Haïle Gerima, poète de la violente tendresse

Rude épreuve que de parler de Haïle Gerima. Un cinéaste. Un ami surtout. L’entreprise est « hasardeuse » a plus d’un égard, car il peut y avoir risque de confusion dans les impres-sions : celles du critique qui a découvert, il y a quelques huit ans un cinéaste de talent, mais également dans l’expression des senti-ments d’amitié qui me lient à cet auteur depuis bien des années. Je dois dire qu’en ce qui concerne les liens d’affection, avec Haile, ils se tissent lentement, patiemment, au hasard des rencontres. L’obstacle que cons-tituent les milliers de kilomètres qui nous séparent, est en réalité une parenthèse, pen-dant laquelle personnellement je mets à contribution la « moisson » récoltée à cha-cune de nos retrouvailles. Car je dois dire que le dialogue avec Hailé reprend à chaque fois là où il s’était arrêté précédemment. C’est une règle chez lui. En parlant un peu plus haut de « moisson », on peut aisément faire la transition pour évo-quer La Récolte de 3 000 ans. L’oeuvre-phare. Pas seulement pour l’Ethiopie, mais, sans risque de se tromper lourdement, pour tout le tiers monde. On ne peut en dire moins. Surtout quand on sait que dans l’éco-nomie de tout l’Hémisphère Sud, la question agraire constitue la clé de voûte d’un déve-loppement intégré. C’est d’ailleurs pour cette raison, que l’agriculture demeure au centre des principaux enjeux, tant à l’échelle d’un pays (entre possédants et exploités) qu’à celui de continents entiers (entre producteurs et importateurs). Tenant compte de toutes ces données Hailé Gérima tournera en quinze jours une épopée d’une teneur intense. Le film naîtra au moment même où un des plus vieux empires chancellera avant de s’effon-drer emportant avec lui l’image d’une féo-dalité millénaire plus d’une fois ! C’est à cette époque que Gérima et son équipe débarquèrent en Ethiopie. Ainsi naquit La Récolte de 3000 ans, film qui raconte l’his-toire des dépossédés éthiopiens, leur aliéna-tion, leurs problèmes. En « face », il y a un propriétaire foncier féodal, dont la représen-tation semblerait à certains trop caricaturale. Surtout qu’en Europe, le problème de la dis-tance aidant, c’est par un prisme déformant que peut être perçu la réalité de là-bas, le plus souvent inspirée d’ailleurs par la mentalité coloniale. En Ethiopie par exemple, les struc-tures féodales mises en place (ou consolidées) par l’occupant italien n’ont pas évolué avec l’accession à l’indépendance du pays. Sur ce point précisément, Haïlé est intarissable. Il en parle avec passion jusqu’à l’instant où le récit historique se confond avec l’évocation du passé familial. C’est alors que Haïlé change de ton et avec une douceur, admira-tive, il parle de son père. Un érudit, résis-tant nationaliste, puis instituteur une fois la paix revenue. Mais cette trêve sera de courte durée car Gérima-père perdra du jour au len-demain son poste, le pouvoir impérial ayant vu en lui un des inspirateurs des révoltes estu-diantines. Le voile de tristesse qui envahit alors le regard d’Haïlé s’estompe rapidement, et son oeil devient malicieux quand il décrit les péripéties vécues par la troupe théâ-trale de son père, qui refusant ce chômage forcé, forma son groupe de comédiens, et de villages en villages narra devant un public rural la résistance éthiopienne. Addis’Abéba ne fit pas trop attention au travail de cet homme qui se proposait de « parler du passé ». Gageons que l’auditoire par contre n’avait pas trop de peine à « actualiser » les propos des acteurs et à les adapter à leur quo-tidien moyenâgeux. Ce profond respect dû au père, Hailé le matérialisa en quelque sorte, en un hommage particulier puisque La Récolte de 3 000 ans est le titre d’une chan-son composée par son père, chanson dans laquelle il racontait l’histoire d’une mariée (l’Ethiopie) portant une robe de 3 000 ans… ! Au-delà de la « dette paternelle », la recon-naissance de Haïlé Gérima se manifeste tou-jours en présence d’une cause, qui, à ses yeux, semble juste, honorable. C’est ainsi que son arrivée aux USA, en 1967, au moment où la lutte pour les droits civi-ques battait son plein, allait lui permettre d’ouvrir les yeux sur une maladie honteuse : le racisme. En Ethiopie, l’existence de cas-tes imposait une lutte permanente pour l’éga-lité sociale, mais là, aux Etats-Unis, l’effroyable pour lui, nouvel arrivant, c’est qu’il fallait se battre pour imposer ce droit à la différence. Après deux années d’études théâtrales, et un résultat très élogieux, Haïlé quitte pourtant Chicago et s’en va en Cali-fornie. S’éloignant ainsi d’une carrière d’acteur que nombre de critiques présa-geaient brillante… Tout en poursuivant des études en Sociolo-gie, Gérima s’intéresse au cinéma, non sans avoir auparavant écrit trois pièces de théâ-tre, autour de la répression des Noirs et de la lutte sociale. En 1971, avec Le Sablier (Hour Glass) il pro-pose de raconter la prise de conscience d’un basketteur noir qui réalise qu’il n’est en fait qu’une distraction, un spectacle aux yeux du public, comme l’était le gladiateur pour les Romains. En 1972, c’est peut-être Angela Davis qui ins-pire notre cinéaste qui décrit à travers Child of Resistance l’évolution politique d’une Noire américaine incarcérée. Bush Marna, tourné en 1975 évoque la mère noire-US qui ne peut survivre avec les seu-les allocations sociales et qui devra également faire face aux tracasseries judiciaires susci-tées par le meurtre d’un policier blanc sur le point de violer sa fille aînée… Après Wilmington-I0, en 1979, Haïlé Gérima avec Cendres et braises (Ashes and Embers) en 1982, relatera le combat d’un Noir vétéran du Vietnam et ses problèmes de réadaptation. Comme dans tous ces autres films, le lyrisme est également de rigueur dans cette dernière oeuvre. Le script du prochain film est fin prêt, il se pourrait que Hailé pour la circonstance sorte du contexte américain, sans pour autant s’éloigner de l’essentiel de ses préoccupa-tions… En attendant le public de La Rochelle est vivement invité à faire connaissance avec le cinéma de Haïlé Gérima, plein de richesses. L’auteur aime toujours dire « La dureté de mon propos est proportionnelle à mon espoir ». Alors comme on dit en France, « Sous les pavés la plage » et au-delà du goût de Cendre, il y a l’odeur de l’ambre, celle de l’Amitié…
Saïd Ould Khelifa.