Bigger (eyes) than life

Axelle Ropert, critique, autrice et cinéaste

Un SOS. Quarante ans après, l’affaire passionne encore les Américains. En 1981, Natalie Wood s’est noyée en tombant d’un yacht où elle résidait avec son mari Robert Wagner (connu en France pour être« Jonathan », le quinqua séduisant de la série L’Amour du risque). Noir de l’océan, nuit indifférente, lune haut dans le ciel observatrice des drames humains. Classée comme accidentelle, cette mort s’est au fil des années transformée en possible meurtre conjugal et dès lors, les enquêtes diverses, croisades familiales, témoignages tardifs, contre-attaques, débats divers se sont multipliés. Ne plaquons pas la vie sur le cinéma et n’y voyons pas la coda d’un destin tragique. Cependant, un détail peut nous frapper. Un petit point de l’affaire est encore irrésolu : Natalie Wood aurait-elle appelé à l’aide, ou non, en tombant à l’eau ? Enjeu judiciaire mineur pour les uns, enjeu de cinéma important pour nous, simples spectateurs : Natalie Wood nous a-t-elle fait signe de quelque chose que nous n’avons pas su entendre ?

Actrice thaumaturge. Tout avait pourtant bien commencé pour elle. À l’instar de Shirley Temple, Margaret O’Brien ou Judy Garland, Natalie Wood fut une enfant- star. Dans Miracle sur la 34e rue (George Seaton), elle joue une petite fille qui aide un homme à prouver qu’il est vraiment le père Noël. Dans L’Aventure de Mrs Muir (Joseph L. Mankiewicz), elle joue la fille de Gene Tierney confrontée à l’arrivée d’un homme-capitaine fantôme dans leur vie tranquille. Dans La Prisonnière du désert (John Ford), elle est la petite fille enlevée par les Indiens et retrouvée par John Wayne après une quête de plusieurs années. À chaque fois, ce qui ne pouvait avoir lieu a pourtant lieu, et par son entremise : le père Noël existe, les fantômes amoureux aussi, et une petite fille peut survivre. Elle avait pourtant devant elle le plus farouche des incroyants : un John Wayne muré dans l’hostilité qui ne pouvait croire qu’elle fût encore vivante et encore moins lui pardonner d’être devenue indienne. Il accomplit alors un geste devenu célèbre : il la prend dans ses bras et la soulève haut. Geste de reddition d’un sceptique et geste de salut devant l’évidence d’un miracle : Natalie Wood fut le prodige enfantin d’Hollywood. Elle fut aussi peut-être l’actrice qui appela le plus ce mouvement double des bras et de la caméra : l’envelopper et la hisser pour la saluer.

Invention de la révolte. Il y a au moins une injustice autour de Natalie Wood : celle de ne pas être reconnue à la même hauteur iconique qu’un James Dean devenu support d’affiches, graffiti et publicités diverses. Elle a pourtant été la première teenager révoltée du cinéma américain, ouvrant la voie à Winona Ryder, Juliette Lewis, Kristen Stewart ou Jenna Ortega. En trois films, elle est passée de la petite fille préférée des familles à la jeune fille qui peut tout casser, un mixte de Jennifer Jones pour la sensualité et de Paula Prentiss pour l’allure graphique sèche. Natalie Wood a su jouer la jeune fille éperdue comme personne : de la récitation habitée du fameux poème de William Wordsworth dans La Fièvre dans le sang (Elia Kazan) à sa course folle dans West Side Story (Robert Wise) en passant par ses « faufilades » dans le monde masculin vrombissant de La Fureur de vivre (Nicholas Ray). Natalie Wood court, danse, tombe, se relève, fait résonner la poésie, révoltée contre l’autorité des adultes telle qu’elle s’exprime sous la forme la plus scabreuse : l’obsession de tenir en chaîne la sexualité de la jeunesse. Dans Propriété interdite (Sydney Pollack), elle est prostituée par sa mère, dans La Fièvre dans le sang, elle succombe à l’interdiction des aînés de vivre sexuellement son histoire d’amour avec Warren Beatty. Face à la tyrannie scabreuse des adultes qui veulent prostituer ou laver le corps des jeunes filles (faces d’une même médaille : l’obsession de la saleté des jeunes filles), elle a inventé plus que toute autre actrice une façon de résister – faire vibrer le monde.

Coller à son époque. Comment perdurer comme actrice quand on a commencé si jeune ? Natalie Wood s’est bien sûr posé la question. L’une des possibilités est d’épouser les sujets du moment pour ne pas être ringardisée : après avoir grandi dans les artifices merveilleux du Hollywood classique, Natalie Wood se jeta dans les « films de société ». Mission pas facile. Dans Une certaine rencontre (Robert Mulligan), elle est une jeune femme qui tombe accidentellement enceinte lors d’une liaison éphémère. Beau film délicat sur un sujet « touchy » pour l’époque, elle est mémorable dans une scène d’angoisse où elle doit sauter le pas avec une faiseuse d’anges, prostrée dans la solitude la plus nue : là encore, la pression sordide de la société s’exerce sur elle, et là encore, elle essaie de résister. Dans le méconnu et magnifique Daisy Clover de Robert Mulligan (sans doute son cinéaste de prédilection), elle commence comme un petit clown miséreux et finit comme une femme désormais fortunée qui a enduré les épreuves les plus triviales de la vie. En deux heures de film, elle passe de l’enfance désordonnée à la sagesse éprouvée. Elle peut jouer tous les âges de la vie, comme si résidaient en elle mille et une expériences, mille et une vies.
On peut regretter qu’elle n’ait pas bénéficié d’une carrière dans les années soixante-dix à la hauteur de ses consœurs Jane Fonda et Jean Seberg. La première a réussi à durer grâce à une politisation de ses idées (gauchisme, féminisme, engagement démocrate) qui l’a profondément structurée, la deuxième a pu sortir de l’encroûtement hollywoodien grâce à l’européanisation de sa carrière (de Godard à Garrel en passant par Romain Gary). Natalie Wood n’a pas eu ces opportunités : elle n’avait que ses deux ravissants yeux pour elle – et ce n’est pas une boutade.

Bigger Eyes. La parfaite brunette 60’s, petit nez droit, coupe de cheveux souple au carré, corps à la fois sensuel et frêle, taille virevoltante, le mot « ravissant » semble avoir été inventé pour elle. Un ravissement rendu singulier par quelque chose qui la sauve de l’oubli où nombre de ses consœurs ont sombré : une modernité-vitesse feu follet de ses mouvements. Elle est ravissante, mais toujours prête à s’échapper par la fenêtre ou à se glisser derrière une porte. Une beauté de fugitive, comme le noir de la nuit reste un instant dans l’air à l’aube, les phares d’une voiture passent, peut-être hallucinés, puis disparaissent, peut-être n’ont-ils jamais existé.
Quelque chose frappe au cours des années : la place grandissante des yeux. Petits enfant, grands adolescente, immenses adulte, ils mangent peu à peu tout le visage. Dans de nombreuses scènes, ses yeux s’écarquillent, incrédules, stupéfaits, sidérés, l’effroi n’est jamais loin. Natalie Wood aurait-elle vu quelque chose ? Elle eut une mère tortionnaire qui la dressa à être enfant-actrice. Lors d’un tournage, alors qu’elle n’arrivait pas à sortir des larmes de cinéma, sa mère déchiqueta un papillon devant ses yeux pour que les pleurs exigés adviennent enfin. Certes, les mauvaises mères ne font pas les grandes actrices. Il n’empêche. Sur un plateau de cinéma, Natalie Wood voit quelque chose de terrible – papillon, danger, monstre – et ses yeux s’écarquillent. De plus en plus grands, presque capables de recouvrir l’écran de leur noir-abyme.

Visiteuse de vestiges. Une scène revient dans la filmographie de Natalie Wood : celle d’un retour dans le décor du drame passé. L’extraordinaire scène de ferme avec Warren Beatty dans La Fièvre dans le sang, le wagon de train « mythique » et l’hôtel avec Robert Redford dans Propriété interdite, la plage où vivait sa mère dans Daisy Clover. Natalie Wood commence sans rien savoir, elle finit en sachant tout et entre les deux pôles, marche, déambule, évalue l’écoulement des années, la somme des malheurs, l’irréversibilité du temps, la responsabilité des adultes dans le saccage de l’adolescence, la possibilité du pardon, ou le maintien de la colère. Plus que chez toute autre actrice, son frêle physique magnétise l’espace par l’attention extrême portée à la mesure des choses, oriente la mise en scène par des effets d’auscultation cruelle. C’est l’arpenteuse de l’étendue trop vaste des malheurs, rendue supportable par la vibration si particulière de son visage. Tout a été saccagé, mais une jeune femme irradiante est là : « Rather find strength in what remains behind », dit le poème de Wordsworth (La Fièvre dans le sang).

Une autre fin est possible. Oui, Natalie Wood a disparu engloutie par les flots et recouverte par mille et une hypothèses sur sa mort. Nous pouvons préférer une autre image. La fin de Daisy Clover, par exemple. Fracturée par la vie, elle gît tel un petit clown défait dans son lit. Son imprésario, son ex-fiancé, la femme de son imprésario, son infirmière viennent tour à tour l’exhorter à sortir de la prostration. Elle les écoute attentivement, mais rien ne marche, la ténacité de la brisure intime la tient et donne sa profondeur au personnage. Peu à peine, cette ténacité va changer de bord et la scène se métamorphoser. Elle se lève, essaie de mettre fin à ses jours, une fois, deux fois, trois fois, mais les incidents de la vie viennent s’interposer. L’issue devrait être tragique, mais mille et une petites choses aussi triviales qu’obstinées grignotent l’implacabilité de la décision. La scène était déchirante, elle devient burlesque, la ténacité de la brisure fait place à la ténacité de la vie qui se manifeste malgré tout – et dans ce « malgré tout » qui n’a rien à voir avec un volontarisme béat se lit l’extraordinaire vitalité de Natalie Wood. Dans le dernier plan, elle s’avance vers nous tandis qu’au fond, dans un horizon joyeusement remisé, sa maison-lieu du passé s’embrase. Natalie Wood tire sa force espiègle de la mise à feu de ses douleurs. C’est une image définitive et incroyablement moderne que toute jeune fille, et tout spectateur, devrait accrocher en poster au-dessus de son lit. Et en poster taille XXL évidemment.