Lady Fabian

Gérard Lefort, critique

«Qu’est-ce qu’on s’en fout de l’âge ! » Ainsi parle Françoise Fabian dans Rose, le beau film d’Aurélie Saada (2021). Elle y est la Rose du titre, épouse Goldberg, qui à la mort subite et inattendue de son époux se déclare à la fois « triste et heureuse ». Le récit est en effet celui de son deuil en forme d’affranchissement progressif. Affranchissement des lois culturelles et religieuses de son milieu, affranchissement des affections parfois étouffantes de sa famille et surtout de ses enfants, un poil conservateur, qui la voudraient en veuve réglo. Rose, telle la fleur, s’épanouit, toute de beautés et dardée d’épines quand on lui cherche des noises, notamment à l’occasion d’une mémorable soirée joints et vodka en compagnie de la dessalée Marceline Loridan, où elle chante à tue-tête Bei mir bist du Shein, chanson yiddish rendue célèbre par son interprétation dans les années 1940 par les Andrews Sisters.
Évidemment on pense par ricochet de référence à La Vieille Dame indigne de René Allio (1965). Oui, Rose est « indigne » parce que proclame-t-elle : « Il y a des choses à vivre encore. » Y compris sexuellement !
Rose est un personnage de fiction mais en sous-main, il est un sensationnel portrait de Françoise Fabian dont on sent qu’elle y a mis avec ardeur beaucoup d’elle et de sa vie. Belle et rebelle, une affranchie, une hors-la-loi qui, tout au long de sa carrière, a prouvé que le désir n’a pas d’âge.

Aurélie Saada le dit pleinement : « Elle a l’audace, la sensualité, l’humour, la gourmandise, la gravité aussi de celles qui ont traversé des tempêtes. »

Françoise Fabian, à l’état civil Michelle Cortès, est née en Algérie quand la France considérait le pays comme sa propriété coloniale jusqu’à le découper en départements. D’emblée, une « métisse », culturellement et familialement : son père, Marcel Cortès, est un instituteur d’origine catalane, sa mère, Henriette Sautes, est née dans une petite ville des actuelles Pyrénées-Orientales. Et dans l’arbre généalogique de ses ancêtres, poussent des rameaux polonais et juifs. D’où son physique cosmopolite de belle brune aux yeux clairs. Toute jeunette, elle suit les cours du conservatoire de Musique d’Alger où elle apprend le piano. Mais c’est ailleurs qu’elle va faire ses gammes. Venue à Paris après le baccalauréat, elle s’inscrit au Conservatoire national supérieur d’Art dramatique, où elle croise un autre jeunot, Jean-Paul Belmondo, dont elle dira : « C’était comme mon petit frère. J’ai tellement de souvenirs avec lui, c’est toute ma jeunesse et ça a continué. ».

La voilà donc sur les planches qu’elle rend incandescentes, encouragée et dirigée par Jean Meyer, ancien élève de Louis Jouvet et pilier de la Comédie-Française. Elle n’abandonnera jamais cette passion première pour le théâtre mais bientôt, c’est le cinéma qui lui fait signe. Des seconds rôles où elle se révèle de première, notamment dans Mémoires d’un flic (1956), un polar de Pierre Foucaud où elle campe une drôle de comtesse, ou encore dans Cette sacrée gamine (1956), une fantaisie de Michel Boisrond où elle est Lili, la compagne d’un chanteur de cabaret, qui se méfie à juste titre d’une jeune baby-sitter prénommée Brigitte, c’est-à-dire l’explosive Brigitte Bardot. Plus que repérée, elle accède alors à des rôles plus consistants. Dans Maigret voit rouge (1963) de Gilles Grangier, elle se nomme de nouveau Lili mais avec un Y, Lily, barmaid accorte dans un bar interlope de Pigalle où enquête Jean Gabin dans la peau du fameux Maigret, qui lui annonce que pour avoir planqué des gangsters, elle risque dix ans. « Dix ans de prison ? », demande Françoise Fabian interloquée. « Oui, pas dix ans de congés payés ! », lui répond Gabin, implacable d’humour polaire. Dans la troupe des jeunes comédiens du film, un beau brin de brun lui tape dans l’œil et réciproquement. C’est Marcel Bozzuffi. Qui devient l’homme de sa vie jusqu’à sa mort en 1988. Bozu comme Françoise Fabian le nomme. Bozu, beau gosse, bon acteur, entre autres dans Le Deuxième Souffle de Jean-Pierre Melville (1966) ou Z de Costa-Gavras (1969).
Peu à peu on découvre Françoise Fabian dans des films d’auteur. Avec Louis Malle (Le Voleur, 1966) ou Luis Buñuel (Belle de jour, 1966) où elle est Charlotte, la plus délurée et sexy des pensionnaires d’une maison de rendez-vous que fréquente la grande bourgeoise Séverine (Catherine Deneuve).

En 1969, coup de tonnerre et coup de foudre. Sa beauté brune, son sourire éclatant sont à l‘affiche de Ma nuit chez Maud d’Éric Rohmer. Qui n’aurait pas envie de passer toute une nuit avec Maud-Françoise ? Elle y est la femme, toutes les femmes, dans ce conte janséniste où Blaise Pascal est souvent cité. Maud, jeune divorcée et libre penseuse, échange jusqu’à l’aube avec Jean- Louis (Trintignant), ingénieur aux usines Michelin de Clermont Ferrand. Il vient de vivre un coup de foudre mais pour une autre (la blonde Marie-Christine Barrault). Parler, parler encore, pas pour raconter sa vie mais pour s’apprivoiser, se découvrir, se séduire mais sans jamais franchir la frontière de la chair. C’est l’hypothèse de Rohmer : il vaut mieux parfois se parler que se faire l’amour. Françoise Fabian, rieuse et radieuse, est la platonicienne idéale pour jouer le jeu de ce nouveau Banquet où, tout feu-toute femme, clope sur clope, elle dialogue à égalité avec son partenaire masculin, déstabilise la religiosité de ses convictions, le moque quand il croit que son dernier mot sera le mot de la fin, marque des points du côté ensoleillé de l’hédonisme et en perd lorsque le moralisme étend son ombre. À la fin de la nuit, filmée comme une partie de tennis mental, avantage Fabian ! Et on pense à part soi : quel couillon, ce Jean- Louis, de ne pas avoir couché.

Les années 1970 seront celles de son acmé. 18 films en dix ans et quelques sommets. Raphaël ou le débauché (1971) de Michel Deville où elle est Aurore de Chéroy, une jeune veuve spirituelle qui ne sait s’il faut résister aux assauts d’un dandy très séduisant (Maurice Ronet qui joue le cynisme comme un appel au secours) ou au contraire y céder. Au rendez-vous de la mort joyeuse (1972) de Juan Luis Buñuel où elle joue une mère inquiète d’évènements étranges et paranormaux où sa fille semble impliquée. L’année suivante, Yves Robert qui ne croit pas qu’il y ait des premiers et des seconds rôles le prouve avec Salut l’artiste, chant d’amour pour les comédiennes et les comédiens qui rodent dans l’arrière-monde d’un film, où il confie à Françoise Fabian le personnage majeur d’une de ces combattantes de l’ombre.

Françoise Fabian sérieuse et grave ? Elle déjoue cette image en rejoignant en 1973 le monde de Claude Lelouch dans La Bonne Année, une comédie souriante où elle campe une antiquaire cannoise comme il faut, quelque peu déstabilisée par le truand Simon (Lino Ventura) qui fomente un casse de bijouterie sur la Croisette. Cannes étant proche de l’Italie, Françoise Fabian fait le voyage à Rome pour Comment tuer un juge (1974) de Damiano Damiani, une sombre chronique des liens entre la mafia et les hommes de pouvoir. Autre escapade italienne réussie, Vertiges (1975) de Mauro Bolognini où elle est une toubib qui vient contrarier les étranges thérapies prônées par un psychiatre inquiétant (Marcello Mastroianni).
Le temps passe mais on ne perd pas de vue Françoise Fabian. En 1986, ne négligeant pas les cinéastes réputés à tort « difficiles », elle est la Marquise, pseudonyme d’une grande bourgeoise qui loue une chambre destinée à ses plaisirs et ses chagrins, dans l’hôtel de Faubourg Saint-Martin de Jean-Claude Guiguet. De même, dans L’Arbre et la forêt d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau (2008) où elle joue l’épouse d’un rescapé des camps de la mort qui, au soir de sa vie, révèle qu’il fut déporté pour son homosexualité. La composition de Fabian est une leçon de tact et d’humanité. Et on l’aime encore et encore dans Benvenuta d’André Delvaux (1983) où elle est Jeanne, une romancière qui chronique un amour réputé scandaleux auquel elle finit par s’identifier. Et on l’adore au plus haut dans Trois places pour le 26 de Jacques Demy (1988). Elle y est Mylène, mère célibataire d’une jeune fille espiègle (Mathilda May) et ancien amour d’un chanteur célèbre (Yves Montand) qui l’a autrefois abandonnée en même temps qu’il quittait Marseille pour monter à Paris faire carrière. Dans sa boutique de parfums technicolorisé par Demy, elle est cette grande dame secrète en camaïeux de verts, qui guette avec inquiétude un inceste à venir. Au cœur du récit, la scène de retrouvailles entre Fabian et Montand est un moment muet, intense et tendre. Il lui caresse la joue avec sa main. On aimerait être cette main.
En 2018, peut-être inspirée par Demy, Françoise Fabian sort un album de chansons où elle interprète plusieurs grands noms, Alex Beaupain, Julien Clerc ou Charles Aznavour. Un des titres, La Conversation (paroles de Vincent Delerm), tinte à nos oreilles avec une saveur particulière. Citant Ma nuit chez Maud, ellefredonne cette injonction : « Approchez-vous de ma vie. » Bien volontiers Lady Fabian, avec admiration et reconnaissance.