Jonás Trueba, les temps du possible

Marcos Uzal (rédacteur en chef des Cahiers du cinéma)

On pourrait trouver trois sources au cinéma de Jonás Trueba. La première est le cinéma lui-même, moins parce qu’il est un enfant de la balle (un grand-père acteur, une mère productrice, un père et un oncle réalisateurs), ayant probablement baigné dans la cinéphilie dès son plus jeune âge, que parce que ses films assument de s’inscrire dans le sillage d’autres cinéastes, volontiers cités par lui: Éric Rohmer, François Truffaut, Philippe Garrel, Hong Sang-soo, entre autres. Influences parfaitement digérées, tant Trueba comme ses personnages considèrent les films, mais aussi les chansons ou les livres, comme faisant autant partie de l’existence que les sentiments, les voyages, les rues des villes ou la météorologie. C’est ce que revendique le tissage de la vie et des chansons annoncé par le titre de son premier long métrage, le beau Todas las canciones hablan de mí (2010) [toutes les chansons parlent de moi], et de la vie et du cinéma (vu et fabriqué) de Los Ilusos (2013), film d’amour et de cinéphilie, ouvertement garrelien, et manifeste de toute l’œuvre à venir, qu’il définit lui-même comme son film «zéro», celui d’un nouveau départ marqué par la création de sa société de production justement nommée Los Ilusos Films.

L’autre source de son travail est la ville où il est né (en 1981): Madrid. En s’inspirant de ses rues, de sa forme chaotique, de sa lumière et de son air très particuliers, si aimé de certains peintres, il filme la capitale espagnole comme Rohmer filmait Paris: par cœur et à pied. Comme avec les cinéastes adorés, Trueba entretient un rapport intime avec les lieux où il tourne, ils sont chargés de ses propres expériences autant que d’une histoire plus vaste à laquelle il se raccorde (comme dans les conversations sur l’architecture de Todas las canciones hablan de mí). Et quand on part ailleurs – en France dans Los Exiliados románticos (2015), en Andalousie et en Estrémadure dans Qui à part nous (2021), à la campagne dans Tenéis que venir a verla (2022) –, ça n’est jamais anodin, mais toujours un choix exceptionnel, décisif. Dans Eva en août (2019), la protagoniste décide au contraire de rester à Madrid pendant l’été mais dans un état de vacance, devenant alors presque étrangère à sa propre ville. Quelle que soit leur nature ou leur ampleur, Trueba prend le temps de filmer les départs et les trajets, autant que les déambulations urbaines (dans La Reconquista (2016), une longue balade en scooter dans Madrid au petit matin rappelle inévitablement celles de Nanni Moretti à Rome dans Journal intime), et ses récits s’accordent d’abord aux déplacements des personnages, y trouvent leur rythme. Car ici rien ne saurait échapper aux modulations de l’espace et à l’influence des lieux, pas même les sentiments qui s’y laissent au contraire glisser.

La troisième pilier du cinéma de Trueba est l’amitié. Il emploie très souvent la troisième personne du pluriel lorsqu’il évoque son travail, ne séparant jamais le caractère très personnel de ses films de leur fabrication collective. Los Ilusos marque la constitution d’une véritable troupe d’acteurs de la même génération que lui, que l’on retrouve de films en films – Francesco Carril, Vito Sanz, Isabelle Soffel, notamment, auxquels est venue bien sûr s’ajouter Itsaso Arana, à partir de La Reconquista –, et dont les expériences et les personnalités sont pour Trueba une vraie source d’inspiration. Il vieillit avec eux: La Reconquista est le film de l’âge où l’on commence à se retourner plus sérieusement sur son passé, tandis que Tenéis que venir a verla regarde avec une légère angoisse se pointer l’embourgeoisement de la quarantaine. Bien plus que de simples incarnations de personnages préécrits, c’est à travers les acteurs que se joue un inextricable tissage de la fiction et de la vie. Car, en amour comme en amitié, il s’agit toujours chez Trueba de trouver quoi faire ensemble, et de prendre le temps nécessaire à cela, comme si chacune de ses scènes et chacun de ses plans était le fruit d’un cheminement commun, d’un accord tacite entre les personnages, les acteurs et lui. Rien ne semble donc forcé, violenté, imposé dans ces films où se déploient des états et des humeurs plutôt que des péripéties.

Le magnifique Qui à part nous représente un palier suplémentaire dans cette recherche d’une forme de démocratie cinématographique. Il est d’abord, comme toujours avec Trueba, le fruit d’une rencontre et d’une volonté de la prolonger; en l’occurrence, en trouvant un moyen de continuer à travailler avec les acteurs adolescents de La Reconquista. De là sont venues de nouvelles rencontres – avec d’autres lycéens –, et le désir de les filmer, de les voir grandir, a abouti à un pari: les suivre pendant plusieurs années (cinq au final), régulièrement, au grè des envies et besoins des uns et des autres, en construisant et reconstruisant le film progressivement, en transcendant la pseudo-frontière entre fiction et documentaire, et en faisant en sorte que les expériences vécues deviennent inventions de cinéma, et inversement. On ressent ici plus qu’ailleurs un aspect essentiel du cinéma de Trueba: à l’opposé d’un auteur démiurge, il reste fidèle à lui-même en continuant à se laisser traverser par les autres. Et c’est d’autant plus émouvant dans ce film qu’il le fait en travaillant de concert avec des adolescents, en s’accordant totalement à eux, sans plans ni a priori, plutôt qu’en les enfermant dans un «projet». Cette totale disponibilité empêche ses fictions, apparemment très proches sur le papier, de sombrer dans l’effet de signature ou dans la déclinaison répétitive, routinière. Cela s’accompagne d’une certaine prise de risque, d’un refus du confort (il revient dans Qui à part nous à des moyens quasi amateurs), exigeant que chaque nouveau film soit une nouvelle expérience de tournage, élaborant ses propres règles sans les cacher au spectateur: tout film de Trueba raconte une aventure collective reflétant fidèlement cette autre aventure collective qu’est sa fabrication, équipée amicale offerte au spectateur comme la vérité première de l’œuvre.

Mais nulle béatitude ici. S’ils nous parlent de couples, de bandes, de rencontres, ces doux récits reviennent régulièrement à la solitude fondamentale de chacun, qui peut surgir à n’importe quel moment, lorsqu’un personnage se détache soudain d’une discussion qu’il ne sait ou ne veut plus entendre; ou lorsqu’une longue et sincère déclaration d’amour bute contre la gêne de l’autre (la très belle scène au jardin du Luxembourg dans Los Exiliados románticos); ou quand une jeune femme passionnée ne perçoit pas la légère perplexité qu’elle provoque en tentant d’expliquer la théorie du co-immunisme de Peter Sloterdijk à des amis vaguement moqueurs face à cette définition du «vivre-ensemble», précisément (Tenéis que venir a verla). Mais surtout, de même qu’être avec les autres est aussi une promesse de solitude, un tel attachement au présent va de pair avec le sentiment de sa fugacité. Aux bouleversantes rencontres (Eva en août, Qui à part nous) répondent les âpres éloignements; il est ainsi frappant que deux films de Trueba, Todas las canciones hablan de mí et La Reconquista, se centrent sur les retrouvailles de couples séparés depuis quelques années, où il s’agit moins d’envisager une réconciliation que de constater l’épuisement de la passion et de regarder des histoires d’amour à partir de leurs fins, en en parlant au passé.

Miniaturas (2011), belle mosaïque de simples instants de vie et visions de voyages (où Trueba rejoint un autre cinéaste adoré, dont il porte le prénom: Mekas), montre combien le romanesque réside pour lui jusque dans les plus petites choses, et que ce sont elles qui demeurent quand le temps défait le reste. De là vient la beauté de ses films, qui célèbrent la valeur du présent jusque dans ce qu’il peut sembler avoir de plus insignifiant mais à travers des récits empreints d’une mélancolie romantique. Il se définit lui-même comme un cinéaste un peu anachronique, telles certaines figures secrètes qu’il admire – le peintre et écrivain Ramón Gaya ou le chanteur compositeur Rafael Berrio –, c’est-à-dire comme un artiste pour qui le présent est bien plus vaste que ce que l’on appelle le «contemporain»: le temps où les aspirations et les blessures deviennent des possibles.