Raoul Ruiz : une oeuvre ouverte et mystérieuse

Danièle Rivière

Explorer le cinéma de Ruiz est une gageure tant son oeuvre est riche en matériaux filmi-ques, en thèmes, en références culturelles. C’est qu’avec Ruiz, le cinéma n’est plus tout à fait de l’image matière, mais des images-pensées. Ce sont ces figures qu’il nous faut pénétrer pour découvrir cette oeuvre indéfi-niment ouverte et pleine de mystère. Ici, la référence au réel ne semble plus fon-der la représentation. Cette caractéristique du travail cinématographique de Ruiz, rejoint ainsi d’autres travaux contemporains, à la fois philosophiques, scientifiques, socio-logiques, comme nous l’a montré la récente exposition sur les Immatériaux à Beaubourg. Une autre relation de l’homme au monde s’instaure alors qu’il puise désormais sa con-naissance dans les images, images du monde, images d’images, qui créent chez lui cette indiscernabilité du réel et de l’imaginaire. Dans le cinéma de Ruiz, ce lien ténu entre l’homme d’aujourd’hui et son environne-ment, se manifeste par la multiplication des axes de prises de vue qui libèrent l’image d’une vision « réaliste » pour l’investir de rêves. Mais c’est aussi les personnages, les objets qui, pris dans un réseau de perspecti-ves inversées, brisées, superposées, semblent se libérer des lois de la pesanteur dans un monde en à-plat, sans finalité. Tout devient alors possible. Les personnages se métamor-phosent (le corps de la femme se couvre de poils dans La Présence réelle, la voix d’Isa-dora mue dans La Ville des pirates…), se doublent d’une autre image (Le Borgne) ou de leur ombre (Bérénice…), se morcellent (Le Borgne), disparaissent (Les Destins de Manoel). Les objets quant à eux prennent vie (les poupées des Trois couronnes du mate-lot) et envahissent l’image (les carafes et les fruits sur la table du propriétaire dans L ‘Expropriation…). L’espace aussi s’ana-morphose par les lentilles et les jeux de miroirs, se transmue par les filtres, la colo-ration, le passage au noir et blanc, par les variations de lumière (La Ville des pirates, Manoel…). Ces jeux qui furent l’apanage des « cinémas expérimentaux », se doublent pourtant chez Ruiz d’une interrogation : comment se fait-il que maintenant où nous savons qu’il n’y a pas de vérité ni fausseté mais du probable, que ce monde n’a pas d’arrière monde, nous ne nous habituions pas à cette idée, et qu’il • nous reste la nostalgie d’un ailleurs ? Que nous voulons autre chose ? Que nous rêvons d’autre chose ?… « D’ailleurs, de plus en plus nos rêves nous arrivent déjà montés et mixés comme les séquences d’un film ter-miné, qu’est-ce qui a bien pu produire cette prothèse dans notre mémoire ? » (Ruiz/Schefer dans L’image, la mort, la mémoire). Découvrant aussi ce pouvoir sur nos représentations Godard s’inquiétait : « Comment faire encore une image, juste une image ? ». Ruiz s’attarde sur les relations de ces ima-ges gravées dans notre mémoire, et les prend littéralement au mot, comme l’exemple fameux des Trois couronnes où l’on voit les matelots « faire des vers ». Cette mise en rapport entre le dit et le voir, provoque en nous une sorte d’hallucination comme à l’époque où les images n’imitaient pas la nature, mais la révélait. C’est la résurgence d’une fonction poétique de la mémoire, du temps de la théologie archaïque où on l’appe-lait Mnémosyne, mère des muses. C’est cette mémoire atrophiée comme fonction imagi-native que Ruiz interpelle, lui insufflant des contes de notre enfance associés à d’autres fictions sur le mode de « il était une fois ». Mais cette référence aux mythes grecs, cons-titutifs et fondateurs de la pensée occiden-tale, de notre environnement culturel, a aussi à voir avec le cinéma quand on se souvient que la plupart des histoires de la mytholo-gie tournent autour de la vision, du regard, du miroir (Narcisse, Orphée, Oedipe). La mémoire d’ailleurs, tout comme le cinéma de Ruiz, y était alors un art de la séduction. Cette référence à l’archéologie de notre mémoire s’affirme explicitement chez Ruiz par la présence de Valparaiso qui hante ses films (Trois tristes tigres, Les Trois couron-nes du matelot…). Ville des ténèbres, du fond, où se perdaient les marins, elle fut con-sidérée à la fin du Moyen Age comme l’anti-pode de Jérusalem, la céleste. C’est autour de cette volonté de se perdre que va s’orga-niser le récit chez Ruiz, la fiction devenant une appréhension d’autres réalités. C’est d’abord un autre temps du récit, brisé dans sa linéarité, d’invention de durée où « l’instant devient plus grand que la jour-née », un temps, non plus vécu sur le mode de la décadence, de la nostalgie, mais comme dimension de notre imaginaire, d’écarts dans nos représentations où s’engouffrent la fic-tion. C’est enfin la possibilité d’émergence d’une autre image qu’il faudra déformer aus-sitôt pour permettre de nouveaux surgisse-ments. Cette déformation, si particulière au cinéma de Ruiz, par la lumière (importance accordée aux chefs-opérateurs Vierny, Ale-kan), par le faux raccord, le hors champ voix/image, la multiplication des points de vue, la mutation des personnages et des objets, est l’expression même de cette indis-cernabilité qui circule dans son oeuvre. Si l’on se souvient que « seule la vérité a une forme », le probable qui caractérise notre pensée contemporaine, ne peut alors se dire que dans la dé-formation. Or, si la référence au réel ne semble plus fon-der la représentation, elle se structure cepen-dant chez le spectateur entre la discontinuité de la narration cinématographique (sons, images), où se mêlent passé, présent, futur (Les Destins de Manoel…). Cette rhétorique ruizienne qui n’a donc pas de fonction réelle devient alors occasion d’art. Combinatoire en ellypse de figures de mot (oublié dans une phrase lorsqu’ils ne sont pas indispensables pour le sens), d’image (discontinuité dans le développement du récit), où se mêlent des figures de pensée (une idée par plan). Mais il y a aussi la configuration de l’image, un cadre incluant souvent un réseau géométri-que ternaire, figure de la Trinité, symbole du Grand Tout globalisant, pris au piège dans cette image à deux dimensions qui figure le monde fait aussi « d’images, c’est-à-dire sans profondeur, autrement dit sans vérité ». Subversion de l’image où le monde change de sens, où l’apparence n’y est plus négation du réel, mais se révèle « habité d’une pré-sence secrète » (les dentelles dans Les Des-tins de Manoel). Ces figures de style, longtemps considérées comme des ornements « artificiels et fleuris » depuis l’âge baroque, s’affirme chez Ruiz sans coloration péjora-tive, mais avec un contenu positif. Cette esthétique, née alors que s’effectuait une véritable révolution culturelle en cette fin du xvie siècle, créant des brèches dans le cercle du savoir et des habitudes de l’imagination s’amplifie dans le cinéma de Ruiz qui déve-loppe cette vision tourbillonnante d’un monde ouvert entraîné par la dynamique du mouvement, arrachant l’homme, le monde, à sa nature immobile. Esthétique de la modu-lation, de la dissonance, de la structure ouverte où les lignes droites se font volutes, c’est le règne des possibles, la voie ouverte aux métamorphoses, aux jeux de trompe l’oeil, de miroir, qui révèlent des formes éva-nescentes, l’éclat des surfaces. C’est le triom-phe de l’indiscernable, de l’indiscible, qui impressionne les sens et l’affectivité par une accumulation décorative et ludique ; trop plein de vie faisant éclater les schèmes. L’esthétique se fait éthique et même politi-que car, « le destin d’un pays » n’est-il pas « égal à la somme de ses unités : ce que cha-cun fait concrètement et théoriquement » ? (R. Ruiz). Mais cette esthétique du simulacre inhérente au cinéma quand l’image y est déjà une « entité non existante » (R. R.), révèle para-doxalement chez Ruiz sa matérialité comme support filmique. La pellicule devient la sur-face sur laquelle tout se joue, se révèle. Le cinéma de Ruiz, c’est aussi l’exploration de tous ses possibles à travers les différentes techniques cinématographiques, mêlant les styles et les genres par une volonté ludique. Le temps y devient fluide, l’espace se fait sur-face, « il n’y a plus de temps, plus d’espace… Juste cette image. Tout est devenu carte pour nous. C’est absolument tragique ».