Matjaz Klopcic, cinéaste slovène

Lorenzo Codelli

« La beauté est indéfinissable. » (Polde Bibic)

Des huit républiques dites « autonomes » qui composent la Yougoslavie, la Slovénie est la plus septentrionale et la plus liée aux traditions culturelles de l’ancien Empire austro-hongrois dont elle faisait partie. Avant la dernière guerre, la littérature, le théâtre, la peinture et les autres disciplines de la culture bourgeoise y prospéraient, tandis que le cinéma y était mal vu. On ne pouvait guère noter que deux longs métrages, documentai-res muets consacrés aux beautés de ses super-bes montagnes (1932). Le cinéma fait sa véritable apparition au len-demain de la Libération, en Slovénie, comme en Serbie et en Croatie, avec une nécessité nouvelle née du besoin de raconter en ima-ges les épiques et héroïques gestes des parti-sans qui avaient remis sur pieds leur pays. La grande originalité de la Yougoslavie lors de ces prémices souvent artisanales et naïves fut d’encourager dans chaque République un développement de l’industrie cinématogra-phique capable de répondre à peu près aux besoins de chacune d’elle dans ce domaine. Les différences linguistiques et ethniques, aussi bien que les inégalités dans les ressour-ces financières et les racines culturelles, trou-vèrent dans le mode d’expression cinémato-graphique le reflet de chaque république . Entre 1948 (année de Sur sa propre terre, de France Stiglic, titre tout à fait indicatif de la forte volonté d’affirmation individuelle slovène) et 1984, la Slovénie produit 85 longs métrages, soit environ le huitième de la pro-duction nationale yougoslave. La seule compagnie de production slovène, Triglav Film, ne produit que neuf films jusqu’en 1955, parce qu’elle mise plutôt sur les très ambitieuses et bâtardes co-productions internationales. Sa faillite com-plète est suivie en 1956, par la fondation de Viba Film, qui stabilisera la production slo-vène entre deux et quatre longs métrages cha-que année. Un scandale dû à une affaire de corruption arrête toute la production entre 1980 et 1982, mais le rythme reprend ensuite régulièrement. Vis-à-vis du cinéma croate (Zagreb), plus riche de moyens et de personnalités artisti-ques, et du cinéma serbe (Belgrade), plus divisé en « genres » populaires (le film d’action de partisans ou de guerre, le mélo, la comédie, etc.), le cinéma slovène n’a déve-loppé courageusement (d’autres diront de façon masochiste) qu’une seule tendance : le film d’auteur, la création très personnelle et souvent très intimiste du cinéaste intellectuel. Les films les plus ratés, et même certains navets érotiques ou d’imitation occidentale, ont en commun, avec les meilleures réussi-tes, un effort réel pour trouver une vérité intérieure susceptible de répondre à une nécessité esthétique évidente. Cela est mani-feste surtout après l’arrivée de la « nouvelle vague » qui a bouleversé tout le cinéma yougoslave dans la deuxième moitié des années 60 (Klopéié, Makavejev, Dorotevic, Pavlovié, Petrovié). Chaque film slovène, bon ou mauvais, essaie de justifier son exis-tence par des contenus politiques auto-critiques ou par des formes originales. Il faut souligner qu’à Ljubljana fonctionne depuis longtemps une Académie où on ensei-gne, du point de vue théorique et pratique, le cinéma (Klopcic est l’un des professeurs) ; que la télévision slovène pour ses deux chaî-nes produit plusieurs films et feuilletons ; que la revue bimensuelle « Ekran » paraît régulièrement depuis vingt ans ; que la Ciné-mathèque Yougoslave a sa salle à Ljubljana et y projette deux films chaque jour ; que d’autres rétrospectives ou cycles d’essai, enfin, sont organisés soit dans le Centre Can-kar (un splendide « Beaubourg » polyvalent tout nouveau) soit à l’Université. Tout cela peut donner une idée du niveau de la culture cinématographique dans cette communauté de deux millions d’habitants.

Du côté du soleil, 1960 et Romance autour d’une larme, 1962.
Ces deux courts métrages représentent les premiers pas de Matjaz Klopéid, après ses études d’architecture. Du côté du soleil est un « faux » documentaire ; c’est plutôt un portrait très mis en scène d’un sympathique vieillard qui dessine au coin d’un pont pour quelques dinars les profils des gens, en découpant génialement du carton noir. Un personnage d’artiste incompris, un métier menacé par la pluie, le vent et les appareils photographiques. Le jeune cinéaste s’iden-tifie à ses efforts un peu maladroits et drô-les pour survivre avec dignité. Il le compare à sa vieille ville natale, à ses bâtiments tara-biscotés, à ses places harmonieuses, à ses rues calmes, sans automobiles. Problablement influencé par le free cinema anglais, ce déli-cieux poème visuel, accompagné d’un com-mentaire jazz très slow, rappelle aussi le goût d’un Tati pour l’observation des moeurs col-lectives en voie de bouleversements. Plus conventionnellement narratif, Romance autour d’une larme paraît significatif surtout par son utilisation de la couleur : le Carna-val pendant lequel les deux enfants vivent
leur fugace histoire d’amour, permet les tons criards et non réalistes que le cinéaste expé-rimentera des années plus tard dans La Fête des morts.

Une histoire qui n’existe pas, 1966.
« Une des constantes de mes films est, depuis toujours, le problème de l’entropie, que je considère comme une des caractéristiques les plus importantes de notre pays et de notre vie sociale. C’èst un manque de vie, une cer-taine frustration qui correspond au contraste que le pays slovène, étiré entre le paysage alpin et le paysage méditerranéen, présente par sa position. L’énergie et les dons des indi-vidus trouvent rarement à se réaliser et à s’exprimer. On promet beaucoup, comme notre paysage qui est l’un des plus beaux d’Europe, et en même temps on s’enlise, comme si on ne trouvait de point d’appui que sur l’insipidité du voisin. Dans mon premier film, Une histoire qui n’existe pas, j’ai essayé d’illustrer cet état de choses. J’y raconte la recherche avide d’un homme plein de vie qui ne rencontre ni les événements ni les person-nes qui pourraient l’aider et qui, peu à peu, en arrive à une dépersonnalisation totale, dont la fin du film veut être le symbole. L’histoire de ce criminel qui fuit, se décom-pose peu à peu, comme mon intention d’en faire un film. Dans les dernières séquences qui ne montrent plus que son état d’âme, il devient le « personnage » accidentel d’un autre film… d’un film italien sur les hom-mes préhistoriques, d’une coproduction stu-pide. Là, par incompréhension, il devient le chasseur d’un autre criminel véritable, qui se dissimule sous le maquillage sauvage des figurants. Le malentendu est complet. L’homme se perd dans l’anonymat. Les films qui peuvent se faire sont des mensonges et c’est parce qu’ils sont des mensonges qu’ils peuvent plaire aux autres. C’est une fuite complète, une frustration qui ne permet même plus qu’on se regarde dans le miroir du matin. On ne forge pas sa propre vie ; on glisse dans le monde, dans le compromis d’un ordre déjà établi’. » A son retour des deux ans passés à Paris —surtout à voir des films à la Cinémathèque, mais aussi en travaillant comme stagfaire avec Godard et Dassin 2 – Matja1 Klopêié réalise l’un après l’autre Une histoire qui n’existe pas et Sur les ailes en papier. Les deux films sont présentés au Festival de Pula de la production yougoslave en 1967. Même si le titre annonce un parti-pris anti-narratif, le premier film de Klopéié dévoile le très vif plaisir qu’il a à raconter et à fil-mer. C’est l’indépendance vis-à-vis des con-traintes idéologiques ou esthétiques, que le réalisateur recherche avant tout, en refusant à son personnage de « gastarbeiter » en fuite permanente toute approche psychologique ou « engagée ». S’il lui manque une évolu-tion dramatique, le film propose toutefois une progression circulaire autour de ce « pivot-sans-qualités ». Chaque rencontre faite au hasard, chaque échange de mots (abstraits ou très métaphoriques) ou de regards, renvoie à une dimension philosophi-que : une jeunesse qui n’existe pas, un cinéma, un pays qui n’existent pas, entre-aperçus par hasard et en mélangeant les styles. Film-manifeste (pas trop différent en cela du premier film de Makavejev ou d’autres cinéastes européens contemporains), Une histoire qui n’existe pas déplace consciem-ment les idées reçues et les confortables cer-titudes du cinéma slovène : plus de héros positifs ni de « vilains », plus d’histoire à exalter, plus de modèles « sains » à propo-ser, plus de sauvetage par le recours à la grande littérature nationale. Dès ses premiè-res images c’est une aliénation, une maladie d’incompréhension que le film propose — et ses références au Cri rappelant que le même désespoir existentiel accable l’ouvrier suici-daire d’Antonioni. A remarquer, dans un rôle de jeune fille charmante, la blonde Sneiana Nikàié, qui développera dans les deux films successifs du cinéaste un personnage de plus en plus atta-chant, au-delà de sa sublime photogénie.

Sur les ailes en papier, 1967.
« Un indéfinissable malaise termine la recherche que je voulais faire dans Sur les ailes en papier. J’ai voulu écrire un poème cinématographique sur l’impossibilité du bonheur, sur l’amour fou. L’idée est peut-être plus autobiographique que je ne le vou-lais. Tout le scénario était fondé sur une petite pensée qui apparaît dans le film. Un cinéaste donne comme cadeau à celle qu’il aime un court métrage muet qui présente l’émotion et le désir de son attente. Et puis je voulais tourner dans la neige, avec la lente tombée des flocons de neige qui me fait rêver depuis toujours quand elle embellit les vieil-les maisons et les sapins avec une constance dans leur mouvement vers la terre qui me donne le vertige et m’apporte une sorte de dépersonnalisation du plaisir et de la recher-che, une fuite sensuelle. C’est un vol au-dessus de Ljubljana où les deux clochers de l’église paroissiale baroque s’étirent comme les jambes d’une fille qui s’abandonne… Il était impossible de recomposer des moments de plaisir et de bonheur, alors c’est au dis-cours à l’exprimer, pendant le sommeil de l’héroïne. La fille, endormie-morte, retrouve peu à peu la vie, au rythme des images. J’ai essayé, ici, d’écrire de la musique 3. » Encore moins racontable que son premier film, Sur les ailes en papier se compose d’associations visuelles innocentes et parfai-tes comme le corps et le visage de Snezana Niksié — à laquelle le cinéaste donne des ailes métaphoriques. Entre le reporter amoureux fou et la dan-seuse lumineuse naissent des vagues impé-tueuses, mais tous les élans n’ont pas le bonheur pour but. Le long monologue final, que la mère dédie à la fille, renferme et gèle cet éclatement des passions. L’avenir de la jeune protagoniste est déjà là, devant elle : pas d’évolution, pas de « vol » possible, elle répètera forcément le destin de sa mère, elle n’y échappera pas… Encore une fois les mots tissent une toile autonome par rapport aux images (le titre se réfère d’ailleurs à un roman d’Andrej Hieng qui n’a pas de rapport avec le film), et évi-tent tout réalisme dans la représentation des états d’âme. La génération montante est imprégnée de romantisme et d’imagination lyrique : c’est le côté affirmatif et relative-ment optimiste de ce film sereinement tragique, qui témoigne d’un moment contradic-toire de cette génération.

La Fête des morts, 1969.
« Le film adapte un merveilleux roman de Beno Zupanéiê, où, je crois, chacun peut se reconnaître, s’il aime l’incertitude et les rêves de l’adolescence. La perte des qualités rares et naïves de la jeunesse, me semble trouver un écho dans la scène de la mort de Popeye [l’ami du protagoniste]. Cette mort qui est, pour un grand nombre de spectateurs, un moment difficilement compréhensible du film, a pour moi une importance très grande. Malgré les erreurs qui parsèment encore mes films, il me semble avoir trouvé, dans cet équilibre entre le rêve, l’irréel, et le plaisir de vivre et de conduire ses actes jusqu’au bout, une qualité poétique qui n’a besoin d’aucune interprétation. C’est un constat de vulnérabilité et un appel à la lutte, à la créa-tion. J’ai toujours considéré cette scène comme une scène où un marchand, surgi au bon moment, essaierait de vous acheter vos rêves. Il vous trouve dans la rue et cherche à vous voler. Le temps promet toujours la fin du malheur, mais c’est justement le temps lui-même qui est votre ennemi 4. » La Fête des morts raconte des faits histori-ques bien précis, mais même ici Klopéié abandonne tout de suite les liens avec les évé-nements réels. Il voit la réalité avec les yeux ingénus de ses jeunes personnages : les cou-leurs, jaune, vert, rouge, ont la densité qu’avaient, nous nous souvenons, nos crayons à l’école. Les gestes et les choses sont vus à travers la mémoire nostalgique qui embellit même la violence et la mort. La « prise de conscience » du protagoniste — si lointaine des « prises de conscience » chères au cinéma stalinien de pas mal de nations — n’est que la conséquence inévita-ble d’une situation brutale et oppressive, et pas du tout l’élan héroïque d’un individu. Quand Niko à la fin, avant de s’en aller chez les partisans, se retourne et invoque les yeux pleins de larmes le nom de l’ami mort, c’est un cri poignant contre les injustices du monde et de la vie (qui m’a rappelé l’éclat de rage du jeune officier qui, dans Dishonou-red, doit fusiller Marlène). Premier film totalement maîtrisé de KlopCié, La Fête des morts démontre comment son style évolue sans rien céder ni à la longue (et souvent néfaste) tradition des films sur la lutte partisane, ni à celle des adaptations lit-téraires dont le cinéma slovène est (trop ?) riche. Et les couleurs lui permettent de valo-riser au maximum la grâce singulière de Sne-fana Nildié. Le succès critique et populaire du film couronne enfin les ambitions du cinéaste.

Oxygène, 1970.
« La Fête des morts marque probablement pour moi la fin des films sur la jeunesse, sur les problèmes qui touchent à la naïveté et aux rêves. Oxygène est un essai pour puiser dans la contemporanéité une problématique idéo-logique et pour transmettre, par cette voie nouvelle, mes tendances quant à l’écriture cinématographique. Comme il arrive pour tout essai absolument nouveau, je ne trouve pas le film très réussi 5. » « Au départ c’était un sujet qu’un jeune écri-vain avait soumis à Viba Film : une histoire fictive qui devait représenter l’occupation de la Tchécoslovaquie par les Soviétiques. Le film, je crois, était bien fait ; il a reçu des prix d’interprétation et de mise en scène. Mais c’était un peu de la science-fiction, ou de la politique-fiction, d’où le fait que le film n’est pas très bien ancré dans une société quelconque. Ce qui est drôle maintenant, c’est son côté Docteur Mabuse que Bergman a aussi donné à L’OEuf du serpent : caméra cachée, manipulations d’un système qu’on découvre à travers un homme de science, etc. 6 » Trouver et voir ce film se révèle pour le moment impossible. Co-produit avec la Ser-bie et sans grande carrière commerciale, Oxy-gène est l’exemple de tout un cinéma you-goslave qui disparaît le jour après la présentation au Festival de Pula. Heureuse-ment Klopéiê lui n’est pas fini comme tous ces réalisateurs qui ont disparu après la mal-chance de leur (souvent unique) film. La Cinémathèque Yougoslave, si connue pour ses trésors américains ou étrangers, à mon avis devrait travailler plus pour que le patri-moine national soit visible et mieux connu — surtout par les jeunes qui connaissent par coeur Godard ou Antonioni mais pas les maî-tres de leur pays…

Les Fleurs en automne, 1973.
« Le roman a été écrit en 1923, alors que Ivan Tavcar avait à peu près 70 ans. Il était alors maire de Ljubljana, et les critiques lit-téraires le provoquaient en disant qu’il était trop vieux pour écrire et que, de toute façon, il n’avait jamais rien écrit de très bon. Il a donc écrit Les Fleurs en automne et la pre-mière partie d’un autre roman qui promet-tait beaucoup en quelques semaines, après quoi il est mort. Tout le monde en Slovénie a lu ce livre, qui est aussi au programme dans les écoles. C’est un roman très bien fait, très dense, avec des racines dans la tradition romantique. C’est sans doute aussi, en par-tie, un livre autobiographique, comme la dizaine de livres que Tavcar a écrits à la fin de sa vie. Je n’ai pas beaucoup changé le livre parce que c’était au départ un travail de com-mande pour la télévision. Le livre est bâti sur un flashback et j’ai conservé cette construc-tion pour la télévision ; dans la version cinéma, cela a été coupé. Ce qui m’intéres-sait surtout, c’était de tourner la fête pay-sanne, les danses, puis les adieux et la mort. Je savais que le film pouvait rejoindre un très grand public et je n’ai jamais perdu ça de vue. Je voulais faire un film beaucoup plus simple que mes films précédents, insister sur les rapports entre les personnages, soigner le travail avec les acteurs ‘. L’exaltation cinématographique de la nature et de la vie rurale tirée du roman de Tavcar s’explique sans fausse pudeur ou peur du sen-timentalisme. Graduellement, et dans un crescendo souligné par le très beau leitmo-tiv musical, nous suivons la fuite de la ville, la découverte de la paix des champs, l’amour sublime. Un choc brutal rompt l’harmonie croissante : la fille aimée meurt par excès de bonheur quand elle apprend le projet de mariage. Pendant que la mémoire saute de l’événement tragique à la monotonie sans issue de tant d’années après, nous réfléchis-sons et nous nous apercevons que tout le film tendait vers cette brusque cassure, comme vers le réveil soudain d’un rêve trop pro-longé. C’est le songe lui-même qui est tragi-que, souligne Klopéié, dans le déchirant final sur la tombe de la jeune fille ; il est tragique que le songe soit l’unique possibilité d’évasion. Le cimetière est comme la ville, la struc-ture circulaire du film se referme dans la même inéluctable fixité du début. Ce serait trop réduire Les Fleurs en automne que d’en retenir seulement ce côté tragique, dominant. L’évocation lyrique de Klopéié se déroule en séquences splendidement atempo-relles, comme la fête paysanne ou la danse des deux amoureux où l’ivresse joyeuse est contagieuse. Un poème dans le poème, les gros plans de Milena Zupanéié, visage pudi-que et légèrement fuyant, variation sur le thème de l’insaisissable féminin. Les Fleurs en automne, si réussi dans la ver-sion en trois parties et 16 mm pour la télévi-sion, a été gonflé en 35 mm et sauvagement coupé pour l’exploitation cinématographi-que : l’harmonie du récit comme la précio-sité des images y perdent beaucoup. Souli-gnons en passant que Klopéié a dirigé ensuite d’autres films pour la télévision, des courts métrages et des films d’une heure — dont Le Peintre fou (Nori malar), 1978, portrait très original de la vie d’un artiste méconnu et désespéré, Josef Petkovsek, interprété par le fidèle Polde Bibic.

La Peur, 1974.
« C’est un scénario original que j’ai écrit très rapidement et qui fut réécrit par Andrej Hieng, un des meilleurs écrivains yougosla-ves d’aujourd’hui. … Je pense qu’il faut se servir de sa « pro-venance ». Ma ville c’est un peu comme ma maison. Au moment où je tournais Les Fleurs en automne, mon décorateur m’a apporté de vieilles affiches des théâtres de Ljubljana qui annonçaient la venue du célè-bre magicien Blagot Bolasica, avec des tableaux vivants, etc. En même temps il m’est venu à l’idée que le tremblement de terre de 1895 n’avait jamais été décrit, ni dans un livre, ni dans un film. Cette année 1895 devenait donc riche de coïncidences : le tremblement de terre, la naissance du cinéma, etc. Moi, cette maison close je la vois davantage comme l’une de ces maisons qui, après la Deuxième Guerre mondiale, étaient récupérées par les travailleurs, parce qu’abandonnées ou prises aux riches ! La difficulté d’être « self-made-men » : une fois installés, quoi faire ?! En même temps, je pensais que le héros principal de La Peur, Franz, devait représenter quelqu’un, identi-que au héros de mon premier film. Que peut-on faire avec son capital, avec tous les dons que l’on possède ? Le côté énigmatique du personnage m’apparaissait comme le portrait de quelqu’un qui ne voit que le mal dans lequel il se noie à travers le monde — un peu comme mon interprétation de La tempesta du Giorgione : dans tout ce chaos, quel mira-cle que la vie se reproduise ! k » La Peur, film plus directement « politique » que les précédents, est une reconstitution de la fin de siècle, composée à plusieurs niveaux et propose deux métaphores subtilement sub-versives : le bordel de luxe comme micro-cosme de la société (bourgeoise et néo-bourgeoise, c’est-à-dire « après le tremble-ment de terre ») et la peur de la catastrophe, qui se matérialisera dans le séisme, comme peur de l’instabilité, du désordre, du Nou-veau dans tous les sens du terme. Au bordel règne l’ordre hiérarchique maintenu par Franz, le propriétaire, surveillé par un major-dome respectueux et discret, par une gouvernante tout aussi comme il faut et par un chien fidèle. Là se rencontrent et philosophent les représentants de l’ordre, juge, médecin, avo-cat, artiste, jeune homme riche. Débauches ou orgies se déroulent dans un ordre parfait. La mort d’un vieux client en pleine extase est aussitôt suivie de nettoyages, rangements, remises en ordre. Le tremblement de terre aussi, réellement survenu à Ljubljana en 1895 et qui détruisit à moitié la ville, travaille pour l’ordre, se déroule avec ordre. En pleine panique, les représentants de la loi admonestent, dans les rues, les citoyens. Le cataclysme à peine passé, nous voyons que la Maison est déjà en reconstruction, que les survivants sont en train de recomposer heureusement la mosaï-que dérangée. Franz, qui dans un moment de colère avait tué le jeune rival qui lui enle-vait sa maîtresse servante, devient l’unique responsable, le seul bouc émissaire pour tout ce qui est arrivé. Son exécution finale revêt une valeur globale : il est dérisoire qu’il soit puni, lui précisément ; il est ironique qu’il aille mourir dans cette campagne où il avait cherché refuge ; il est paradoxal qu’au der-nier moment il demande des nouvelles de son fils sur le point de naître, lui qui avait déjà vécu la mort en lui-même comme chez les autres. L’obscurité qui l’enveloppe est la conclusion absurde, mais « morale », d’un voyage nocturne vers l’obscurité. Le thème du bordel, mais aussi le style pré-cieux et le ton amer, ont fait justement par-ler de l’influence de Max Ophüls — un auteur auquel Klopéisé d’ailleurs a dédié des essais très aigus 9. La Peur hérite aussi de toute une problématique freudienne et vien-noise, de Roth à Schnitzler 10.

Le Veuvage de Caroline Zasler, 1976.
« On m’avait dit que j’avais fait suffisam-ment de films d’époque et que ça me ferait du bien de faire un film actuel, avec des pay-sans, une usine… Ce film a été fait à partir des récits d’un professeur de la région de Maribor. Le décor est authentique : l’usine est bien là et on y fabrique du papier de toi-lette pour l’Europe de l’Est et une partie du monde. Tout le village vit de l’usine en ques-tion. Le Veuvage… est par ailleurs un film très lié au paysage : les grands moments du film sont tournés en décors naturels. C’est une région de vignobles où bon nombre de paysans sont devenus ouvriers, tout en demeurant paysans parce qu’ils peuvent encore labourer leur terre ; ainsi ils sont devenus assez riches, se sont mis à bâtir des maisons et, une fois la maison terminée, ils s’adonnent souvent à l’alcool. Mais il leur manque une certaine profondeur, que ni l’éducation, ni la vie culturelle officielle ne peut leur donner. Je pense qu’en Yougosla-vie on est en train de devenir petits bour-geois : on va de plus en plus posséder des choses, mais sans le tact, l’aisance tradition-nelle de la bourgeoisie ; et sans vie culturelle très intense  » » « Tout en créant dans Caroline Zasler his-toire d’une femme plus instinctive que rai-sonnable, plus sensuelle que prudente, j’ai essayé de tracer le portrait d’une personne connue dans la tradition de la littérature slo-vène sous le nom de « sorcière ». Sa sorcel-lerie ne présente que l’aspect du méconten-tement actif qui jette cette nature peu instruite dans une aventure impudique. Basé sur les faits réels, ce film donne une petite réponse à cette recherche de l’authenticité qui obsède aujourd’hui la culture slovène 12. » Sous le titre, au début, nous voyons les ima-ges des machines de l’usine qui coupent et transforment des tonnes de papier (référence indirecte à l’artisan des profils en papier du premier court métrage du cinéaste). C’est un film sur la massification de l’individu, en particulier de la femme, esclave d’un milieu machiste et de cette industrialisation trop accélérée. Caroline devient vite pire qu’une prostituée, une soûlarde maudite repoussée par les gens à cause des croyances mythiques qui survivent en eux malgré tout. Klopéié brosse une satire virulente de ce milieu rural abâtardi et corrompu (l’inverse exacte de celui idéalisé dans Les Fleurs en automne), avec des références précises au rôle aliénant des médias (ce film sera encore parodié dans cette « bataille » de fusées tragi-comique dans laquelle l’héroïne mourra), aux non-valeurs inculqués par le travail imposé et au rôle désagrégeant de cette drogue permise qu’est l’alcool. Mais ce n’est pas du tout un « film de dénoncia-tion » : c’est plutôt un constat résigné de la fin définitive de tout un système socio-culturel qui composait alors le noyau de sa terre natale.

Tourments, 1979.
« Le film est inspiré d’un roman inachevé d’Izidor Cankar. L’anecdote est très mince, mais le film touche des lieux peu communs dans notre cinéma : pendant un voyage d’études un jeune prêtre découvre l’Europe d’avant la Première Guerre mondiale et, peu à peu, il commence à s’apercevoir que la vraie vie et les obligations qui l’attendent à son retour dans son pays natal, devraient le libérer de ses voeux et de son idéologie chré-tienne 13. » « Vie à Venise », pourrait-on intituler cet iti-néraire spirituel, de l’autrichienne Ljubljana à Venise l’ensoleillée, et à la douce Florence, qui inverse celui de Thomas Mann : le reli-gieux découvrira le plaisir des sens et de la nature en rencontrant l’Assunta du Titien et aussi une dame du monde. Le personnage reste plutôt incolore et Klopséié lui préfère d’ailleurs son compagnon de voyage, un effronté intellectuel à la Musil qui incarne, dans ses crises, la fin de l’Empire. La reconstruction de l’époque est précise et élégante ; les lumières et les ombres évoquent brillamment les modèles picturaux (certaines aubes vénitiennes, certaines brumes sur le Lac de Garde, si bien photographiées par Tomislav Pinter, un des maîtres de la photo en Yougoslavie). Les conflits et l’intrigue cette fois se limitent à des dialogues explica-tifs souvent théâtraux. Moins achevé que ses films précédents, Tourments confirme en tous cas l’inquiétude profonde de l’auteur envers ses prédécesseurs, poètes ou artistes aux marges de l’enclave nommé Slovénie.

Notice bibliographique : pour en savoir plus sur le cinéma slovène on peut lire l’utile catalogue Slo-venian Cinema in Post-War Yugoslavia, publié en anglais par la revue « Ekran » en 1983 (adresse : Ulica Talcev 6/11, Ljubljana), et qui contient deux essais historiques, les crédits et les sujets de tous les films produits, par ordre chronologique, plus les biographies de tous les réalisateurs.

1. Propos de Matjai Klopéié, dans « Positif » n° 123, janvier 1971.
HOMMAGES
2. Sur cette période parisienne voir l’entretien avec Robert Daudelin, publié dans la brochure dédiée à Klopcic par la Cinémathèque Québécoise en octobre 1979.
3. « Positif » n° 123, cit.
4. Ibidem.
5. Ibidem.
6. Entretien avec R. Daudelin, cit.
7. Ibidem.
8. Ibidem.
9. Cf. « Max Ophüls » par Matjaï KlopeiC, Kine-matografi, Ljubljana, 1982. Signalons aussi deux autres monographies critiques de Klopcic : « Josef von Sternberg », Jugoslovanska Kinoteka, Ljubl-jana, 1970 ; « Ernst Lubitsch », Jugoslavanska Kinoteka, Ljubljana, 1972.
10. Sur ces influences cf. l’entretien avec Klop-éié dans « Positif », n° 169, mai 1975.
11. Entretien avec R. Daudelin, cit.
12. « A la recherche de l’authenticité » de Mat-Klopéié, « Positif », n° 200-201-202, décem-bre 1977-janvier 1978. 13. Entretien avec R. Daudelin, cit.