L’inquiétante douceur de vivre

Charles Tesson

Adoor Gopalakrishnan fait partie de cette génération, la première en Inde, à ne pas avoir appris le cinéma sur le terrain, via l’assista-nat, mais à l’école et à la Cinémathèque de son pays. Un peu par hasard. Issu d’une famille d’acteurs du théâtre Kathakali, Adoor — c’est le nom d’un petit village du Kérala, célèbre pour ses activités théâtrales — désire s’inscrire dans une école de théâtre, la Delhi’s National School of Drama, mais y renonce pour un problème de langue : on y parle hindi, lui le malalayam. En 1962, ils sont dix à s’inscrire au Film Institute de Poona et ils seront cinq à en sortir plus tard, dont lui. Les années 60 sont une période charnière dans le cinéma indien en ce qu’elles voient la faillite d’un cinéma commercial et de qualité, conçu en studio (symptômatique à cet égard, le sui-cide de Guru Dutt en 1964), qui va débou-cher sur l’explosion, au Sud, d’un cinéma régional, au seuil des années 70. Adoor Gopa-lakrishman, par rapport à ce mouvement, fait figure de pionnier. A l’Institut de Poona, il bat en brèche la nature de l’enseignement : « Le Directeur a tenté de nous décourager, de nous conseiller de devenir assistants des metteurs en scène commerciaux pour y acqué-rir d’abord une expérience. J’étais terrible-ment déçu. Beaucoup de critiques disaient que l’Institut, qui se trouve à 250 kms de Bombay, aurait dû être là-bas et que son rôle était de produire des techniciens dont l’indus-trie avait besoin’ » Il est vrai qu’à cette époque, le seul cinéma d’auteur indépendant se limitait à quelques noms (Ray, Ghatak, puis Sen) issus d’une seule région du Nord, le Bengale : « Jusqu’au milieu des années 60, le cinéma bengali a été ressenti comme le seul bon cinéma fait en Inde. Ensuite, il y a eu des gens sortis de l’Institut du cinéma, créé en 1961 par le gouvernement. Son éloignement des grands centres du cinéma indien, Bom-bay, Madras, a profité au cinéma indien parce que l’influence et la pression du cinéma com-mercial y était moins ressentie. C’est là, grâce aussi au National Film Archive fondé en 1964, que les étudiants se sont familiarisés avec le cinéma du monde entier’ » Quand Adoor Gopalakrishnan sort de cette école et revient à Trivandrum, il se fixe avec un groupe d’amis trois objectifs principaux qui rappellent étrangement la voie suivie par Satyajit Ray, à partir de la fin des années 40, pour arriver au cinéma : créer et animer des ciné-clubs pour montrer des films indiens et étrangers, publier des textes critiques, dont ceux de Ray et d’André Bazin’, fonder une Unité de Production Indépendante, la Chi-tralekha Film Cooperative, qui assurerait au cinéaste une entière autonomie, dont celle de la post-production (laboratoire, montage, mixage). En 19724, Adoor Gopalakrishnan réalise son premier film, Son propre choix (Swayam-varam), grâce à une subvention de la Film Finance Corporation, et son oeuvre compte a ce jour cinq films de fiction — dont Anan-tharam, achevé au printemps 1987 et inédit a ce jour — et de nombreux documentaires.
Ses films ont été tous montrés dans des festi-vals en Europe (Berlin, Cannes, Locarno, Nantes, La Rochelle) mais c’est la première fois qu’un hommage intégral lui est rendu. Il permettra de saisir la grande rigueur plas-tique et scénographique de son oeuvre et sur-tout la force et la rare cohérence de son univers thématique. Chaque film d’Adoor Gopalakrishnan est le portrait et l’itinéraire d’un homme face aux autres, sa femme (Son propre choix), sa famille (le Piège à rats, 1981), son entourage (Ascension, 1977) et ses amis politiques (Face à face, 1984) dont le sujet évoque celui de la nouvelle de Borgès le Thème du traître et du héros, adapté par Bertolucci dans la Stratégie de l’araignée. Cet homme, c’est un peu l’alter ego du cinéaste, son double inconscient : « Je suppose que tous mes films ont quelques éléments auto-biographiques. Mon premier film tourne autour de la mort d’un idéaliste. Le second décrit un personnage qui se laisse aller, por-ter par le courant. Mais des trois films que j’ai faits, le Piège à rats est le plus proche. J’ai presque peint ma propre famille. La mai-son que vous voyez dans le film est la repro-duction de l’ancienne maison où j’ai grandi. D’une certaine façon, le personnage est un peu moi. Pas entièrement, juste ce qu’il faut pour qu’il m’attire, pour que je me sente forcé, malgré moi, de le regarder’ . » Les héros masculins des films d’Adoor Gopalak-rishnan sont volontiers égoïstes, individua-listes, narcissiques. Ils vivent en complète autarcie, n’obéissent qu’à leurs « propres choix » et, dans le « face à face » perpétuel aux autres, ils sont complètement déphasés, déconnectés par rapport au réel et au monde du travail (ce sont des oisifs, des paresseux qui, à l’instar de Sreedharan, le héros de Face à face, s’abandonnent à une sorte de léthar-gie autodestructrice, de régression foetale dans l’enveloppe protectrice du sommeil) et qui sont généralement incapables de se pren-dre en charge eux-mêmes, à l’image de San-karankutty dans Ascension, adulte éternel-lement enfant, impuissant à maîtriser sa des-tinée, balloté par ceux qui l’entourent et dont les mésaventures tragiques et naïves évoquent le Apu adulte peint naguère par Satyajit Ray. La trajectoire des personnages s’aligne sur un strict programme psychanalytique qui a géné-ralement pour toile de fond une inexorable névrose d’échec : les personnages sombrent tous dans la folie ou dans la mort. Le Piège à rats constitue le point limite de ce mouve-ment, l’étude d’un cas (« L’Homme aux rats ») décliné à travers une série de glisse-ments progressifs d’un délire paranoïaque. Cet attachement indirect à la psychanalyse qui traverse tout le cinéma d’Adoor Gopa-lakrishnan fait un peu penser au Bunuel de El, mais un Bunuel doux et tendre, jamais réellement cruel — ce serait plutôt une inson-dable ironie amusée — vis-à-vis des person-nages qu’il filme. Chaque image, chaque plan, relèvent d’un stade du miroir qui ne ferait pas le plein du moi, le verrouillerait, mais accentuerait sa scission à travers son double, autre lui-même, refoulé inconscient de son propre moi. C’est cette relation filmi-que et physique qu’entretient Adoor Gopa-lakrishnan avec ses personnages qui donne à son cinéma un ton si étrange et si particu-lier, aux confins du fantastique (les fantômes du moi). Ni jamais pleinement avec eux, ni réellement contre eux, il les observe à la bonne distance, avec ce mélange d’attention forcée et de passion rentrée. Il les accompagne jusqu’au bout, sur le bon rythme (cette fausse lenteur, cette inertie et cette nonchalance des caractères qui bascule soudain dans le drame), qui donne à son cinéma une curieuse teneur à travers le double regard qu’il porte sur les gens, mixte d’insouciance enfantine toujours à deux pas de basculer dans l’hor-reur clinique. Un cinéma libre et envoûtant, unique en son genre.

1. Entretien Positif, n° 249, déc. 1981, p. 47.
2. Entretien Cahiers du cinéma, n° 320, février 1981, p. 24.
3. « D’abord créer des ciné-clubs. Ensuite publier en langue malalayam un ensemble de textes sérieux sur le cinéma, parce que rien n’existait encore et que nous étions très influencés par Les Cahiers du cinéma, André Bazin. » Positif. entretien.
4. En 1950, le Kérala produisait un à deux films par an. En 1965, 32 films et en 1980, 99 films par an. La progression suit son cours (137 en 1985) et le cinéma kéralais, avec une moyenne de 150 films par an est en passe de rejoindre l’intouchable pro-duction hindi.
5. Documentation N.F.D.C. sur le Piège à rats.