Le nouveau cinéma ukrainien

Anthelme Vidaud (ancien directeur artistique du festival d’Odessa)

Le cinéma ukrainien est riche d’une longue et brillante histoire. Il a donné au 7e art des génies bien connus des cinéphiles, comme Oleksandr Dovjenko, Dziga Vertov, Kira Mouratova, et des chefs-d’œuvre inoubliables tels que La Terre, L’Homme à la caméra, et Les Chevaux de feu. Depuis la fin de l’URSS, le cinéma ukrainien a connu une période de crise, entre1991 et2010, marquée par une chute drastique de sa production, en raison de la fermeture des studios. Puis, à partir de 2010, a eu lieu une période de renaissance, soutenue par des politique publiques volontaristes de financement du cinéma, et qui s’est accélérée suite à la révolution de Maïdan en 2013/2014. Ces dernières années ont ainsi vu l’émergence d’une nouvelle génération de réalisateurs qui, caméra au poing, s’est faite le témoin des bouleversements politiques, culturels et sociaux de tout un pays.

Si cette nouvelle génération est très diverse dans son approche du cinéma, quelques dénominateurs communs les rapprochent. C’est, d’abord, une génération fortement marquée par le cinéma documentaire. Beaucoup des jeunes réalisateurs ukrainiens ont, en effet, commencé par filmer le réel, pour deux raisons principales: l’économie – les financements de longs métrages de fiction étant difficiles à obtenir, beaucoup se sont «fait la main» sur des productions documentaires plus légères à financer –; et le réel lui-même qui, en Ukraine, a pris la forme d’une révolution citoyenne, d’une annexion de la Crimée, et d’une guerre menée par le Russie dans le Donbass dès 2014, un réel qu’il a fallu documenter. Ainsi Kateryna Gornostai, réalisatrice de Stop-Zemlia, a-t-elle longuement filmé la révolution de Maïdan en 2013 et considère cet événement, fondateur pour beaucoup de jeunes Ukrainiens, comme une véritable «école de cinéma».

Autre trait fort de cette nouvelle génération: la recherche d’une narration qu’on peut qualifier de décoloniale. Jusqu’en 2013, les liens culturels avec la Russie et avec l’héritage de la culture soviétique restaient forts. Après Maïdan, tout change et l’Ukraine se tourne largement vers l’Europe et le monde en quête de nouvelles influences, ou bien se crée ses propres références, cherche ses propres héros, trouve sa voie en d’autres termes. Dans les films proposés dans cette programmation, aucun ne se rattache à une tradition soviétique – seul Atlantis cite Vertov (Enthousiasme ou La Symphonie du Donbass), mais pour mieux le réinterpréter. Le cinéma ukrainien, autrefois volontiers russophone, se met aussi à parler largement l’ukrainien, aidé en cela par une loi qui conditionne le financement public des films à l’emploi de la langue officielle de l’État.

Les six films présentés au Fema sont représentatifs de cette nouvelle vague du cinéma ukrainien. Ils sont en effet signés par des réalisateurs jeunes (le plus jeune, Maksym Nakonechnyi, a 31 ans, et le plus âgé, Valentyn Vasyanovych, 50 ans), qui ont tous débuté leurs carrières bien après l’indépendance de l’Ukraine en 1991. Trois sont des premiers longs métrages (Pamfir, Butterfly Vision et Stop-Zemlia), et, signe de la forte empreinte féminine de cette nouvelle génération, trois sont signés par des femmes (Stop-Zemlia, Inner Wars et Klondike). La prégnance de la guerre se fait largement sentir, puisque quatre des six films portent directement sur la guerre du Donbass (Atlantis, Inner Wars, Klondike, Butterfly Vision).

Atlantis, quatrième long métrage de Valentyn Vasyanovych, primé à la Mostra de Venise en 2019, repose sur une belle idée: filmer la guerre après la guerre, en se projetant en 2025, après que l’Ukraine a défait la Russie, et en n’en montrant que les traces, catastrophiques, sur la nature et sur les âmes. Filmé en longs plans-séquences souvent fixes, Atlantis dépeint un monde englouti, celui du Donbass industriel, dont les mines détruites par la guerre menacent de contaminer tout le sol et l’eau. N’oubliant pas sa formation documentaire, Vasyanovych fait confiance aux corps de ses acteurs non professionnels, dont la plupart ont vraiment fait la guerre comme soldats, démineurs, médecins légistes. Le tour de force du film est de combiner cette vérité documentaire avec une puissance visuelle, notamment dans la composition des plans, d’une rare originalité. Voir Atlantis aujourd’hui prend une résonance particulière, car il a été en grande partie tourné à Marioupol, ville martyre de l’occupation russe.

Stop-Zemlia, primé à la Berlinale en 2021, est le premier long métrage de Kateryna Gornostai. Formée à l’école du cinéma documentaire, elle est l’une des figures les plus originales du nouveau cinéma ukrainien. Le film brosse le portrait de trois lycéens, deux filles et un garçon, qui forment une sorte de trio symbiotique aux relations mouvantes, tantôt amicales, tantôt amoureuses. En parallèle, Gornostai suit la trajectoire d’autres lycéens, en butte aux questionnements inhérents à leur âge, avec subtilité et toujours la bonne distance. La jeune réalisatrice a fait le pari, osé mais réussi, d’insérer dans le film des entretiens de ses jeunes acteurs, tous formidables, ce qui donne la sensation d’être avec eux. L’excellente bande originale, composée de titres ukrainiens indépendants, achève de faire de Stop-Zemlia l’hymne définitif de la génération Maïdan, la première qui n’ait pas connu l’URSS.

Pamfir, sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs cette année à Cannes, est également un premier long métrage signé Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk, très attendu après son précédent court métrage, le multi-primé Weightlifter. Filmé dans les Carpates, qui rappelle inévitablement Les Chevaux de feu, Pamfir emprunte néanmoins une toute autre voie que celle de Paradjanov, celle du film noir sur des contrebandiers, en même temps qu’une histoire de filiation et d’héritage. Le film fait la part belle aux traditions locales, comme Malanka, le carnaval de la région de Bucovine, avec des costumes hauts en couleur. Plastiquement, Sukholytkyy-Sobchuk déploie un talent virtuose, avec une caméra très mobile et un don pictural pour la composition des plans. Les acteurs, tous débutants, ont une présence et un charisme magnétiques, notamment l’interprète principal, Oleksandr Yatsentyuk.

Unique film documentaire de cette programmation, Inner Wars de Masha Kondakova est un témoignage essentiel sur la place des femmes ukrainiennes dans la guerre du Donbass. Pendant trois ans, la réalisatrice a filmé, au péril de sa propre vie (elle a été blessée lors de combats et évacuée en 2017), le parcours de trois femmes, Lera, Ira et Elena, dont les destins se sont retrouvés étroitement liés à la guerre. Alors que des centaines de femmes s’étaient portées volontaires dès 2014, peu ont été envoyées au front, la majorité étant reléguées à des tâches administratives peu gratifiantes. Les trois femmes de Inner Wars font partie de cette minorité de femmes qui ont atteint le front, et ont mené un double combat: contre les séparatistes pro-russes, et contre le système patriarcal inhérent à l’armée. Avec émotion mais sans pathos, Kondakova rend un bel hommage au courage de ces combattantes.

Butterfly Vision, sélectionné cette année à Un Certain Regard, résonne singulièrement avec Inner Wars. C’est le premier long métrage de Maksym Nakonechnyi, également producteur de films documentaires sur la guerre du Donbass. Le film prolonge son travail car il porte sur cette guerre, débutée en 2014 par la Russie et les milices séparatistes de cette région de l’est de l’Ukraine. Coscénarisé par une autre figure en vue de la nouvelle vague ukrainienne, Iryna Tsilyk (autrice du beau documentaire La Terre est bleue comme une orange), Butterfly Vision suit le retour à la vie civile d’une ex-prisonnière de guerre, libérée d’une prison séparatiste. Le film saisit avec justesse le traumatisme engendré par la captivité et le décalage ressenti avec la société, et montre aussi avec courage et lucidité les tentations radicales de ceux qui n’arrivent pas à se réintégrer. L’interprète principale du film, Rita Bourkovska, magistrale, porte sur son visage toute la douleur de la guerre.

Klondike, de Maryna Er Gorbach, primé à Sundance et à la Berlinale, est un autre récit sur la guerre du Donbass, qui s’inspire d’un fait réel car il prend pour point de départ la destruction du vol MH17 par les séparatistes pro-russes, depuis la région de Donetsk. Er Gorbach étudie minutieusement les répercussions de cette catastrophe sur la vie d’Irka et Tolik, un couple qui attend un enfant, dans un village à la frontière ukraino-russe. La maison du couple, éventrée par un tir d’obus et qui le restera pendant tout le film, figure à la fois l’abandon dont sont victimes les habitants, et le projet destructeur du «monde russe» proposé par les séparatistes, horizon que refuse obstinément Irka tandis que son mari, plus faible, est prêt à faire des compromis. Remarquablement photographié et interprété, Klondike est un film à la fois lucide et pessimiste sur cette guerre méconnue, qui se termine cependant sur une note d’espoir.