Helma Sanders-Brahms

Philippe Haudiquet (Juin 80)

Helma Sanders-Brahms appartient à la génération de cinéastes allemands dont les parents ont eu entre 20 et 30 ans en 1939. Ni meilleurs ni pires que d’autres, ces parents-là, et des millions comme eux, ont connu l’apocalypse du nazisme et de la guerre et s’ils s’en sont tirés physiquement, ils ont cherché à oublier le temps des épreuves et des horreurs et se sont enfermés (ou laissés enfermer) dans un silence lourd de mauvaise conscience, favorisé par les illusions multiples d’un « mira-cle économique » très provisoire. Animée par un refus de tout ce qui peut ressembler à un faisceau de fatali-tés et, comme on dit, de subir son sort, cette génération de cinéastes doit assumer un héritage écrasant et se voit dans la nécessité impérieuse d’interroger la génération qui l’a précédée. Elle recherche passionnément la vérité en ce qui concerne l’Histoire avec un grand H, mais aussi celle dont les fils se tissent chaque jour et où s’ins-crit l’itinéraire personnel de chacun. Dans un univers aux horizons incertains, qui repose encore sur des modè-les archaïques et ne ménage ni les épreuves, ni les embûches à qui veut y tenir sa place de façon consciente et responsable, le chemin est des plus difficiles. C’est pourtant celui qu’ont choisi les meilleurs cinéastes alle-mands.
Aucun d’eux cependant ne s’est aventuré sur des terrains aussi neufs, aussi totalement inconnus que ceux que nous découvrent depuis quel-ques années les femmes cinéastes. Au premier rang d’entre elles figure Helma Sanders-Brahms, qui a com-mencé à tourner en 1969, après avoir accumulé en des domaines très divers de multiples expériences qui sous-tendent son travail. Voilà qu’il nous est donné aujourd’hui de découvrir quatre films, les tout derniers d’une oeuvre déjà considérable qui en comporte onze, réalisés de 1969 à 1979. Ces quatre films apparaissent comme des chants douloureux, parfois tra-giques, dictés par une nécessité intérieure profonde, comme les échos d’une même voix qu’anime le désir de mettre au jour ce que la société, et certains de ceux qui la composent veulent cacher. Ces films sont le fruit d’une navette féconde entre leur créatrice et ses préoccupations, la réalité et l’Histoire. Ils se placent sous le signe d’un double travail qui porte simultanément sur le fond et la forme, sur le con-tenu et l’écriture qui l’exprimera de la manière la plus heureuse. Un des traits les plus significatifs de ces films est la volonté qu’ils tradui-sent de communiquer avec autrui, volonté qui détermine un des procédés dramaturgiques adoptés par Helma Sanders-Brahms : le recours à un dia-logue imaginaire avec ses personnages à qui, très souvent, elle s’adresse de façon directe. « Sous les pavés, la plage », c’est un dialogue avec deux comédiens qui, comme la réalisatrice, appartiennent à la génération de 1968. « Les noces de Shirin », c’est un dialogue avec une « soeur » du Tiers-Monde, représentante de I’« armée de réserve de l’industrie ». « Heinrich », c’est un dialogue avec un homme, poète romantique très aimé, avec qui Helma Sanders-Brahms s’est trouvée de troublantes affini-tés. « Allemagne, mère blafarde », c’est un dialogue avec ses parents, et en tout premier lieu avec sa mère, qui lui permet d’affirmer et d’exprimer sa différence.
Quelques personnages sondés en leurs profondeurs et dans leurs multi-ples dimensions sont toujours pour Helma Sanders-Brahms l’occasion d’évoquer de façon très forte, et avec des moyens sans cesse renouvelés, des univers entiers : le Berlin des femmes à notre époque ; la jungle d’une grande ville industrielle ; l’atmosphère de l’Europe napoléonnienne et celle de l’Allemagne soumise à Hitler. Depuis une bonne dizaine d’années, le jeune cinéma allemand brille de mille feux, mais il y a trop souvent en lui une certaine sécheresse ou de fâcheuses complaisances, quelque chose de systématique ou de con-tourné. Rien de tel dans l’oeuvre d’Helma Sanders-Brahms qui témoigne d’une honnêteté et d’une franchise qui n’exclut ni la tendresse ni la pudeur. On n’y trouve pas trace de règlement de compte, de mauvaise conscience, pas de leçons de morale non plus. La réflexion critique qui s’y fait jour, sur la société présente ou passée, n’en est que plus forte et plus accablante. Helma Sanders-Brahms sait prendre par rapport à ses personnages la dis-tance exacte et mettre en évidence des gestes révélateurs. La beauté de l’oeuvre naît ici d’une lente maturation, du travail obstiné d’une intelligence sensible alliée à une force tranquille, sûre d’elle-même. Helma Sanders-Brahms sait qu’elle ne peut pleinement s’exprimer qu’en inventant son propre langage. Un frémissement sensuel inconnu parcourt ses images : jeux d’amour des couples, gestes et caresses retenus, visages immenses des futurs parents d’une petite fille qui occupent toute la largeur de l’écran et qui pour cela sont prodigieusement proches : bouleversante représentation, à mi-chemin du réel et de l’imaginaire, du temps de l’avant-naissance, où ces visages ont les dimensions du monde. Certains personnages créés par Helma Sanders-Brahms ne cessent de hanter les mémoires : Shirin et son amour silencieux, Shirin et sa révolte contre l’ordre féodal, Shirin et ses désirs, broyée par notre société ; Lene, si joyeuse avec sa petite fille, si forte et si résistante au temps des calami-tés, Lene effondrée et souffrante qui ne peut dire son refus de tout ce qui l’écrase que par la maladie ; Anna, enfant de la guerre, et ses yeux grands ouverts, Anna devant la porte qui lui cache sa mère en danger de mort, et qui frappe, qui frappe jusqu’à ce que l’adulte lui ouvre… En vérité avec les films d’Helma Sanders-Brahms, comme avec ceux de ses consoeurs qui restent à découvrir, le cinéma se vivifie d’un sang nouveau.