner sans problèmes leur manivelle aux quatre coins du monde. Il n’est pas interdit de penser que, poussés par leur père Antoine et son sens du show-business, les frères Lumière aient fait une invention d’amateurs… Après des essais sur papier, ils importèrent de la pellicule (en pla-ques), testèrent la résistance de diverses per-forations, commandèrent à l’ingénieur Jules Carpentier 25 cinématographes (en octobre 1895) puis 200 (début janvier 1896) destinés au départ à être vendus aux concessionnai-res des papiers photographiques Lumière et à quelques clients passionnés. C’est le succès de l’exploitation tentée par Antoine au Grand Café qui décida la famille à exploiter direc-tement. Reflet de ce changement de straté-gie commerciale, les propos apparemment contradictoires tenus par Antoine à Georges Méliès lors de la « générale » de décembre 1895 : « Mon invention n’est pas à vendre… Elle peut être exploitée quelque temps comme une curiosité scientifique ; en dehors de cela elle n’a aucun avenir commercial. » Et : « C’est un grand secret que cet appareil, et je ne veux pas le vendre ; je désire en faire moi-même et exclusivement l’exploitation. » De fait, les Lumière — Auguste et Louis en tout cas — ne s’attendaient pas à autre chose qu’à un certain succès de curiosité initial, débordant peut-être du « scientifique » au « parisien ». « Loin de nous douter du suc-cès rapide », dira plus tard Clément Maurice, ancien collaborateur de Monplaisir, devenu photographe à Paris et premier concession-naire de salle. Louis, elliptique comme d’ordi-naire : « On ne savait pas ce qui se passerait… » Si ce manque de prescience nous étonne, voyons si le titan Edison a été meilleur augure. Il a amélioré son Kinetos-cope après une visite au laboratoire parisien de Marey, l’a fait breveter en 1891 et, tandis que son collaborateur Dickson poursuit des recherches personnelles pour projeter des images de grande dimension, en commence l’exploitation publique à Chicago en 1893, à New York l’année suivante. Parmi les pre-miers exploitants sous licence, les frères Latham voulaient projeter de grandes ima-ges à des salles entières. Mais Edison était contre : « Si nous faisions cette machine à écran que vous demandez, cela gâcherait tout. Nous fabriquons la machine actuelle en quantité et nous la vendons avec un confor-table bénéfice. Si nous sortons une machine à écran, on en vendra peut-être dix exemplai-res pour la totalité des Etats-Unis. Et ces dix exemplaires suffiront pour que tout le monde voie les images — et puis ce sera fini. Il ne faut pas tuer la poule aux oeufs d’or. » Edison fut donc furieux lorsque les Latham présentèrent leur « Panoptikon » à New York le 21 avril 1895. Il s’empressa néan-moins d’acheter à Thomas Armat le brevet pour un dispositif à came permettant le défi-lement du film avec arrêt de la pellicule sur l’image, qui lui permit de mettre au point un nouvel appareil, le vitascope. A partir du 23 avril 1896, Edison projetait en salles. Il y eut des projections de grandes images ani-mées avant celle des Lumière le 28 décembre 1895 : Leprince et Le Roy aux Etats-Unis, Friese Greene et Acres en Grande-Bretagne, les frères Skladanowski en Allemagne… La différence — de taille — entre les appareils de ces précurseurs et le cinématographe étant, comme disait Louis Lumière après leur avoir rendu hommage, que « leurs appareils ne marchaient pas ». Ils ont pu marcher une fois, ou même plusieurs fois : rien de com-mun avec le dispositif simple et fiable qui, à partir du prototype de Montplaisir (Moisson) et des exemplaires de Carpentier, allait s’imposer à travers le monde en quelques semaines. L’amateur (en amateur bien équi-peé, il est vrai !) devançait même Edison le super pro. Dans Edison, l’artisan de l’avenir (1977, tra-duit en 1986, ne serait-ce pas le premier livre en français sur Edison ?) R. W. Clark défi-nit l’invention non tant par un caractère d’innovation technique absolue que par la mise au point d’un système global viable. Edi-son n’a pas inventé, stricto sensu et ex nihilo, la première lampe à incandescence : il a bâti, de la douille à la publicité, l’ensemble indus-triel de l’électricité. Idem pour le télégraphe, le phonographe… Dernier géant du formida-ble XIXe siècle — qui dont le trouvait stu-pide ? — chercheur tous azimuts, libre penseur au vrai sens du terme, le « sorcier de Menlo Park » était un personnage complexe, bouillonnant mais lucide : « Je ne me consi-dère pas comme un pur homme de science, contrairement à ce que tant de gens ont affirmé. Je n’explore pas les lois de la nature et je n’ai pas fait de grandes découvertes dans tete voie. Je ne suis pas un savant comme Newton, Kepler, Faraday et Henry, dont les recherches visaient seulement à la découverte de la vérité. Je suis seulement inventeur de profession. Mes recherches et mes expérien-ces ont toujours eu pour objet des inventions commercialisables… ». La vérité pratique, comme le poète.
Pourquoi ne pas ici « faire le point » (terme de marine) sur l’Institut Lumière, m’assure Jean-Loup Passek, personnage-phare, lumi-neux tel Edison — tant d’irremplaçables rétrospectives dans sa « Folie » du Docteur Tube, un dictionnaire-bible testament, mille hommages à La Rochelle, tournez manège, que nous réserve-t-il encore ? — Il faut s ‘ exécuter . Le patrimoine inaliénable de l’Institut Lumière, la carte de crédit en laquelle il a mis toutes ses espérances, c’est son adresse : « Rue du Premier-Film » — ils ne l’ont pas en Amérique. Qu’ajouter ? Que dans 9 ans, le monde célèbrera le centenaire du cinéma-tographe… Que la colline de Chaillot attire davantage les subventions que la plaine de Montplaisir (mais comme la roche tarpéienne est proche du Capitole…) Que nul n’est pro-phète en son pays… Que la culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié — rendons à son auteur, un professeur de Khâgne à Lyon nommé Herriot, l’hommage d’une citation exacte : « … c’est ce qui reste quand on a tout appris et tout oublié », ce qui élimine radi-calement pas mal de monde du champ des enfants d’Edouard, n’est-il pas vrai ? Pour être aussi documentaire qu’un film Lumière, il faudrait dire encore que l’Insti-tut a été créé fin 1982, aux côtés de la Fon-dation Nationale de la Photographie installée depuis 1987 à Montplaisir, dans la demeure d’Antoine le patriarche (1901). Dix ans bien-tôt… Une petite équipe, présidée prestigieu-sement (et minutieusement : 9 conseils d’administration !) par Bertrand Tavernier, a redonné vie à la maison. Des cerisiers ont été replantés dans le parc, le couvert refait ; on propose en alternance au public (nom-breux : 30 000 visiteurs-spectateurs par an) des expositions, qui « tournent » ensuite ; des projections, quotidiennes désormais ; la préfiguration d’un musée d’appareils anciens ; des rencontres, conférences et accueils de cinéastes de passage. Une biblio-thèque/médiathèque, centre de ressources pour les étudiants du Département cinéma de Lyon II, est ouverte aussi à des chercheurs plus lointains avec ses chambres d’hôtes, l’Institut Lumière se présente comme une Villa Médicis de l’image, dont le propos est de mettre à disposition, sur les films — ou plutôt sur les auteurs, en commençant par des oeuvres complètes — documentation écrite et cassettes (15 000 dossiers, 1 500 titres sont disponibles). La cinémathèque (sur support pellicule) est encore modeste : une centaine de copies, permettant notamment rue du Premier-Film des projections d’initiation, à la carte, pour le jeune public. Merci aux dépo-sants qui viendront l’enrichir. L’Institut Lumière ne peut en effet se dispenser de tenir le rôle de Conservatoire de l’image-film que l’on regarde ensemble — l’invention même de Lumière, dont nous dressons la statue de Commandeur contre les pseudo enseignants para, peri, post ou préscolaires ayant ten-dance à parler de tout, comme les précieuses ridicules, sans avoir rien appris, par exem-ple du cinéma à partir de la télévision. Tandis que Raymond Chirat anime la biblio-thèque, Barthélemy Amengual, autre dieu-lare, poursuit ses cours sur les cinémas fran-çais, soviétique, allemand. L’Institut Lumière organise chaque année des Festivals-Carte blanche aux Cinémathèques (cette année, à la Cinémathèque de Luxembourg : du 2 au 6 septembre, puis du 4 au 8 novembre 1987, Fred Junck présentera 50 films de Walsh, Guitry, Sirk, John Berry, Stroheim acteur…) ; il s’occupe de mémoire régionale, recueillie en 16 mm ; il édite, dès qu’il en a les moyens, catalogues, fiches, affiches, volu-mes… Il cherche aussi ‘des parrains. Balayant devant sa porte, faisant de nécessité vertu et commençant par le commencement, il va s’occuper des droits des films Lumière. Outre l’aspect commercial de la chose, ne serait-ce pas un beau geste (en français dans le texte) que d’offrir aux Cinémathèques, à travers le monde, un tirage de l’oeuvre complète des Lumière ? En attendant, ville, région, département, Etat, subventionnent — modestement —l’Institut Lumière ; une cinquième source, bientôt égale aux autres, consistant en « res-sources propres » induites par ses activités. Activités de fonctionnement — diffusion cul-turelle, formation pédagogique — mais aussi d’équipement : en dix années, un patrimoine transmissible a été constitué, participant au rayonnement de la cité. A condition bien sûr de ne pas s’impatienter : le n° 1 de Positif ne date que de 1952. Vivre et travailler au pays… Et quand nous avons conscience d’être un peu seuls à en avoir conscience, écoutons ces voix venues de derrière l’écran, bouches fermées, comme dans Verdi. C’est pour le centième anniversaire, le choeur, le coeur des élus. C’est trop !