Michael Haneke

Philippe Rouyer, codirecteur de la publication de Positif, auteur avec Michel Cieutat du livre d’entretiens Haneke par Haneke (Stock)

Découvrir les premières œuvres peu connues d’un artiste qu’on aime est toujours passionnant. C’est l’occasion d’y traquer en germe ce qui fera l’essence de sa création et de revoir l’ensemble de l’œuvre à la lumière de ces nouvelles pièces. Ce que permet aujourd’hui la restauration de quatre films tournés par Michael Haneke pour la télévision autrichienne avant qu’il ne se consacre entièrement au cinéma. Il y bénéficiait certes de budgets limités, mais, en contrepartie, d’une grande liberté artistique. Même dans ses adaptations littéraires où il est censé mettre en valeur le style de l’auteur, il se montre inventif et personnel. Témoin l’utilisation des flash- forwards et autres télescopages temporels pour retrouver le cheminement de la pensée d’Ingeborg Bachmann dans Trois chemins vers le lac ou le recours à une blancheur métaphorique, au milieu des plans sépia, pour exprimer les sensations du protagoniste de Joseph Roth dans La Rébellion. Haneke a tourné La Rébellion en 1993, quand il avait déjà entamé sa carrière au cinéma, car il recevait toujours des propositions du petit écran alors que l’état de la production cinématographique autrichienne ne lui permettait pas d’enchaîner les longs métrages. Son dernier téléfilm est son adaptation du Château de Kafka, dont il restitue le côté inachevé et fragmenté, comme un écho à ses 71 Fragments d’une chronologie du hasard (1994) qu’il vient d’achever pour le grand écran. Cela renvoie à cette idée qui lui est chère et qu’il ne cessera d’appliquer à son cinéma qu’on ne peut pas prétendre rassembler le monde dans un livre ou un film.

C’est dire si, chez Haneke, films de télévision et de cinéma forment un unique corpus. Une autre preuve en est fournie par le diptyque Lemmings, un film choral en deux parties pour lequel il a écrit en 1979 son premier scénario original. La première partie, « L’Arcadie », brosse le portrait d’un groupe de jeunes en 1959 à Wiener Neustadt, la ville où Haneke a grandi. Fidèle au conseil qu’il donnera plus tard à ses étudiants en cinéma, il choisit pour son coup d’essai de raconter ce qu’il a connu. Sans être directement autobiographique, Lemmings 1 mélange des événements anciens vécus par le cinéaste et d’autres qu’il a vus ou qu’on lui a rapportés. Dans son esprit, ce film devait se suffire à lui-même. Quand le directeur de la chaîne de télévision productrice, en validant le projet, lui a réclamé deux autres parties, Haneke n’a réussi à en imaginer qu’une, intitulée « Blessures » et située vingt ans plus tard, donc à une époque contemporaine de sa création. Haneke brosse alors un bilan des aspirations et, surtout, des désillusions de sa génération au présent. Une génération héritière de la conduite de ses aînés durant la guerre. Ce qui renvoie à la formule qu’aime citer Haneke sur ce film, mais qu’il aurait pu reprendre pour Caché et Le Ruban blanc : « Les péchés des parents sont les névroses des enfants ! » D’où les envies suicidaires (parfois menées à terme) de ses personnages, leurs manifestations de violence et tous ces mensonges et lâchetés qui nourriront plus tard ce que le cinéaste a appelé sa « trilogie de la glaciation émotionnelle ».

Haneke regrette aujourd’hui d’avoir posé cette étiquette forcément réductrice sur ses trois premiers longs métrages, mais elle a le mérite de donner le ton si particulier de son cinéma qui dépeint les situations les plus extrêmes sans pathos et avec un refus de toute psychologie rassurante. Ainsi, dans son premier long métrage, Le Septième Continent (1989), nulle explication n’est donnée au geste de cette famille qui décide de se suicider après avoir méthodiquement détruit toutes ses possessions. Pour comprendre cette histoire vraie lue dans la presse, Haneke a proposé la description minutieuse du quotidien de cette famille sur trois journées situées à un an d’écart, la dernière étant celle du massacre. Soit un dispositif formel original propre à capter l’enchevêtrement de causes et circonstances qui ont pu guider ses personnages et laisser au spectateur toute sa liberté de pensée. De même, il a réuni les 71 Fragments d’une chronologie du hasard pour conduire au drame énoncé d’emblée : le 23 décembre 1993, un étudiant a abattu trois personnes dans une banque avant de se donner la mort. Entre-temps, Haneke a signé Benny’s Video, son premier grand succès en France, qui pose les bases de son cinéma en laissant la représentation de la violence dans le hors-champ tout en utilisant le plan-séquence qui nous en fait éprouver la durée. Ce film frappe aussi par l’utilisation particulièrement fructueuse de la vidéo au sein de l’intrigue, avec la captation de la mise à mort de la jeune fille à laquelle on assiste « en direct », avant de revoir l’intégralité de l’enregistrement quand les parents de Benny le découvrent. Dans les années 1990, ce film renvoyait à tous les débats de société sur la violence et les médias, notamment chez les jeunes qui, à force d’être abreuvés d’images de violence à la télévision et au cinéma, risquaient de perdre le sens de la réalité. Si ce film garde aujourd’hui toute sa force, c’est parce que, dans sa manière de refuser de faire de la violence un spectacle, Haneke fonde une esthétique qui nourrira son œuvre future. Et bien d’autres cinéastes revendiqueront son influence, de Michel Franco à Yórgos Lánthimos.

Dans ses trois premiers films comme plus tard dans Code inconnu et Caché, Haneke inscrit cette utilisation de la vidéo et des médias dans une démarche autoréflexive plus vaste qu’il associe à la littérature germanophone de l’après- guerre. « Après que les nazis se sont montrés si experts dans l’art d’exploiter les médias », explique-t-il, « les écrivains ont veillé à produire une littérature qui reflétait ses propres moyens d’expression, les mettait en miroir, et ainsi offrait au lecteur la liberté de se rendre compte qu’il était face à une œuvre d’art et non face à la réalité. Mes films appartiennent à cette école. Quand j’écris un scénario, je me sens obligé de créer une certaine distance, sinon je me sens mal à l’aise. Même dans Le Ruban blanc où l’action est linéaire, elle passe par le filtre d’un narrateur, qui exprime son doute sur la réalité de ce qui est montré. »

Après le jeu terrifiant de Funny Games avec les codes d’un certain cinéma d’horreur dont le film démonte les mécanismes, après les interrogations de Code inconnu et Caché sur la culpabilité des personnages et sur le fonctionnement de notre société, Le Ruban blanc se pose comme une grande fresque historique atypique. D’un côté, la chronique très documentée d’un village de l’Allemagne du Nord en 1913-1914, avec un soin particulier porté aux costumes, aux décors et à tous les objets et activités quotidiennes de l’époque. De l’autre, une intrigue quasi policière avec une série d’incidents parfois très dramatiques qui créent le malaise parmi les habitants. Et un doute porté sur les enfants du village qui se regroupent régulièrement, mais qu’on ne voit jamais jouer. Sont- ils responsables de tous ces méfaits pour punir les adultes qui trahissent les idées qu’ils prêchent ? Comme toujours chez Haneke, le film pose des questions auxquelles il laisse au spectateur le soin de répondre. Sachant qu’outre la présence d’un narrateur faillible, le choix du noir et blanc ajoute une distance qui, tout en stylisant et sublimant l’image, rappelle à chaque plan qu’on regarde un spectacle. Ce mélange de beauté, d’émotion et de réflexion sur un sujet atemporel a séduit le jury de Cannes 2009 qui lui a décerné sa Palme, avant que le film collectionne louanges et récompenses dans le monde entier. Tout comme Amour, le film suivant d’Haneke qui en est l’opposé : un quasi-huis-clos autour d’un couple de retraités dans leur appartement. Haneke est directement touché par le sujet : très malade, sa tante chérie, qui l’avait élevé, lui avait demandé de l’aider à mourir. Pour s’assurer d’une totale maîtrise de l’espace, le cinéaste a fait construire en studio un appartement qui reproduit celui de ses parents. Le questionnement du film est universel. Au-delà de la vieillesse, comment peut-on gérer la souffrance d’un proche ? Couronné lui aussi d’une Palme d’or et d’une pluie de récompenses, le film offre la quintessence du cinéma de Haneke, avec ses cadrages au cordeau, sa direction d’acteurs sans faille (son envie de tourner avec Jean-Louis Trintignant est à l’origine du film), mais aussi l’utilisation du rêve et cet art d’être très réaliste (l’évolution inexorable de la maladie d’Emmanuelle Riva) tout en gardant une distance et même une part de mystère jusque dans son finale inattendu et bouleversant.

Haneke a réuni Jean-Louis Trintignant et Isabelle Huppert, sa comédienne fétiche depuis l’impressionnant La Pianiste, dans son ultime film à ce jour, Happy End (2017). Mal reçu à sa sortie, ce film choral et somme, qui a l’audace de laisser les migrants à la périphérie de l’intrigue, là où les placent les personnages principaux (des bourgeois de Calais), mérite d’être redécouvert. Son finale, smartphone en main, offre l’une des scènes les plus fortes du cinéma de Michael Haneke