Ennio Morricone, 
génie de tous les contraires

Stéphane Lerouge (concepteur de la collection discographique Écoutez le cinéma ! chez Universal Music France)

Pendant soixante ans, il a été le compositeur italien vivant le plus célèbre au monde. Avec et grâce au cinéma, Ennio Morricone a imposé une écriture au lyrisme perverti d’ironie, aux trouvailles orchestrales puissantes et insolites. Le cinéma du Maestro, ce sont des pans entiers de notre mémoire collective: la vengeance de Charles Bronson en homme à l’harmonica, une citadelle isolée dans l’attente absurde d’une attaque tartare, le massacre des indiens guaranis dans Mission, le tourbillon mélancolique de baisers en noir et blanc qui clôt Cinéma Paradiso… Aucun compositeur n’a, comme Morricone, exploré autant de genres jusqu’au vertige (le polar, la comédie, le giallo, le western, le film politique, la science-fiction, le fantastique), réussi l’exploit ultime de faire cohabiter dans une même filmographie Clint Eastwood et les frères Taviani, La Cage aux folles et John Carpenter, Bertolucci et Tarantino. Et de faire chanter Joan Baez, Gérard Depardieu ou Sting.

Il y a dans la musique de Morricone une part de grandeur, d’élévation, mêlée souvent d’acidité, voire de grotesque. Elle n’exprime jamais un sentiment à la fois mais plusieurs, les entremêlant, dans un savant maillage rythmique, harmonique et orchestral. Si on peut parler de «politique des auteurs» en matière d’écriture pour l’image, Morricone en est l’incarnation absolue. Qu’il œuvre pour un film hollywoodien ou une série B érotique, sa griffe saute immédiatement aux oreilles. En confrontant sa personnalité à celles des metteurs en scène, le Maestro a tracé une voie, la sienne, et magnifiquement servi ses propres ambitions et aspirations. Comme un auteur qui se révélerait au contact d’un autre auteur. Écoutez par exemple le thème de Peur sur la ville, transposition belmondienne des aventures de l’inspecteur Harry Callahan: un ostinato au piano dans le grave, une entêtante mélodie sifflée dans l’aigu, des traits de cordes acérés, une partie centrale dissonante à l’harmonica, comme pour traduire le chaos mental du tueur psychopathe qui terrorise Paris. Rarement un divertissement du samedi soir aura été porté par une partition d’une telle audace esthétique. Quand, trois décennies plus tard, dans l’album Nouvelles Vagues du Traffic Quintet, Alexandre Desplat rend hommage aux musiques de cinéma qui ont façonné sa vocation, c’est Peur sur la ville qu’il choisit pour représenter le Maestro. Peut-être aussi parce que cette bande très originale réunit deux ambassadeurs de la famille musicale que Morricone a très tôt constituée autour de lui: l’harmoniciste Franco De Gemini, le chanteur-siffleur multi-instrumentiste Alessandro Alessandroni, créateur de la formation vocale I Cantori moderni di Alessandroni.

En juillet2020, Ennio Morricone traversait le miroir. Ce fut une déflagration planétaire inouïe, tant il semblait défier le passage du temps, être là pour l’éternité, attendre la concrétisation du chimérique Leningrad de Sergio Leone, dont Giuseppe Tornatore rêvait d’assurer la mise en scène. «Pour moi, souriait-il, ce serait une façon de boucler la boucle.» Morricone envolé, il restait néanmoins à Tornatore de finaliser Ennio, documentaire hors-proportion, dont la production se sera échelonnée sur plus de huit ans. Sa projection en avant-première à LaRochelle offre l’occasion de cette Leçon de musique, réunissant Marco Morricone, fils aîné d’Ennio, et les cinéastes Marco Tullio Giordana [sous réserve] et Christian Carion qui a collaboré avec le Maestro en 2015 sur En mai, fais ce qu’il te plaît. Alors qu’il avait décidé de refuser tout nouveau sujet lié à 1939-45, Morricone fera une exception pour cette évocation du peuple des routes au printemps 1940: «Parce que ce n’est pas un film de guerre… mais un film se déroulant pendant la guerre», nuançait-il. In fine, En mai scellera à la fois ses retrouvailles et ses adieux avec le cinéma français. Cette rencontre nous racontera donc les visages paradoxaux de Morricone: dans l’intimité, c’était un homme secret et pudique, qui aimait sa famille, les échecs et Shakespeare. Dans l’exercice de son art, c’était un génie de tous les contraires. Son œuvre est désormais close. À nous de lui inventer un futur.