Kenneth Loach : un dossier

Philippe Pilard

Ce n’est pas céder au goût du paradoxe que d’affirmer que Kenneth Loach est, en France, un cinéaste à la fois célèbre et inconnu. Célèbre parce qu’il a acquis en une quinzaine d’années une réelle notoriété. Inconnu, parce que nous ne connaissons qu’une part minime de son oeuvre. En quelques vingt ans d’activité, Ken Loach s’est taillé une place originale — sinon con-fortable — dans le monde audiovisuel bri-tannique. Chroniqueur discret, attentif et passionné du monde du travail, des « peti-tes gens », il reste un cinéaste « engagé », à une époque où ce n’est plus guère de mode. A travers ses fictions comme dans ses docu-mentaires, il scrute la société britannique, ses mécanismes de pouvoir et de contre-pouvoir et leurs contradictions. En vingt ans, bien des choses ont changé : la Grande-Bretagne de Mme Thatcher n’est pas celle d’Harold Wilson. La société « de consommation », le « swinging London » (pour autant qu’ils aient jamais existé), sont bien loin. L’interminable guerre d’Irlande, tout comme la crise économique persistent, avec le chômage, les luttes sociales (la récente grève des mineurs), les conflits raciaux… La « citadelle syndicale » a été battue en brè-che et la « welfare society » des travaillistes cède sous les coups de boutoirs des « nou-veaux libéraux ». De même, le monde audio-visuel britannique a changé. Le cinéma a continué de décliner. (265 millions d’entrées en 1968 ; 176 millions en 1973 ; 103 millions en 1979 et à peine 60 millions en 1984 !) L’argent américain qui avait permis de réa-liser des films britanniques originaux, de Samedi soir, dimanche matin (1960) de Karel Reisz, à Kes (1968) s’est tourné vers d’autres types de production . La télévision reste le « medium » audiovisuel majoritaire : au côté de BBC, la télévision indépendante a vu sa position renforcée par le lancement de « Channel 4 » fin 1982. Ces dernières années, la vente des magnétoscopes a battu des records : on a pu parler de « video boom » ! C’est avec Kes, puis avec Family life que le public français a découvert Kenneth Loach. Ces deux films furent présentés par des mani-festations parallèles au Festival du Film de Cannes : le premier à la « Semaine de la Cri-tique » en 1970, et le second à la « Quinzaine des réalisateurs » en 1971. L’époque était à la contestation : l’école et l’hôpital psychia-trique en étaient des hauts lieux… L’équipe Ken Loach-Tony Garnett n’en était pas à ses coups d’essais : formée à la BBC, elle met-tait en oeuvre pour le cinéma, une méthode de travail déjà rodée à la télévision. On peut même affirmer que le « docu-drama », c’est-à-dire la « mise en fonction » d’un matériel documentaire, est une spécialité mise au point par la télévision britannique des années 60. Cathy corne home (avec Carol White dans le rôle de Cathy) chronique de la déchéance d’une famille affrontée au problème du loge-ment, est un exemple célèbre de « docu-drama ». Le retentissement de ce film fut tel qu’il déclencha une polémique dans la presse et un débat au Parlement. Trente ans plus tôt, et sur le même sujet, le documentaire d’Edgar Anstey et Arthur Elton, Housing problems (1935) avait suscité débat com-parable 2… « Pour nous, les films de télévision sont au moins aussi importants que les films de cinéma », déclarait Tony Garnett… « La rai-son principale qui nous pousse à travailler pour la télévision, c’est que c’est une forme populaire. Les travailleurs regardent la télé-vision, vont de moins en moins au cinéma, jamais au théâtre 3… » Le naturalisme est chose courante à la télé-vision : c’est même, semble-t-il, le style majoritaire de la plupart des fictions. Dans le monde entier un véritable « code » natu-raliste s’est imposé au fil des ans : du feuil-leton au film policier, sans parler des publicités pour les lessives ! La démarche de Loach et de ses co-équipiers (outre Garnett, les scénaristes Jim Allen et Barry Hines) c’est, à l’intérieur de ce « genre » néo-réaliste, d’essayer de créer une forme narrative qui ne succombe pas aux cli-chés habituels et réveille le regard du spec-tateur au lieu de le rassurer. (Tentative parallèle : celle de Watkins, autre contesta-taire, avec des films tels que Culloden [1964], The war gaine [1965] ou Punishment park [1970].) Cette démarche prend des formes différentes : du constat néo-documentaire de Cathy à l’humour de The price of coal, où dans un style qui évoque le cinéma tchèque des années 1965/67, Loach et Hines décri-vent les préparatifs d’une visite royale dans une mine de charbon. Mais c’est probablement avec Days of hope (mini-série de 4 fois 90 mn), chronique de la vie d’une famille de mineurs de la conscrip-tion de 1916 à la grève générale de 1926, que Loach et Allen vont le plus loin. Dans une télévision où le feuilleton historique est lui aussi une institution (de The Forsyte’s saga à Upstairs, downstairs pour ne pas parler de Chariots of fire !) Days of hope marque une date. Non seulement parce que Loach et Allen décrivent l’histoire du point de vue des travailleurs, et non pas, pour une fois, du point de vue des classes dirigeantes, mais encore parce qu’ils y ajoutent une vision polémique de l’histoire du mouvement ouvrier. Tony Garnett déclarait : « Si nous nous tournons vers le passé, ce n’est pas pour fuir le présent, c’est pour en tirer des leçons… » Et Ken Loach : « L’image tradi-tionnelle, c’est que l’Angleterre est une société paisible et stable… Nous avons voulu montrer que l’Angleterre est fondée sur un passé violent qui suppose la mise au pas, par la force, de toute opposition… Nous espé-rons que (les spectateurs) tireront les leçons de ces occasions perdues en 1926 et des défai-tes que connut alors la classe ouvrière… » Et Jim Allen : « La grève générale permet-tait la créatiôn d’une société gérée par les tra-vailleurs, en Angleterre. Cette occasion a été perdue par la trahison des syndicats, du Labour Party et du Parti communiste. Le message, c’est : que cela ne se reproduise pas ! 5… » « Le seul texte progressiste réaliste que je connaisse dans le domaine de la fiction his-torique à la télévision britannique est Days of hope… » écrivait l’historien Colin McAr-thur en 1978 6. Le film suscita, comme on s’en doute, des débats très vifs dans la presse et sur les ondes. Aujourd’hui, l’impact du « docu-drama » est passablement émoussé, et le débat autour du cinéma « engagé » peut paraître sans objet. Un nouveau Cathy corne home provoquerait-il l’émotion de jadis, on peut en douter. Quant aux résultats tangibles de ces films, Tony Garnett notait déjà, lors de la rediffusion de Cathy en 1968 : « Il y a aujourd’hui plus de gens à la rue que lors de la première diffusion’… » L’avalanche que subit le spectateur audio-visuel contemporain banalise les oeuvres qui lui sont proposées. Et les programmes et les films à vocation « escapiste » (pour repren-dre l’expression anglo-saxonne) sont loin d’avoir dit leur dernier mot. Le feuilleton de télévision banalise la fiction comme le journalisme audiovisuel banalise le documentaire. Pour compléter ce dossier, il convient d’évo-quer certains des projets qui n’ont pas abouti : un projet concernant directement la crise de l’Ulster ; ou encore, celui qui pre-nait comme point de départ l’affaire des usi-nes Laurence Scotte à Manchester. Cette affaire secoua le monde syndical et politique britannique en 1981/82. L’usine fabriquait des moteurs pour les missiles Pola-ris destinés à l’armement des sous-marins nucléaires de l’OTAN. Les 650 ouvriers en grève — parmi lesquels de nombreux paci-fistes actifs ! — bloquèrent l’usine des mois durant par crainte de sa fermeture. Pour récupérer les moteurs détenus par les piquets de grève, la direction organisa un « com-mando » en hélicoptère ! Quant aux travail-leurs de Laurence Scott, ils furent désavoués par l’Amalgamated Union of Engineering Workers, leur fédération syndicale ! a Pour Jim Allen et Ken Loach, l’affaire Laurence Scott était exemplaire par ses multiples con-tradictions. L’affaire Laurence Scott connut son épilogue en février 1982, quand la police chassa les derniers piquets de grève. Bientôt, l’opi-nion publique fut sollicitée ailleurs : le 5 avril, un contingent militaire quittait Port-smouth et débarquait le 21 mai aux Iles Falklands…

1. Cf. Hollywood, England par A. Walker (1974), « Cinéma britannique : 1980 » par Ph. Pilard. Revue du cinéma n° 358 (fév. 1981). 2. Cf. L’Angleterre et son cinéma par O. Barrot, J. Queval et Ph. Pilard. Cinéma d’aujourd’hui n° 11 (fév. 1977). 3. Filin & Filrning, march 1972. 4. Cf. « Le réalisme cinématographique » par Ph. Pilard, La Revue du cinéma n° 328 (mai 1978). 5. Cf. Popular television and film, Open Univ. Book, (1981). 6. Television and history, BFI, 1978. — Voir aussi Screen, vol. 16 et 17, 1975/76. 7. Afterimage, 1970. 8. Cf. Time Magazine, 16 nov. 1981 ; The Guar-dian, 17 fév. 1982.