Nicole Kidman, un idéal à préserver

Adrien Dénouette, critique de cinéma

En février2022, Nicole Kidman défrayait de nouveau la chronique. Non pour un film, mais pour une couverture du magazine Vanity Fair. Triomphante, altière, l’actrice y apparaissait dans une affriolante tenue d’écolière, exhibant fièrement un ventre ultraplat, des jambes interminables et une étroite silhouette d’adolescente du haut de ses… 55 ans. Sur les réseaux, dans les médias, il n’en fallait pas plus pour soulever l’indignation d’une opinion toujours pressée de s’exprimer sur la chirurgie esthétique et le déni de l’âge, surtout s’il s’agit d’actrices. Beaucoup virent dans cette couverture le geste pathétique d’une star restée captive du glamour de sa jeunesse, cet idéal de beauté longiligne, échappée d’un album de Milo Manara, qu’immortalise à son zénith le premier plan d’Eyes Wide Shut dans lequel glisse une robe de satin noire le long de son corps de nacre. D’autres voulurent y deviner une ridicule surenchère avec son ex-mari, Tom Cruise, inusable playboy ne ratant jamais l’occasion de promouvoir sa longévité, ni d’exhiber sa plastique impeccable, sans que cela suscite le moindre commentaire désobligeant. Les plus perspicaces, enfin, retrouvèrent dans cette couverture Vanity Fair la plus pertinente des Nicole Kidman. Comprendre : l’actrice moins aveugle qu’il n’y paraît à l’étrangeté de cette apparence glaçante. Celle dont le corps d’éternelle poupée Barbie, avec son visage devenu inexpressif, gelé par l’acide hyaluronique, prolongerait la fable hitchcockienne que ses meilleurs films nous racontent, depuis maintenant plus de trente ans.

Murielle Joudet fait partie de cette troisième catégorie. Dans le très beau texte qu’elle lui consacre au début de son essai La Seconde Femme. Ce que les actrices font à la vieillesse (Premier Parallèle, 2022), la critique voit dans la filmographie de Nicole Kidman un grand récit sur la captivité. L’observation est irréfutable : de Eyes Wide Shut à Dogville en passant par Les Autres, The Hours et Portrait de femme, l’actrice se sera particulièrement distinguée dans des rôles des femmes sous emprise, tantôt de geôliers à visage humain, tantôt d’une partition sociale asservissante. Sorti en 1989 alors qu’elle n’était encore qu’une anonyme, Calme blanc de Phillip Noyce, son premier film d’envergure, annonçait déjà ce programme. L’actrice y incarne une jeune femme aux prises avec un dangereux psychopathe, dans le huis clos d’un voilier où son mari et elle avaient trouvé refuge, afin de se remettre du décès accidentel de leur petit garçon. Alors que l’excursion vire au cauchemar, le ravisseur parvenant à l’isoler de son mari, le survival invente pour Kidman une sorte de scénario-type, où son personnage, livré à lui-même, hérite de la lourde tâche de préserver son intégrité, son couple, son bonheur, mais aussi les apparences, d’un naufrage imminent. Seconde constante à venir, en germe dans ce récit décidément prophétique : la propension de ses personnages à faire l’épreuve, sous l’alibi d’une menace extérieure, d’un mal plus intime ; l’intrus pouvant être vu ici comme la métaphore du deuil à surmonter, par ses propres moyens. Calme blanc révèle Nicole Kidman. Livrée à elle-même dans la fiction comme sur le tournage, où les cabotinages de Billy Zane et la mise en scène très conventionnelle de Noyce ne l’aident pas beaucoup, sa performance intense impressionne Tom Cruise, qui joue alors de son influence pour qu’elle lui donne la réplique dans son prochain film (Jours de tonnerre).

La suite de l’histoire est connue. Portée par cette rencontre avec l’un des hommes les plus puissants de l’industrie, et le mariage qui en découle, Kidman connaît une ascension rapide. Quelques années suffisent à faire d’elle une star, bientôt à l’affiche de blockbusters (Batman Forever), de films aux côtés d’autres valeurs montantes (George Clooney dans Le Pacificateur, Sandra Bullock dans Les Ensorceleuses), et même du dernier chef-d’œuvre de Stanley Kubrick (Eyes Wide Shut), dont elle partage l’affiche avec Tom Cruise. Calme blanc semble déjà loin, et sa jeune première débarquée d’Australie, le visage parsemé de tâches de rousseur, encore plus. Mais sous sa chevelure devenue blonde et lisse en réponse aux canons du marché, pourtant, Kidman reste secrètement fidèle à ce premier succès. Fidèle, plus précisément, à ce rôle de prisonnière, au point d’en faire peu à peu son pré-carré d’actrice. Dans Portrait de femme de Jane Campion, dans le costume d’une jeune héritière d’abord convoitée par tous et souveraine de ses choix, elle se retrouve sous la coupe d’un manipulateur, bien aidé dans sa volonté de faire main basse sur sa dot et son libre arbitre par la haute société victorienne et ses conventions asservissantes. Dans Eyes Wide Shut, éloigné pourtant d’un siècle du cadre boudinant du roman de Henry James, Murielle Joudet note finement combien Kidman respecte la geste domestique d’une parfaite femme d’intérieur, son personnage ne s’absentant jamais sans son mari. Dans Dogville, de nouveau, c’est sur elle que se portera le choix de Lars von Trier pour le rôle de Grace, une fugitive dont l’asile dans un petit village d’apparence inoffensive vire peu à peu à la servitude, jusqu’à l’esclavage, à mesure que la communauté exige d’être dédommagée pour son hospitalité. Cette dernière rencontre était écrite. Jamais plus brillante que dans des rôles de martyres domestiques, comment la plus masochiste des actrices hollywoodiennes pouvait-elle échapper au plus sadique des réalisateurs ?

Deux ans avant Dogville, où s’affiche l’évidence non plus seulement d’une récurrence, mais d’une véritable passion pour les personnages de séquestrées, Les Autres hissait déjà Kidman au rang de ces très rares interprètes – avec Katharine Hepburn, Bette Davis, Isabelle Huppert, qui d’autre ? – capables de remplir un film de leur seule folie. À trente-quatre ans et déjà plus de quinze ans de carrière, c’est dans l’écrin mineur d’une série B d’épouvante que l’actrice atteint le sommet de son art (attention spoiler). Elle y interprète une veuve, cloîtrée dans un manoir en compagnie de ses deux enfants, qu’elle protège de la lumière derrière d’épais rideaux en raison d’une mystérieuse maladie. Mais alors que d’étranges bruits perturbent peu à peu leur tranquillité, plus la terreur les gagne, plus l’hypothèse d’une présence surnaturelle prend de l’épaisseur, plus le film se concentre sur la perfection du visage de Kidman, dont le personnage, derrière son masque de beauté diaphane, abrite en fait le seul monstre du film. L’épilogue finira par éventer le secret : la veuve avait ôté la vie de ses petits avant de se donner la mort, terrassée par la nouvelle du décès de son époux à la guerre. Son personnage n’errait pas pour effrayer les vivants, mais pour recomposer le tableau parfait d’une vie de nouveau sous contrôle, un rêve de bonheur en forme d’auto-séquestration, à l’abri d’un monde devenu trop imparfait pour elle. Rivé au visage de son actrice comme à son seul effet spécial, le film dévoile le secret de son œuvre : à son meilleur, Nicole Kidman est toujours captive d’un idéal à préserver.

 

Les deux plus beaux films de l’actrice tournaient déjà autour de cette idée. Eyes Wide Shut, d’abord, via cette partition docile dont il lui revient de sauver les apparences de bonheur, après l’avoir ébréché, par ennui, en révélant ses fantasmes d’adultère à son mari. Et avant cela, surtout, dans Prête à tout de Gus Van Sant, merveille de satire warholienne où l’actrice étale la finesse caustique de son jeu dans un rôle de jeune épouse prête à tout pour une carrière à la télévision. «Prête à tout», en somme, pour satisfaire son désir narcissique d’attirer tous les regards à elle, quitte à épouser les canons cheap de la télévision – cheveux blonds, lissés, bouche à demi ouverte –, et surtout à liquider son mari et son mariage. Le film, injustement considéré comme mineur dans la carrière de Gus Van Sant (alors que c’est son meilleur), offre à Kidman sa performance la plus jubilatoire et son rôle le plus comique. Son plaisir est palpable sous les mimiques de cette aspirante miss-météo pressée de se rendre captive d’une image et d’un rêve plus banals encore que le tableau, familial, qu’elle jugeait trop ordinaire. Aucune autre comédienne de sa génération n’aura si bien communiqué le plaisir pris à se moquer d’un personnage si proche d’elle. Et c’est pourquoi il fallait être très naïf, ou simplement ignorant de la carrière de Kidman, pour s’indigner de cette couverture de Vanity Fair où s’affiche, une nouvelle fois, l’évidence de son obsession. Son procès en ridicule aurait été légitime, si seulement l’actrice n’avait pas déjà montré cette exigence de perfection imposé d’abord par le regard des autres, mais surtout à elle-même. Et si, de Prête à tout à Dogville en passant par Eyes Wide Shut, Portrait de femme et Les Autres, Nicole Kidman n’avait pas fixé cette servitude sous toutes ses formes, de la plus tragique à la plus pathétique, de la plus contrainte à la plus masochiste, de ses grands yeux pleins de glaçante acuité.