À la rencontre de Marcel Pagnol dans l’Histoire du Cinéma

Laura Vichi, chercheuse et historienne du cinéma, directrice de L’Usine aux Images

Marcel Pagnol du théâtre au cinéma : un auteur entrepreneur – Né la même année que le cinéma, en 1895, Marcel Pagnol ne pouvait qu’avoir une destinée de pionnier : celui du cinéma sonore et d’un nouveau réalisme cinématographique qui aura influencé, selon leurs dires, Rossellini et De Sica, puis Truffaut, Godard et les cinéastes de la Nouvelle Vague. D’abord écrivain et dramaturge, Pagnol met au service du 7e art, au tournant du parlant, ses qualités déjà applaudies au théâtre, s’appropriant pleinement la nouvelle technologie, qu’il apprend à maîtriser sur les tournages de Marius (Alexander Korda, 1931) et Fanny (Marc Allégret, 1932), se montrant également à l’aise côté industrie où son passé de professeur d’anglais s’avère fondamental dans sa relation avec la Paramount Pictures qui vient de s’installer à Paris.
À cette occasion, Pagnol fait preuve d’un grand sens entrepreneurial et, s’il accepte que sa pièce – un triomphe – soit adaptée au cinéma par la société de production américaine, il n’en cède pas les droits, imposant une rémunération au pourcentage et obtenant que les acteurs du film soient les mêmes qu’au théâtre, à l’exception de Pierre Fresnay pour le rôle de Marius.
Le film connaît un succès colossal et, grâce aux recettes, Pagnol a les moyens de devenir immédiatement indépendant en fondant sa propre société de production. Très vite, pour pouvoir enregistrer les sons de la campagne (Jofroi, 1933), il achète chez Philips un camion de prise de son comme celui que l’on voit dans Le Schpountz (1938) s’affranchissant définitivement des conditions de la Western Electric qui en détenait le monopole. À l’instar de Chaplin, Pagnol gagne aussitôt une totale indépendance, devenant non seulement réalisateur et producteur, mais aussi distributeur (et propriétaire de quelques salles marseillaises).


Un pionnier du cinéma sonore – Lorsque Pagnol, sensible à la parole comme peut l’être un écrivain ou un homme de théâtre, apprend la nouvelle de l’avènement du son au cinéma, il se précipite à Londres pour voir Broadway Melody (Harry Beaumont, 1929), le premier film « all-talking » – comme le dit la pub – qui le bouleverse :
« J’écoutais parler l’image de Mademoiselle Bessie Love. Sa voix enregistrée n’était pas déplaisante ; mais quand elle sanglotait, on pensait à un petit chien aboyant dans un tonneau. Pourtant, cette représentation fut pour moi un événement très important. J’allai revoir le film le soir même, puis encore deux fois le lendemain, et je rentrai, la tête échauffée de théorie et de projets. »
Inutile de dire qu’il saute sur l’occasion offerte par sa rencontre avec Robert Kane de la Paramount : avec la nouvelle technologie du son, la parole pourra primer sur l’image et Marius sera son film, même s’il est tourné et signé par Alexander Korda qui deviendra l’un des réalisateurs anglais les plus prometteurs, mais qui pour l’heure n’a encore fait que du cinéma muet en laissant volontiers à Pagnol le soin de s’occuper des dialogues et des acteurs, l’image seule restant pleinement de son ressort.
C’est ainsi que, comme l’annonce Cinémonde (15/10/1931) à la sortie du film, Marseille « conquiert » Paris par sa langue, son quotidien, ses couleurs, son côté pittoresque plus encore que par l’universalité de l’histoire racontée et de ses personnages que l’on a déjà vus au théâtre et que l’écran magnifie.
Grâce à l’investissement de Paramount, le film est d’emblée tourné en plusieurs langues avec des acteurs différents – en « versions multiples », la technologie du son ne se standardisant qu’autour de 1935 – et circule aussitôt à l’étranger. Si, au vu de ce succès, l’on pense immédiatement à tourner une suite à Marius, le film – comme La Chienne de Jean Renoir, sorti peu après – n’est pas pris pour autant comme modèle en matière de réalisme (une langue locale, des scènes tournées en extérieur) et la plupart des films parlants continueront à être tournés en studios. Ainsi, dans la mesure du possible et dans l’idée qu’il a de reproduire au plus près le naturel de la vie, Pagnol a recours aussi bien aux accents qu’aux sons du réel : dès qu’il adapte Jean Giono, ses tournages se font à la campagne et les sons, captés en direct à l’endroit même où se déroule l’action, deviennent ceux du mistral, du chant des cigales, de la garrigue, des arbres frémissants. Et s’il n’est pas le seul à utiliser des sons à connotation « méridionale » dans son cinéma – il suffit de penser par exemple à André Hugon – avec ses situations, ses personnages archétypaux et son succès, Pagnol s’impose néanmoins comme un véritable pionnier en la matière. Il faudra attendre les évolutions techniques de la fin des années 1950 et la Nouvelle Vague pour que cette pratique, qui est également une esthétique, se généralise.


Un cinéma proto-écologique de la Provence interne – Dès sa jeunesse, Pagnol traduit Virgile et écrit des poèmes bucoliques. Mais c’est à partir de l’adaptation – d’après Giono – de Jofroi que le paysage et le monde paysan de la Provence intérieure font irruption dans son cinéma. De l’écrivain manosquin – dont Pagnol réalise quatre adaptations pour le cinéma – il retient surtout des situations et ce qui, déjà, appartient à sa propre sensibilité, s’appropriant certains thèmes, tels que la préservation et le respect presque religieux de la nature et du vivant. Au travers, par exemple, du personnage de Jofroi se battant d’une façon saugrenue mais tout à fait déterminée contre l’abattage des arbres, ou celui de Panturle (Regain, 1937) résistant à l’exode rural. Ou encore dans Angèle (1934) où la campagne est l’espace de la vertu, on fait mention de la valeur inestimable de l’eau qui deviendra le thème de Manon des Sources et d’Ugolin (1952). Ici, toutes les questions, du passé et du présent, tournent autour du binôme fondamental eau/vie, une vie dure et simple à laquelle les personnages pagnoliens sont pourtant attachés malgré les commodités offertes par la ville, tout comme le « progrès », toujours connotés négativement. En effet, souvent dans les films de Pagnol, l’opposition ville/campagne, où le premier terme représente le pôle négatif, devient le moteur du récit, comme dans Angèle, où le destin de la jeune femme se joue entre le lieu de perdition représenté par la ville et son retour à la ferme.
D’ailleurs, il n’y a pas vraiment de milieux citadins dans les films de Pagnol, si l’on considère que le Marseille de la trilogie est montré moins comme une métropole que comme un village paisible. D’ailleurs Pagnol évite l’image stéréotypée, déjà ancrée dans l’imaginaire, d’une ville de Marseille délinquante et dangereuse, et la remplace par une vision personnelle plus pittoresque.


Filmer une société patriarcale – L’affiche de Marius, avec le jeune couple en premier plan et César penché au-dessus d’eux, traduit de manière efficace la position du père vis-à-vis des plus jeunes, dans une relation empreinte d’affection, mais surtout au nom de « l’honneur » et, en fin de compte, au détriment des filles. Toute la trilogie marseillaise peut en effet être vue comme la tragédie de Fanny, dont le personnage parvient dans César (1936) à verbaliser – brièvement mais étonnamment – le mal que les parents et leur morale ont fait à son couple.
Dès la trilogie, dans le cinéma de Pagnol, il est souvent question d’une fille séduite et abandonnée, se retrouvant seule avec un enfant et, de ce fait, rejetée par le père (Angèle, La Fille du puisatier, 1940). Le dénouement d’une situation pareille passe par un homme qui « sauve » la fille en l’épousant : la famille et l’ordre patriarcal sont ainsi rétablis. Dans cette dynamique, il y a des variantes, certes, mais elles ne changent en rien la relation de pouvoir entre les sexes. Par exemple, dans La Femme du boulanger (1938), l’un des plus grands succès de Pagnol, le drame privé s’étend à tout un village quand il n’y a plus de pain : le boulanger n’en fait plus, déprimé parce que sa femme (mais qui pourrait être sa fille…) est partie avec un jeune berger. Et tandis que dans La Fille du puisatier, l’abandon n’en est pas vraiment un, dans Manon des Sources et Ugolin, il est plutôt question d’exclusion : le personnage féminin se montre indomptable et, par conséquent, le village en fait son bouc émissaire. Ainsi la Provence de Pagnol se présente définitivement comme l’archétype d’un monde régi par les valeurs du patriarcat.
Toutefois, dans une telle société conservatrice, les instincts primordiaux, les préjugés et les croyances ne permettent pas de résoudre les problèmes de la collectivité. Ce n’est donc pas un hasard si, dans Ugolin, la solution au manque d’eau vient de l’instituteur, représentant d’une civilisation rationnelle et laïque. D’ailleurs, l’enseignant est une figure chère à la filmographie pagnolienne et son statut se trouve au centre de films tels que Merlusse (1935) ou Topaze (1950).


Le comique, clé du succès pagnolien – Des films de Pagnol, malgré la Provence épique et les personnages de tragédie, tout le monde en retient, d’abord, la légèreté et l’humour, expressions de cette chaleur humaine si typique des récits pagnoliens, alternant ou superposant le comique au tragique et donnant lieu à des scènes mémorables (la scène des « tiers » ou la partie de cartes dans Marius, la trouvaille des « anchois des tropiques » dans Le Schpountz…). C’est l’une des raisons pour lesquelles Pagnol tient tant à sa « famille » d’acteurs, parfois de vraies vedettes comme Raimu et Fernandel, parfois des grands interprètes des mœurs provençales tels qu’Orane Demazis, Charpin, Alida Rouffe, Henri Poupon, Milly Mathis…
Les sujets se retrouvent ainsi allégés par les récits, les dialogues, le jeu des acteurs, l’orchestration des scènes et la mise en images : c’est la plus saillante marque stylistique et même « idéologique » du Pagnol cinéaste qui le rend si unique. D’ailleurs, on n’oubliera pas ses Notes sur le rire (1947), puisque, comme l’explique Françoise vers la fin de cette superbe parodie du monde du cinéma qu’est Le Schpountz : « Le rire est une chose humaine. Il n’appartient qu’aux hommes. C’est une chose que Dieu leur a donnée pour les consoler d’être intelligents. »