Richard Brooks

Philippe Haudiquet (juin 80)

Parmi les créateurs du cinéma américain contemporain, Richard Brooks est trop souvent sous-estimé pour des raisons qui relèvent de malenten-dus. Certains lui reprochent d’être un « intellectuel » pour qui la force des idées l’emporterait sur celle des images et de leur dynamique. D’autres considèrent avec une certaine hauteur ce cinéaste qui n’hésite pas à réali-ser des films relevant d’un genre « traditionnel » comme le western. Tour à tour journaliste, scénariste, romancier, mais aussi « marine » pen-dant la guerre, Brooks ne récuse pas l’épithète d’intellectuel, mais il n’oublie jamais que le moyen d’expression majeur qu’il a choisi est le cinéma, art populaire dont aucune possibilité n’est à négliger. Ses expériences successives, les événements dont il a été le témoin, les désillusions qui ont suivi la 2e guerre mondiale, l’apparition du « mac-carthysme » semblent avoir aiguisé chez cet humaniste une qualité essen-tielle : la lucidité.
Un chirurgien qui remet sur pieds des blessés pour les renvoyer au casse-pipe, un instituteur éduqué par ses propres élèves, un meurtrier victime de sa propre haine, trois exemples pris dans des films aussi différents en apparence que « Le cirque infernal », « Graine de violence » et « La der-nière chasse » attestent d’un sens très fort de la dérision. Celle-ci ne cor-respond pas à un mépris des valeurs sur quoi se fonde la démocratie amé-ricaine et auxquelles Brooks reste très attaché, en particulier l’esprit de tolérance, périodiquement remis en cause. Mais il sait trop bien ce qu’il en coûte d’aller au bout de soi-même, aujourd’hui, pour se bercer d’illusions ; attitude qui caractérise — ce n’est pas un hasard — la plupart de ses per-sonnages. Dès qu’il a la possibilité de travailler en indépendant, Richard Brooks fait feu de tout bois et son sens de la dérision se manifeste de façon éclatante dans « Elmer Gantry », satire virulente du puritanisme et de l’hypocrisie, mais aussi, et de façon peut-être plus inattendue, dans « Les profession-nels » où il montre avec humour qu’il est difficile de se renier si l’on a jamais eu quelque conception de l’honneur et de la parole donnée. Telle est la richesse de l’oeuvre de Brooks qu’il serait arbitraire de la réduire à une seule de ses dimensions, d’autant plus qu’à partir d’« Elmer Gantry », elle se diversifie, gagne en profondeur, en complexité, sans rien perdre de sa cohérence. Dans un univers riche de possibilités, mais gagné par une frénésie qui ne favorise guère la compréhension qu’on peut en avoir, les certitudes de Richard Brooks semblent moins assurées qu’à l’époque où il tournait « Graine de violence », et l’éloge de l’individu que l’on retrouve, à diffé-rents niveaux, dans tous ses films, devient des plus problématiques à mesure que filent les années. Toujours préoccupé par l’homme, considéré dans ses rapports avec la société où il vit, il en sonde désormais les failles, les abîmes. Si « Lord Jim » paye de sa vie de n’avoir su saisir sa « seconde chance », celle-ci sourit, au terme d’épreuves, aux trois héros de « La chevauchée sauvage », qui, de façon significative, se situe dans le passé, comme si Brooks vou-lait s’y retremper, le temps d’un film. Par contre la montée d’une violence irrationnelle, que l’on perçoit nettement dans ces instantanés successifs que sont « Graine de violence » (1955), « De sang-froid » (1967), « A la recherche de Monsieur Goodbar » (1 977), témoigne d’une inquiétante dégra-dation de la société et des moeurs contemporaines. On notera que « Graine de violence » a été tourné à la fin de la guerre de Corée et « A la recherche de Monsieur Goodbar » au lendemain de la guerre du Vietnam. Leur réalisateur sait être aussi un grand témoin de son temps.
Si les propos de Richard Brooks sont souvent emprunts de gravité, il n’en faudrait pas conclure que pourrait bien y pointer l’ennui. Le réalisateur de « Bas les masques » possède au plus haut degré le sens du récit et du dia-logue, mais aussi celui du spectacle dramatique, qualités essentielles pour qui s’adresse à un vaste public, dont il s’agit de capter l’attention sans flatterie. Que les moyens matériels dont il dispose soient importants ou plus modestes, Brooks sait toujours les dominer et ne pas succomber aux sollicitations d’un spectaculaire équivoque. Sa caméra ne quitte pas les personnages qu’il met en scène. Le plaisir que l’on prend à la vision des films de Richard Brooks est d’une rare qualité, qu’ils fassent vibrer en chacun, selon les cas, les fibres sensi-bles, intellectuelles ou esthétiques — ou toutes en même temps. Les années passent et tandis que d’autres s’évanouissent, les personnages de Richard Brooks continuent à exister pour ceux qui les ont rencontrés, inséparables de l’atmosphère dans laquelle ils baignent : le bruit des rota-tives reste associé dans la mémoire au rédacteur en chef de « Bas les masques » ; le chatoiement coloré et baroque des spectacles pseudo-religieux à la figure haute en couleurs d’« Elmer Gantry » ; l’air raréfié du monde provincial aux tueurs misérables de « De sang-froid » ; la splen-deur des tropiques à la longue silhouette de « Lord Jim » ; et celle de l’Ouest américain aux cow-boys de « La chevauchée sauvage ». Encore un mot. Des films comme « Bas les masques » communiquent aux spectateurs du courage pour lutter dans la grande bataille quotidienne de la vie. On ne saurait en dire autant de tous les films.