Asta Nielsen

Samantha Leroy, responsable de la programmation de la fondation Jérôme Seydoux - Pathé

«Baissez les drapeaux devant elle, car elle est incomparable»

Béla Balázs, L’Homme visible et l’esprit du cinéma, 1924

Asta Nielsen fut une des premières stars mondiales du cinéma, une pionnière maîtrisant parfaitement son image et le choix de ses films. Elle a offert au public des années 1910-1920 une représentation sensationnelle et innovante de la féminité à l’écran. La subtilité de ses interprétations, l’expressivité sidérante de son visage et de son corps souple et désinhibé en font une icône unique et inégalée. Pour l’historienne du cinéma Lotte H. Eisner, «elle est la quintessence de la femme stylisée, comme la concevait cette époque sophistiquée, nerveuse, à l’idéologie cultivée dans une sorte de serre chaude».

 

Asta Sofia Amalia Nielsen est née le 11septembre 1881 à Copenhague dans un milieu modeste. Elle est dotée d’une belle voix et son attrait pour le théâtre est encouragé par l’acteur Peter Jerndorff qui lui permet d’intégrer en 1900 la troupe du Théâtre royal. En 1901, elle met au monde une fille illégitime et perd sa place. Elle poursuit sa carrière sans rencontrer le succès escompté. En ce début de siècle où le cinéma est florissant, pour prouver son talent elle tourne un film réalisé par son compagnon Urban Gad, L’Abîme. Elle y joue une bourgeoise amoureuse d’un homme qui la méprise. L’interprétation est remarquable mais c’est surtout l’irruption d’une scène de danse érotique – moulée dans une robe noire, elle se frotte contre l’amant qu’elle a préalablement ligoté – qui provoque scandale et censure dès sa première présentation en septembre1910. Le film est un succès dans le monde entier. L’année suivante, le couple tourne un autre mélodrame à la mise en scène affinée, Le Rêve noir, avec la star danoise Valdemar Psilander. En 1912, ils s’installent en Allemagne. Le producteur Paul Davidson saisit le potentiel de l’actrice et les engage à des conditions très favorables. Le succès commercial procure à Asta Nielsen prospérité et liberté artistique, fait inédit pour une femme dans ce milieu à cette époque. Si Urban Gad signe les réalisations et les scénarios, elle dispose d’une part de décision significative sur la mise en scène, les sujets et le montage. Son personnage dans La Reine du cinéma (1913) illustre parfaitement la mainmise qu’elle s’octroie sur la production. Elle interprète une vedette excessive et souveraine qui profite et jubile de son pouvoir d’influence au sein d’un milieu dominé par les hommes.

 

Nombreux sont ceux qui s’extasient devant son mystère et sa puissance érotique, comme le théoricien et critique Béla Balázs qui souligne que «l’extraordinaire niveau artistique de [son] érotisme découle de sa qualité intellectuelle absolue. Ce sont les yeux, et non la chair, qui sont les plus importants. En fait, elle n’a pas de chair du tout… Asta Nielsen habillée peut montrer une nudité obscène, et elle peut sourire d’une telle manière que la police saisirait le film pour pornographie. Cet érotisme spiritualisé est dangereusement démoniaque car il traverse tous les vêtements. C’est pourquoi Asta Nielsen ne vous paraît jamais lascive.» Elle accorde une attention particulière aux costumes, au maquillage et aux coiffures. Les tissus et les coupes des vêtements soulignent sa silhouette, lui permettent de se mouvoir avec grâce et de déployer sa gestuelle majestueuse. Le maquillage charbonneux des yeux intensifie la lourdeur des paupières, son sourire s’étire, les cheveux courts noirs ou montés en chignon contrastent avec sa peau blafarde. Lotte H. Eisner note : «N’est-il pas cependant curieux que cette frange sombre des Kiki, des Polaire ne confère pas à la Nielsen le même envoûtement érotique, ce nimbe quasi équivoque de l’ensorcelante Louise Brooks ? Bien que les Allemands l’aient fait jouer souvent des vamps, l’érotisme de la Nielsen est d’un autre bord, et ainsi ses rôles de prostituées auxquelles elle savait donner une humanité désespérée, ces vieilles prostituées avachies par la misère de l’expérience qu’elle personnifiait quand son propre visage commençait à se flétrir, trouvent encore aujourd’hui, mieux que ses rôles de vamps entortillées de l’inflation, une résonnance chez nos spectateurs plus sceptiques et rebelles à l’émotion mélo.»

 

La guerre suspend sa carrière, elle retourne à Copenhague où elle tourne en 1919 un drame mystique, Vers la lumière de Holger-Madsen. Séparée d’Urban Gad, elle revient en Allemagne avec le désir de films ambitieux. La direction de réalisateurs exigeants, voire tout puissants, la contraint à renoncer à son indépendance. En 1919, elle se heurte à l’autorité d’Ernst Lubitsch lors du tournage d’Intoxication (1919), adaptation de Crimes et délits d’August Strindberg. Elle crée sa propre société, Art Film, et produit quelques films audacieux à son image. Hamlet (Svend Gade et Heinz Schall, 1921) lui permet d’incarner avec délectation une Hamlet femme travestie en homme, Fräulein Julie (Felix Basch, 1922) d’adapter la tragédie d’August Strindberg. Elle tourne avec des réalisateurs comme Richard Oswald, Robert Wiene, Paul Wegener. 

 

En 1923, le rôle de l’inquiétante Loulou, dans la première adaptation de la pièce de Frank Wedekind L’Esprit de la terre par Leopold Jessner, amorce un tournant dans son style. Dans La Rue sans joie (1925) de G. W. Pabst, elle partage l’affiche avec une jeune première, Greta Garbo, dont l’expression délicate tranche avec sa présence imposante. Elle endosse le rôle d’une prostituée vieillissante dans La Tragédie de la rue (Bruno Rahn, 1927) jusqu’à ce que le déclin du cinéma muet signe la fin de sa carrière avec son dernier film, parlant, Amour impossible (Erich Waschneck, 1932) dans lequel elle joue une artiste attirée par un homme plus jeune.

La diversité de ses rôles aborde toutes les catégories sociales. Sa palette est infinie, elle est tour à tour mère célibataire, suffragette, mondaine, espionne, diva, prostituée, reine de la Bourse, bandit, travestie… Elle s’évertue «à créer le langage silencieux, montrer des pensées et des états d’âme sans paroles, en d’autres termes, rendre l’esprit visible» de ces héroïnes frondeuses, dignes et passionnées, prêtes à transgresser la société patriarcale, à s’émanciper par le rêve, potentiels dangers pour les valeurs conservatrices. Elle révèle la puissance de leurs sentiments, leur propension à l’abandon et l’issue parfois fatale ou inattendue de leur aventure (la fin de La Suffragette laisse perplexe). La femme émancipée qui exprime et assume ses désirs peut-elle échapper à sa condition ? Asta Nielsen, égérie des féministes, icône cosmopolite, laisse une œuvre plus complexe qu’il n’y paraît, ourlée de noirceur, de mystère et d’ironie. Dans ses mémoires (La Muse silencieuse, parus en 1946), elle exprime sa volonté d’être la porte-parole des pauvres et des exclues, elle aura amplement tracé le portrait de chacune.