Quelques moments du cinéma portugais

Bernard Eisenschitz (historien du cinéma, traducteur)

Présentant à Locarno Se eu fosse ladrão… roubava (2014), Pedro Costa nommait «ses» trois plus grands cinéastes portugais: Manoel de Oliveira, Antonio Reis et Paulo Rocha, auteur de ce film posthume. Seul le premier, dont la figure domine le cinéma et la culture nationaux, est connu en France. Rocha et Reis restent à découvrir. On connaît heureusement, grâce à quelques coproducteurs ou distributeurs français, Pedro Costa, João César Monteiro, João Pedro Rodrigues et les derniers films de Joaquim Pinto. Mais il y en a d’autres.

« Un petit pays. Peu de salles, écrit Pierre Kast en 1964. Peu de ressources. Une production cinématographique jusqu’alors très faible. Puis il se passe quelque chose…» Depuis les débuts du cinéma, le Portugal a été colonisé pour sa lumière, ses paysages, ses facilités techniques comme la Tobis. Les salles servent à distribuer les films américains. La production, de pure consommation intérieure, est réduite: une poignée de films par an, parfois (en 1955) pas un seul. Les films recyclent les schémas et les idées des vieux romans populistes. Rien n’est fait pour élever les exigences des publics. Sous la dictature de Salazar, on constate l’absence systématique d’un véritable appui aux initiatives originales.

« Et je ne parle pas, dit Manoel de Oliveira, de celles qui avaient une incidence plus directement politique, lesquelles, naturellement, étaient aussitôt condamnées comme plus irrespectueuse ou contraire à l’idéologie dominanteJe sentais la carence de structures. Mais aussi l’absence de petites salles pour la diffusion d’une culture cinématographique à tous les niveaux, éparpillées dans les villes et surtout dans les provinces qui n’ont pas encore été atteintes par le cinéma. »

Celui qui dit ces mots (en 1976) est une «victime majeure du salazarisme ». Pendant des décennies, Manoel de Oliveira (1908-2015) incarne l’indépendance. Il a commencé en amateur avec Douro, faina fluvial (1931), sommet et point final des avant-gardes muettes, frère (à un an près) d’À propos de Nice de Jean Vigo. Onze ans plus tard, son premier long métrage, Aniki Bóbó (1942) montre des enfants qui créent leur propre liberté, avec leurs légendes et leurs lois morales, dans la géographie réinventée et précise à la fois de sa ville Porto (où il reviendra en 2001 dans un film-essai autobiographique). Il ne pourra pas tourner d’autre long métrage avant Acte du printemps, en 1962. Kast, qui lui rend alors visite, voit en lui « l’artisan type complet. Il fait tout chez lui, à Porto, tout seul ».

Seuls les ciné-clubs luttent contre la misère du cinéma: celui de Porto, note André Bazin impressionné, « n’a pas moins de 2 500 membres et possède une remarquable section enfantine ». Le voyage à l’étranger est une autre solution. En France, il est possible de se nourrir du cinéma mondial et de son passé, d’apprendre le métier de réalisateur ou de producteur. Le cinéma devient ainsi une affaire de voyageurs, souvent francophones. Antonio de Cunha Telles (1935), sorti de l’Idhec (Institut des Hautes Études Cinématographiques français), entreprend de produire des films réalisés par d’autres jeunes, ses amis, avec des budgets limités, des acteurs inconnus, des équipes légères, en décors naturels. Il fait ainsi débuter Paulo Rocha (1935-2012), qui a lui aussi vécu en France et a été stagiaire chez Renoir puis assistant d’Oliveira. L’année 1963 voit la sortie, en même temps que de deux films de ce dernier – Acte du printemps et son brutal court métrage censuré, La Chasse – du film de Rocha, Les Vertes Années, véritable bouleversement pour le cinéma portugais.

Comme dans les films de la Nouvelle Vague, il s’agit d’un couple de jeunes. Mais il est avant tout question du passage de la campagne à Lisbonne, du déplacement, des difficultés de la vie sentimentale et laborieuse, et d’une issue tragique qu’on a rattachée à un trait portugais. «Très rarement une œuvre d’art a laissé ainsi, parmi nous, transparaître le fatalisme, le temps rêveur, et le poids sourd, lourd et diffus enracinés depuis si longtemps dans notre pays et qui le définissent dans son devenir et dans le nôtre.» Les échos de ce premier chef-d’œuvre de Rocha (il y en aura d’autres) se font encore sentir. João Pedro Rodrigues a réalisé en 2020-2021 un film littéralement sur ses traces, Onde fica esta rua?, qui reproduit chacun de ses plans.

Le mouvement est lancé, avec sept ou huit films, dont les débuts de Fernando Lopes et Antonio Macedo, le deuxième film de Rocha, Changer de vie« Bien que la situation politique reste quasi la même pendant des décennies, avec Salazar à la tête du pays, le Cinema novo n’est pas un cinéma de résistance idéologique, écrit Jacques Parsi. C’est un cinéma différent par ses sujets, son regard et ses méthodes, un cinéma d’auteur. » Minoritaire, il existe à côté de la production-diffusion de masse, n’a pas droit aux salles principales. Pourtant, par la force de l’histoire, il est l’œuvre d’intellectuels et d’opposants. Sa richesse est stimulée par l’étouffement politique. Il prépare le changement. Un exemple en est l’adaptation romanesque Une abeille sous la pluie (1971) de Fernando Lopes (1935-2012), marquée par le nouveau cinéma international des années 1960, qui, dans son rejet de la narrativité classique, son invention et sa description d’une province étouffante et brumeuse, sa nostalgie du romantisme, a une place comparable au Prima della rivoluzione de Bertolucci en Italie.

La Cinemateca portuguesa, fondée par Manuel Félix Ribeiro (1906-1982) et aidée depuis Paris par Henri Langlois, enrichit la conscience du passé. L’action exceptionnelle de João Bénard da Costa (1935-2009), d’abord à la fondation Gulbenkian puis à la Cinemateca, ne peut être sous-estimée. En 1973, sur son initiative, Langlois amène Rossellini à Lisbonne: quatre mois avant la révolution des Œillets, la projection de Rome ville ouverte devient une manifestation contre le fascisme.

Après 1963, l’autre grande date est bien sûr 1974, avec les brèves années qui suivent: à la présente date, la dernière révolution de l’histoire à remettre en cause la sacro-sainte loi du capitalisme et de la propriété privée. Actifs le 25avril, les cinéastes sont désormais part intégrante du renouveau de la culture.

Oliveira peut tourner, avec une productivité étonnante jusqu’à sa mort à 106 ans, longtemps accompagné par un grand producteur, Paulo Branco. Il a des moyens pour ses chefs-d’œuvre romanesques sur des passions funestes, de Amour de perdition (1979) – qui le fait connaître en France – et Francisca (1981) jusqu’à L’Étrange Affaire Angélica (2010). Dans ce dernier, un photographe tombe sous le charme de l’image qu’il a prise d’une morte: le regard de l’objectif comme machine à recréer la vie… mais avec une issue fatale.

Oliveira est l’historien du pays et de son inconscient (Non ou La Vaine Gloire de commander, 1990). Dans son sillage, les cinéastes arpentent l’histoire. Dans Souvenirs de la maison jaune (1989), dont le titre dostoïevskien désigne un pays-prison, c’est par la dérision. João César Monteiro met son corps émacié au centre de ses films. Personnage tragicomique baptisé Jean de Dieu, il parcourt Lisbonne dans ses avatars (militaire, vampiresque), avec son érudition, son obsession sexuelle, qui finissent par l’amener à l’asile auprès de Luis Miguel Cintra, grand homme du théâtre et acteur indispensable du cinéma portugais. «Nous avons vécu vingt ans dans la maison des morts, commente João Bénard. Jean de Dieu est ressuscité pour nous le raconter.»

Le discours indirect est une constante du cinéma portugais, une manière de raconter plus proche de la poésie que de la littérature narrative, prenant la forme du conte ou de la fable. Antonio Reis (1927-1991), réalisateur avec Margarita Cordeiro (1938) de Trás-os-Montes (1976), film essentiel sur le quotidien et l’imaginaire, était poète avant d’être dialoguiste pour Rocha, puis un grand pédagogue. Il est moins fréquent que soit directement fictionnalisé ce dont documentaires et actualités ont rendu compte (Capitaines d’avril, Maria de Medeiros, 2001). Dans Tabou (2011), Miguel Gomes (1972) solde l’héritage du colonialisme en brisant son récit en trois épisodes non chronologiques.

L’enracinement réaliste est une autre constante, depuis les origines: Maria do Mar (Leitão de Barros, 1930) ou Douro d’Oliveira – dont le dernier film, le court métrage Un siècle d’énergie (2015), renoue avec ses débuts documentaires. C’est un paradoxe fructueux qu’il se marie avec un «cinéma de poésie».

Le premier film de Pedro Costa (1959), O Sangue (1989), est un conte noir dominé par la peur, une histoire de mort du père et d’enfants en fuite, qui évoque un grand film maudit américain et préfigure – dans sa lumière noir et blanc expressionniste – les plongées de Costa sur le sous-prolétariat cap-verdien à Lisbonne. En 2001, Costa suit Straub et Huillet au montage de leur film Sicilia! et en fait, en écho à ses propres films, une leçon sur le regard du cinéaste: Où git votre sourire enfoui?

Car cinéma et cinéphilie sont une culture formatrice pour tous, de Monteiro à Costa, ou encore à Rita Azevedo Gomes (1952), collaboratrice de longue date de João Bénard et de la Cinemateca, dont la fable préraphaélite Fragile comme le monde (2001) amorce le travail sur l’artifice qui la mènera au très beau Vengeance d’une femme (2012).

Joaquim Pinto, producteur, homme du son, pratique un cinéma à la première personne dans Le Chant d’une île, tourné en 1999-2001, monté en 2015 après son grave home movie, E agora? Lembra-me. Au milieu de l’Atlantique, parmi des pêcheurs qui vivent spontanément un communisme primitif et la présence quotidienne de la mort, il poursuit son exploration du rapport entre l’économie et l’esthétique entamée dès ses débuts, avec sa découverte respectueuse de la petite caméra numérique.

L’Ornithologue (2015) est le film le plus beau et le plus énigmatique de João Pedro Rodrigues. La vie nocturne des oiseaux, filmée à égalité avec les hommes, croise le parcours solitaire de l’ornithologue dans des montagnes imaginaires avec ses rencontres, se dépouillant de toute identité pour en trouver une nouvelle en réincarnation de saint Antoine de Padoue.

« Je me sens proche de Pedro Costa, dit J.P. Rodrigues, même si nous sommes très différents. Le cinéma portugais est vraiment très varié. Les films sont très différents les uns des autres. Il y a un point de vue fort sur le monde, sur le cinéma. C’est une très petite cinématographie en chiffres, et en même temps, il y a beaucoup de grands cinéastes.» Ni groupe, ni école n’unissent ces cinéastes qui se connaissent, se croisent à la Cinemateca et ailleurs, s’apprécient ou non, se retrouvent politiquement dans la défense du cinéma d’auteur. Une multiplicité de parcours et une exigence morale ou esthétique – n’est-ce pas la même chose? demandent-ils (ou elles).