Mircea Veroiu

Bengt Forslund (Traduit de l'anglais par Marie Laboureur)

Parfois, un festival révèle un film. Que dans la même manifestation une demi-douzaine de films, tous du même réalisateur, soient autant de révélations, voilà qui doit sûrement tenir du miracle. C’est pourtant ce qui s’est produit au prin-temps de 1985, à San Remo, lorsque l’intran-sigeant directeur de festival, Nino Zucchelli proposa à son public la rétrospective d’un réalisateur roumain, inconnu pour la plupart d’entre nous, Mircea Veroiu. La série s’ache-vait sur le dernier film de Veroiu, Adela, auquel un jury enthousiaste, composé de cinéastes occidentaux décerna le Grand Prix, sans difficultés, ce qui est très inhabituel dans ce genre de compétition. J’avais été moi-même quelque peu sceptique devant cette rétrospective. Mis à part l’intelligent anima-teur, Popescu Gopo, qui travaille la plupart du temps comme administrateur, je pensais que le Cinéma roumain n’avait jamais eu d’attraits particuliers. De fait, pour moi comme pour la plupart des cinéphiles, la Transylvanie est avant tout liée au comte Dracula et, plus ou moins, aux films de vam-pires. J’allais pourtant voir le premier film de la série. Après, plus moyen de reculer : les huit films qui suivirent me clouèrent sur mon siège. Qui est donc Mircea Veroiu, âgé aujourd’hui de 45 ans… ? Après avoir enseigné la physique, il change d’orientation et obtient un diplôme de l’Ecole du Cinéma de Bucarest en 1970. La même année, il tourne avec quelques cama-rades étudiants un long métrage documen-taire sur une inondation catastrophique, l’Eau telle un buffle noir. Ce film attire l’attention sur Veroiu au-delà des frontières roumaines mais le cinéaste connaît son premier grand succès avec Fefe-leaga, le premier épisode de Noce de pierre (1972, le second étant réalisé par Dan Pita), « film-poème » en noir et blanc. Il s’agit de l’histoire d’une veuve travaillant dans une carrière des Carpates. Son mari et deux de ses enfants ont déjà été emportés par la sili-cose. Elle est réduite à se séparer de sa seule richesse, un cheval aveugle, qui lui permet-tra d’acheter une robe de mariage. Ce vête-ment sera en fait, la dernière parure, le linceul, de sa fille, rongée également par le mal qui a décimé la famille. Cette histoire évoque Dreyer et Bresson, mais elle est, stylistiquement, plus inspirée par Vis-conti, auteur que Veroiu considère comme étant peut-être le plus éminent des metteurs en scène. On retrouve l’influence de Visconti dans toute l’oeuvre de Veroiu, qui est mar-quée par les mouvements de balancier oscil-lant du néo-réalisme au film noir, de la nostalgie romantique à la fresque peignant une époque condamnée. Mais Veroiu n’évoque pas seulement Vis-conti : la grande variété d’inspiration du Roumain contribue à donner du poids à son oeuvre. Pour lui, la littérature classique rou-maine a beaucoup compté : elle lui offre des descriptions subtiles de l’homme et de son environnement. La musique joue également un grand rôle dans ses films, où des chants folkloriques, nouveaux et traditionnels, des ballades et des romances, font souvent par-tie intégrante du récit. On peut encore trou-ver dans l’oeuvre de Veroiu, qui dépasse ainsi Visconti, des références proprement pictura-les, comme chez Troell, Wajda ou John Ford : il est significatif que, lorsque Veroiu apprit que j’étais Suédois, il cita Bo Wider-berg et Jan Troell avant Bergman. Il me dit aussi qu’avait vu trois fois le Vol de l’aigle (Troell), et m’avoua son admiration pour Widerberg, qui est capable de faire deux films aussi différents qu’Elvira Madigan et Un flic sur le toit. Pour Veroiu en effet, un réalisateur ne peut être considéré comme un vrai professionnel que s’il parvient à maîtri-ser tous les genres. Il doit pouvoir se mani-fester dans les styles qui sont aussi éloignés que peuvent l’être une sonate pour piano et une symphonie. De cette ambition, Veroiu est un exemple vivant, selon ses objectifs avoués. Après Noce de pierre, moyen métrage de 40 minutes, Veroiu signe Mirza, élément de ce qui devait constituer un film à épisodes, le Maléfice de l’or (1974). C’est encore une oeuvre en noir et blanc qui chante le destin d’un chercheur d’or recherché par la police. Il est recueilli par une femme sans scrupules qui cherche à connaître ses secrets en utili-sant les charmes de sa superbe fille. La mère le trahit dès qu’elle a pris possession de l’or convoité et il est tué. La richesse stylistique du film apparaît notamment par l’absence presque complète de dialogues, remplacé par les commentaires de chanteurs folkloriques. Ces deux films furent remarqués lors de quel-ques festivals de courts métrages à l’étran-ger, mais en raison de contraintes d’ordre politique en Roumanie, les contacts avec l’Occident se réduisirent à peu de choses et, parmi les onze longs métrages ultérieurs de Veroiu, seul le dernier, Adela a été présenté à l’étranger. Les motifs fondamentaux de cette censure nous sont cachés mais ils ne sont guère dif-ficiles à comprendre. Nous les avons rencon-trés souvent aux dépens d’autres réalisateurs, dans d’autres pays et à d’autres époques. La liberté d’un artiste est toujours scrutée atten-tivement par le pouvoir car qui peut savoir quel sera l’impact de son oeuvre… ? Comme l’a dit l’acteur suédois Keve Hjelm, « l’art doit tirer tout ce qu’il peut de votre subcons-cient et le porter au-devant de la scène ». Cela peut parfois être dangereux… Cependant, Veroiu affirme que sa liberté de création dans son pays natal n’a pas été réduite. Il est aujourd’hui solidement établi et considéré comme le réalisateur le plus mar-quant de la Roumanie d’aujourd’hui. De fait, choisissant le plus souvent des sujets his-toriques, il s’appuie sur une idéologie fon-damentalement socialiste et il soutient les divers processus de libération dont son pays a fait l’expérience, sous le féodalisme agraire du 19e siècle, comme sous le fascisme et pen-dant les deux guerres mondiales. Il a pu ainsi exprimer en toute liberté son humanisme et s’est efforcé en même temps de s’attirer les
faveurs du grand public. Ceci était tout à fait délibéré. « J’ai toujours pensé que faire des films que le public ne va pas voir était dénué de sens » dit-il franchement lors d’une con-férence de presse, répondant à un autre réa-lisateur qui parlait sur un ton péremptoire du droit de l’artiste à négliger le jugement du grand public. Veroiu a choisi de suivre la tradition popu-laire, de conter des histoires dont les pivots sont l’amour, l’argent et le pouvoir, où les les liens de la famille et des amis jouent un rôle important et où la mère, la douairière, est la figure centrale. Mais si ses films concernent des époques’ de bouleversements, entre le féodalisme du 19e siècle et l’industrialisation, le capitalisme et le socialisme, le fascisme et le pacifisme, l’homme, l’individu, sont toujours au cen-tre. Une autre caractéristique marquante des films de Veroiu est son emploi fréquent de deux « héros », le rôle le plus éminent étant tenu, paradoxalement, par le personnage le plus faible, celui qui hésite, l’incrédule, l’infatigable chercheur de vérité… Une solide trame philosophique parcourt en effet ses films qui font assez souvent des allusions directes aux questions philosophiques clas-siques de Kant et Schopenhauer lesquelles n’apparaissent jamais comme des commen-taires scolastiques et ennuyeux. Ce qui est encore plus frappant chez Veroiu, c’est son art d’utiliser totalement les moyens dont il dispose. En cela, maint réalisateur contemporain aurait beaucoup à apprendre de lui. En général, d’emblée, Veroiu défie, excite la curiosité de son public. Le déroulement de l’histoire suit un rythme rigoureux et l’on n’observe guère d’image superflue. Ses films, étonnamment courts, durent rarement plus d’une heure et demi. J’ai déjà mentionné l’importance de la musi-que dans l’oeuvre du cinéaste . sa « cinéma-tographie » proprement dite est évidemment très importante mais ne donne jamais lieu à un esthétisme vide : c’est toujours l’image qui raconte l’histoire… Au-delà du pont (1975) se passe dans un village de Transyl-vannie, de 1835 à 1948, et rejoint le thème de « Roméo et Juliette ». Le film décrit les dissensions entre deux familles, mettant l’accent sur deux portraits de femmes éner-giques, « Juliette » et sa mère, et sur l’ami-tié du faible « Roméo » pour son amie révolutionnaire. Le problème pour chacun est de se montrer fort, de conserver son inté-grité et néanmoins de savoir choisir son camp, une rive du village. A travers les miroirs (1978) traite de questions similaires mais se passe dans les années précédant la Première Guerre mondiale. Deux étudiants très liés l’un à l’autre vont suivre chacun leur destin. L’un est mené par sa passion pour une femme ; il fait un héritage et est entraîné à sa perte dans le monde des affaires. L’autre s’accroche à ses idéaux révolutionnaires, publie un journal socialiste et dirige une organisation de sabotage qui cherche à gar-der la Roumanie en dehors de la guerre. Leur amitié et leurs idéaux humanitaires sont gra-vement mis à l’épreuve et leurs miroirs « opposés » symbolisent la théorie de la volonté selon Schopenhauer. Mais le plus important reste la recherche de la vérité. Ce film est pour moi l’un des plus fascinants qui soient, et des plus profonds, mais la fres-que colorée, le Signe du serpent (1981) est aussi l’une des oeuvres de Veroiu que je pré-fère. Pour un Suédois, c’est la plus bergma-nienne : « western de l’Est », elle peint les conflits entre différentes familles, clans et classes, dans un petit village roumain situé près de la frontière serbe, à la fin de la der-nière guerre. D’un style moins homogène que les autres films, le Signe du serpent est d’une façon plutôt surprenante un film baroque, avec une luxuriante galerie de portraits. Les trois films suivants de Veroiu n’ont pas la même noblesse, mais ils ne manquent pas d’intérêt. En attendant le train (1982) décrit un hold-up sur le réseau ferré, peu après la guerre. C’est un film d’action, mais réalisé « pour remettre les choses en place » dira Veroiu. De fait, ce film est centré sur le destin d’une femme sur le point d’accoucher d’un enfant qu’elle a eu d’un officier allemand. Tourné en noir et blanc pour la télévision roumaine, la Fin de la nuit (1982) n’est pour le com-manditaire qu’un « thriller du samedi soir ». C’est l’histoire d’un avocat qui essaie d’obte-nir l’acquittement d’un jeune homme, injus-tement accusé d’avoir provoqué la mort d’un autre garçon. C’est l’un des rares sujets de Veroiu inspirés par une actualité immédiate. Si l’auteur n’a peut-être pas été très inspiré par le thème, ses descriptions sont d’une grande valeur. Veroiu réalise ensuite un « film noir » avec Mourir par amour de la vie (1983) sur la montée du fascisme dans les années 30. Ce n’est pas un hasard si l’acteur principal ressemble à Harold Lloyd, ni si le film contient un extrait de Mata Hari avec Greta Garbo. L’histoire est une fois de plus, liée à l’un des thèmes favoris de Veroiu, l’amitié entre deux hommes : l’un est un intellectuel, l’autre un homme d’action. La même structure se retrouve dans le der-nier film de Veroiu, Adela (1984), situé à la fin du siècle aux confins de la Roumanie et de l’Empire. Un médecin d’âge mûr, retourne en été dans la région où il a passé sa jeunesse. Il y recherche son passé, et peut-être la clef de son avenir. Etant célibataire, il sent la vie lui filer entre les doigts. Deux femmes habitent là : la veuve d’un grand ami et sa fille de vingt ans, récemment divorcée. Aux environs, un original vit sur une péni-che : c’est un ami d’enfance du médecin, un marginal, grand dragueur, qui n’a jamais voulu se fixer. Ici, Veroiu a voulu construire un film uni-quement sur les sentiments et sur le dévelop-pement des conflits intérieurs de ses personnages et il y est largement parvenu. On peut juger que le thème est très fortement marqué par l’héritage de Tchkekov ou de Tourgueniev, ce qui n’ôte rien à son intérêt. Mais on ne peut résister à la sensualité du film et à son atmosphère. Au demeurant, les oeuvres de Veroiu parlent encore et toujours au coeur, au regard et à l’âme. Lorsque fina-lement, le Docteur s’en va seul, sans avoir osé demander en mariage la jeune femme qu’il aime et qui l’aime (l’ami de la péniche a, avec quelques difficultés, neutralisé la veuve…), il constate avec nostalgie, « Main-tenant, mon passé commence à être nou-veau ». C’est une parfaite et tragique illustration de la phrase classique : « il pen-sait… maintenant ou jamais — mais n’a jamais choisi. » Avec Adela, Veroiu s’est retourné vers la littérature roumaine dans ses descriptions très approfondies de la nature humaine. Et en même temps, le film nous prouve quel brillant auteur il est lui-même : sa vision de la vie, les vastes perspectives qu’il ouvre laissent une marque indélébile sur tous ses films et les rendent incomparables. Pour moi, Veroiu est l’un des plus grands réalisa-teurs européens actuels.