Sacha Guitry

Nicolas Pariser, cinéaste

D’abord louer Jacques Lourcelles qui, dans son Dictionnaire des films, est le premier à ma connaissance à affirmer avec une telle force et d’une plume magnifique que Sacha Guitry est l’égal de John Ford, Carl Dreyer, Fritz Lang. Que serait devenue l’œuvre cinématographique de Sacha Guitry sans lui ? Aurait-elle été montrée, restaurée, aimée comme elle l’est aujourd’hui ? Louer plus largement les cinéphiles et les critiques de cinéma (François Truffaut le premier) qui ont produit les textes les plus brillants, les plus décisifs sur Guitry et qui ont réussi à convaincre que son œuvre cinématographique était toujours aussi vivante, diverse, moderne alors que son théâtre (que j’avoue connaître essentiellement à travers ses films) a une image, sans aucun doute à tort, un peu poussiéreuse, vieillotte.

  1. J’ai dix-huit ans, je viens d’avoir le bac. Je lis souvent dans la bibliothèque de mes parents le dictionnaire du cinéma de Georges Sadoul pour qui Guitry est une sorte de bouffon réactionnaire ridicule. Je me lamente de n’avoir vu aucun film d’Ingmar Bergman et m’arrange pour faire de fausses études de droit en région parisienne pour pouvoir enfin découvrir Persona ou Le Septième Sceau. Et puis, un après-midi, très tôt dans l’année universitaire, hasard de la programmation des cinémas du Quartier latin, je vois Mon père avait raison au Reflet Médicis à 14h et Sonate d’automne au Saint-André-des-Arts à 17h. Cette collision filmique donne aux premières heures de ma cinéphilie une direction inattendue. Les films ont une thématique proche (les rapports père-fils d’un côté, mère-fille de l’autre) mais leur traitement me paraît tellement diamétralement opposé que j’ai le sentiment qu’il m’est intimé de choisir entre deux voies inconciliables. Mon rejet de Bergman sera total (je trouve son film pompeux, raide, lourd, littéraire dans le pire sens du terme, sinistre) et Guitry devient en une séance un de mes trois ou quatre cinéastes de chevet. Il me faudra des décennies et le sublime Sarabande pour me réconcilier enfin avec le cinéaste suédois.

Ce qui me frappe en premier lieu dans Mon père avait raison, si je m’en souviens bien, est le jeu des comédiens. On m’avait parlé, enfant, de Guitry comme d’un vieux monsieur à l’élocution cérémonieuse, ringarde, nasillarde, risible et ce que j’entends et vois à l’écran est un jeu d’une modernité et d’une spontanéité absolument stupéfiantes. Aucun cinéaste peut-être n’a dépeint avec une telle justesse et surtout une telle intensité la familiarité tendre qui peut unir un père et son fils, un amant et sa maîtresse. La variété, le relief, le réalisme, les couleurs du jeu des actrices et des acteurs chez Guitry est peut-être le trait le plus original de son cinéma. 99% du reste du cinéma paraît récité, artificiel, affecté, à côté du sien. Dans le cinéma français, je ne vois guère que les séquences entre Pialat et Sandrine Bonnaire (la fameuse scène de la fossette) dans À nos amours qui atteignent ce même niveau incandescent de vérité. Autre miracle : chez Guitry, tout le monde est bon. Jacqueline Delubac notamment, qui ne fut actrice (et femme de Guitry) que quelques petites années, n’est pas moins bonne que Michel Simon dans La Vie d’un honnête homme, pourtant un des sommets de son immense carrière.

Mais, en 1992, pour être honnête ce qui m’intéresse en premier lieu n’est pas le jeu des comédiens ni les dialogues d’un film. Comme n’importe quel cinéphile débutant ce qui m’importe est la mise en scène ou pour le dire comme le disait Jean Douchet «l’écriture cinématographique». Et sur ce terrain-là aussi, je suis absolument surpris et émerveillé. Guitry traînait encore dans ces années-là une réputation de «non-cinéaste» et je vois dans ses films un sens du rythme, une sûreté dans le découpage, une audace dans les mouvements d’appareil exceptionnels pour un cinéaste des années 1930, pourtant la plus belle décennie du cinéma français avec les années 1970.

Beaucoup plus tard, au début des années 2000, alors que j’étais l’assistant de Pierre Rissient, ce dernier découvrit (il n’était peut-être pas le premier) que le directeur de la photographie de Mon père avait raison, de Faisons un rêve et du court métrage Le Mot de Cambronne (tous les trois de 1936) n’était autre que Georges Benoît, le premier chef opérateur de Raoul Walsh au milieu des années 1910. Guitry-Walsh, une parenté non évidente à première vue mais un clin d’œil irrésistible de l’histoire du cinéma pour un cinéphile mac-mahonien ! Plus sérieusement, le tour de force technique du deuxième acte de Faisons un rêve lors duquel Guitry monologue en attendant Jacqueline Delubac est un moment de mise en scène absolument époustouflant. Il s’agit d’une série de plans très longs suivant Guitry dans son salon. À première vue, il s’agit de «théâtre filmé» (de toute façon, pour Resnais et d’autres, le cinéma est par définition du «théâtre filmé») mais on s’aperçoit vite que la caméra suit Guitry dans toute la pièce, à 360°, et qu’il y a donc un «quatrième mur». Le théâtre est transfiguré et devient bel et bien du cinéma avec son traitement très spécifique de l’organisation de l’espace et de la lumière. Plus généralement les deux longs métrages de Guitry photographiés par Georges Benoît sont un sommet d’art de la mise en scène, et je ne vois guère que le Renoir des années 1930 qui s’avère un technicien et un expérimentateur encore supérieur. Plus tard, l’art de la mise en scène de Guitry s’épurera et même si Guitry et Bresson semblent de prime abord deux pôles irréconciliables dans le cinéma français, il n’est pas interdit de penser que la rigueur ascétique du découpage de Deburau vaut bien celui de Pickpocket.

L’œuvre de Sacha Guitry se divise, en gros, en trois groupes : les adaptations de ses propres pièces, les fantaisies historiques (drôles ou sérieuses) et les comédies noires. Il y a bien quelques exceptions : Bonne Chance, Donne-moi tes yeux (une comédie légère, un mélodrame, peut-être ses deux meilleurs films). En tout cas, ce qui est sûr est qu’hormis bien sûr l’adaptation de ses pièces, les scénarios de Guitry sont les plus antithéâtraux que l’on puisse imaginer. Ils vont et viennent dans le temps, se déroulent souvent sur des durées délirantes, passent d’un lieu à un autre constamment, parfois pour quelques secondes. Plus important, la liberté dans l’écriture y est absolument folle. Les narrations ne se font pas par actes, leurs structures sont le plus souvent à peu près inexistantes. Il s’agit presque toujours d’une succession d’anecdotes, de petites histoires agencées un peu n’importe comment mais avec une virtuosité toujours renouvelée. À une époque – la nôtre – où les scénarios (et notamment ceux des séries) sont architecturés de manière si technique, si rigide, le cinéma de Sacha Guitry est une véritable cure de jouvence, un antidote au formatage des scénarios en béton écrits avant tout pour convaincre les commissions de financement et les chaînes de télévision. François Truffaut s’en souviendra et la plupart de ses films, de Baisers volés à L’Argent de poche, de L’Homme qui aimait les femmes au Dernier Métro adoptent cette manière de raconter si particulière, si libre, permettant à la fois de donner à son récit un sentiment que rien n’est écrit à l’avance et une épaisseur romanesque unique. Enfin, il m’est impossible de ne pas mentionner l’extraordinaire fin de carrière de Sacha Guitry puisqu’il est, me semble-t-il, un des rares – si ce n’est le seul cinéaste – à avoir réalisé des chefs-d’œuvre renouvelant de fond en comble sa propre œuvre depuis son lit de mort.

Souvent en crise, le cinéma français est régulièrement soumis à la double tentation de l’esprit de sérieux et du gigantisme. Esprit de sérieux des thèmes, des dialogues, de la photographie, du jeu des comédiens. Gigantisme des budgets, des effets spéciaux, plus récemment des sièges des salles de cinéma. Le cinéma de Sacha Guitry est l’exact remède à cette tentation et il n’est pas interdit de voir en lui une des sources esthétiques les plus puissantes de la Nouvelle Vague (en tout cas, au moins chez Truffaut et le premier Godard) qui opposait, à la fin des années 1950, aux grandes adaptations littéraires et aux grands sujets la seule ambition de l’inspiration et de la liberté qui, en France, se déploient le plus souvent dans des sujets apparemment petits (une partie de chasse en Sologne, l’histoire d’un pickpocket, les histoires d’amour d’un jeune dandy à Saint-Germain-des-Près). Du reste, les deux seuls très gros films de Guitry (Napoléon et Si Versailles m’était conté) sont certainement ses moins-bons, sauvés malgré tout par leurs scènes les moins «épiques» (les scènes de ménage entre Louis XIV et madame de Maintenon dans Si Versailles… et la mort du maréchal Lannes dans Napoléon). Le cinéma français de 2023 a tout intérêt à retenir les leçons de Sacha Guitry, plus que jamais peut-être le noyau secret de notre cinématographie. Sacha Guitry n’aura peut-être pas été le plus grand cinéaste français (encore que !) mais il en est assurément le plus important, celui qui incarne le plus sa spécificité, sa couleur, ses possibles.