Youri Ilienko

Marcel Martin

Parmi les cinéastes soviétiques d’une certaine envergure, Youri Ilienko est sans doute le plus mal connu à l’étranger. Moi-même, malgré un suivi assidu, je n’ai pu voir que quatre des dix films qu’il a signés. C’est dire que cette présentation sera en partie fondée sur des témoignages de tierces personnes : c’est à coup sûr fâcheux dans le cas d’un auteur qui estime à juste raison que « l’art du cinéma n’a pas de traduction appropriée dans le domaine de l’expression orale ».
Il faut dire que cet Ukrainien semble n’avoir jamais été en odeur de sainteté auprès des autorités centrales du cinéma soviétique et que ses films n’ont guère plus été diffusés en URSS qu’à l’extérieur. Depuis longtemps les Ukrainiens, très épris d’indépendance, ont été suspects de ?nationalisme? aux yeux des dirigeants de Moscou. Le grand Dovjenko lui-même eut, sous Staline, à subir les dures conséquences de cette suspicion.
Cette réflexion d’Ilienko est révélatrice de cet état d’esprit : « Je me suis toujours senti prisonnier dans une vaste zone, avec ma nation toute entière. L’évasion est le dernier, le terrible espoir. De même que l’évasion dans l’art ». C’est sur cet arrière-plan d’exaspération de sentiments nationaux réprimés par les autorités soviétiques qu’il faut situer la carrière du réalisateur et les tracasseries dont il a été l’objet en même temps que plusieurs de ses compatriotes, tel Leonid Ossyka, victime comme lui d’interdictions ; Paradjanov, qui a commencé sa carrière aux studios de Kiev, a vu l’un de ses films, Les Fresques de Kiev, stoppé et détruit sur ordre de Moscou avant la lourde condamnation qui fut prononcée contre lui dans la capitale ukrainienne. Le motif inavoué de telles interdictions était que toute évocation de l’histoire et de la culture de la nation ukrainienne était considérée par Moscou comme une démonstration de « nationalisme »: or les cinéastes ukrainiens, comme d’ailleurs les artistes de toutes les Républiques de l’Union, ont une prédilection naturelle pour ces thèmes, à la fois parce qu’ils entendent conserver l’héritage culturel de leurs peuples mais aussi parce qu’ils cherchent à résister à la pression intellectuelle de l’esprit « Grand Russe ». L’interdiction des deux premiers films d’Ilienko n’a sans doute pas d’autre raison.
Né à Dniepropetrovska en 1936, diplômé de l’Institut d’Etat du Cinéma (VGIK) de Moscou en 1961 comme opérateur, Ilienko travaille d’abord aux studios de Yalta puis vient à Kiev où il signe les images du film de Paradjanov, Les Chevaux de feu : la somptuosité plastique de son travail lui vaut, en même temps qu’au réalisateur, une réputation internationale dont il ne va guère profiter : ses deux premiers films comme réalisateur sont interdits.
Une source pour les assoiffés est une « ciné-parabole » sur un scénario du poète Ivan Drach. Le récit, articulé autour d’une série de retours en arrière, est centré sur un vieil homme qui surveille et entretient un puits où hommes et animaux viennent se désaltérer au fil des années : dans cette narration éclatée, même la mort ne semble pas mettre fin à sa tâche de préservation de la source de la vie. L’imaginaire se mêle librement au vécu, la poésie nourrit le réalisme dans la veine lyrique de Dovjenko. Les images, signées par Ilienko lui-même, sont traitées dans un noir et blanc incandescent, le lyrisme dramatique et visuel séduit et subjugue.
Dans La nuit de la veille de la saint Jean, inspiré d’un récit fantastique de Gogol, le réalisateur, écrit Jeanne Vronskaya, « met en ?uvre des images éblouissantes, basées sur le riche folklore de l’Ukraine extrêmement approprié à un tel usage. La légende des intrigues du diable, qui tente d’acheter l’âme d’un simple Cosaque avec de l’or, devient une fantasmagorie sur les motifs ukrainiens ».(1). Après une sortie brève et discrète ce film, lui aussi, est interdit, sans qu’on puisse savoir si les censeurs de Moscou sont simplement rebelles au folklore local ou, en plus, allergiques à un style (les images sont dues au frère aîné du réalisateur, Vadim) qui ne relève pas du ?réalisme socialiste?.
Ce cinéma convulsif et somptueux est l’héritier d’une tradition littéraire et plastique où l’imagerie fantasmagorique Chagallienne voisine avec le zaoum, ?langue poétique composée de sons dépourvus de sens? selon la définition de Françoise Navailh qui caractérise ainsi la tendance dont Ilienko est le principal représentant dans le cinéma ukrainien : ?une histoire prétexte qui permet d’accumuler motifs exotiques, sentiments simples et forts et situations dramatiques. Tout, vêtements, objets usuels, paysages devient ?uvre d’art. Ces films ressemblent à des icônes surchargées, à de riches broderies où le détail compte plus que l’ensemble. On leur reproche leur baroquisme flamboyant et une idéalisation du passé, bref de verser dans le formalisme?. (2)
Ilienko, après cette double mésaventure, en vient à un style plus sage dans Un oiseau blanc marqué de noir, écrit en collaboration avec l’acteur Ivan Mikolaïtchouk, l’un des protagonistes du film. Sorti apparemment sans encombre, mais dans un circuit très restreint, et présenté en France au cours d’une semaine du cinéma soviétique, ce film confirme la réputation de son auteur, bien que les images ne soient pas signées de lui. Le symbolique du titre, c’est la légende qu’une femme raconte à son jeune fils, celle de l’homme que Dieu changea en cigogne pour le punir d’avoir ouvert le grand sac renfermant le Mal : chargé depuis ce jour de ramasser la vermine du monde, l’oiseau ne perdra sa marque infamante et ne redeviendra homme que lorsqu’il aura accompli sa tâche. Il aura fort à faire si l’on croit l’action du film qui met en scène les horreurs de la guerre, de l’Occupation puis de la lutte entre pro-Soviétiques et anticommunistes en Bukovine entre 1939 et 1945.
Je n’ai pas vu La Fête des pommes de terre cuites à la braise, dont j’emprunte à une publication soviétique ce résumé: « le thème est noble et humain, le sujet simple et original. C’est un récit qui peut émouvoir et toucher n’importe quel spectateur. Le destin d’une femme ayant élevé quarante-huit enfants, leur ayant donné la chaleur de son âme, peut-il laisser indifférent? N’oublions pas que l’époque était dure : cette femme a connu deux guerres. Il faut souligner que cette histoire se base sur des faits réels. C’est une ?uvre intéressante et haute en couleurs ». La fête en question, c’est celle au cours de laquelle les orphelins de guerre recueillis et élevés par Alexandra Derevskaïa se réunissent annuellement pour honorer leur mère.
Je n’ai pas trouvé d’informations sur certains des films suivants d’Ilienko, dont l’un au moins porte un titre si joliment poétique que l’eau en vient à la bouche : Un arpent de fleurs non coupées.: ce film traiterait de l’adolescence « difficile ». Quant à La Légende de la princesse Olga, c’est une somptueuse évocation de l’époque de la formation de l’Etat russe au Xe siècle.
Le réalisateur m’a dit un jour qu’il se situait au confluent des deux cultures russe et ukrainienne, avec une préférence pour cette dernière, naturellement. L’historien italien Giovanni Buttafava a écrit poétiquement que sur le cinéma ukrainien plane ?l’ombre des ancêtres oubliés d’hier et des gloires de toujours?, Dovjenko en l’occurence. Et il a défini Ilienko comme ?un champion entêté de ce cinéma d’associations imaginatives, de stylisations lyrico-épiques, de trouvailles hautes en couleurs, calculées peut-être plus sur un hypothétique tourisme culturel à la recherche d’un artisanat local de grande classe que sur les besoins effectifs du public de l’endroit?.(3)
Récemment, grâce à la perestroïka, Ilienko a fait une entrée remarquée en même temps qu’un retour à Paradjanov, sur un scénario du regretté réalisateur des chevaux de feu. Le Lac des Cygnes – La Zone raconte la tragique aventure d’un prisonnier évadé, qui, repris, préfère mourir plutôt que de manquer à l’honneur. C’est un film surprenant et superbe, à la fois par le réalisme de la représentation de l’univers carcéral (il aurait été tourné dans la prison où a séjourné Paradjanov) et par l’audace de l’intégration des scènes remémorées ou imaginées dans la continuité narrative. Les images, signées par Ilienko lui-même, sont traitées en tonalités denses et violentes, et le travail sur la bande sonore n’est pas moins frappant par son refus du réalisme. La critique politique et sociale est typique de l’esprit de la perestroïka.
Depuis le restructuration des studios Dovjenko, Ilienko est directeur artistique du groupe de création « la Terre ». A propos des nouvelles conditions de production, il a déclaré il y a quelques années que l’autogestion et l’auto-financement ne sont pas une panacée car « l’orientation sur le commerce conduira inévitablement à l’échec du cinéma comme art ». La suite des événements semble malheureusement lui avoir donné raison mais son dernier film est une brillante démonstration des possibilités de survie du « cinéma comme art », une évasion dans l’art.