Eugénie Zvonkine. On ne peut penser à l’œuvre de Binka Zhelyazkova sans évoquer la diversité incroyable de sa filmographie. Chacun des films semble ouvrir sur un univers singulier et très original. On a parfois du mal à croire qu’il s’agit de la même cinéaste. Mais je pense qu’au fil de notre discussion, il apparaîtra qu’une véritable cohérence thématique et éthique traverse ses films. Commençons par ses deux premiers longs métrages, La vie s’écoule silencieusement (1957) et Nous étions jeunes (1961) qui parlent de la résistance communiste durant la Seconde Guerre mondiale et du devenir des résistants juste après la fin de la guerre, dans la république populaire de Bulgarie. Ces deux films s’appuient en partie sur l’expérience de vie de la réalisatrice elle-même et de son compagnon et coscénariste, Hristo Ganev. Comment caractériser ces deux premiers longs, filmés tous deux dans un noir et blanc d’une grande beauté graphique et avec une inventivité formelle qui rappelle par moments les cinéastes du dégel soviétique, comme Mikhaïl Kalatozov ?
Yoana Pavlova. En effet, du point de vue d’aujourd’hui, les films de Binka Zhelyazkova peuvent sembler trop divers et liés au contexte de l’époque, pourtant ce que je trouve clé dans son œuvre, c’est ce fil conducteur d’une intense exigence morale. Chargée de réaliser son premier long métrage dans les années 1950, officiellement en tant que première femme cinéaste de la nouvelle république socialiste – elle est déjà consciente de l’importance politique du scénario de Hristo Ganev à cause des longs débats qui ont précédé l’approbation de la production – elle travaille sans compromis, avec une portée expressive et une grande confiance en elle. Son premier long, interdit par la suite comme s’il n’avait jamais existé, était déjà une réaction à ce que Zhelyazkova et Ganev percevaient comme un abandon des idéaux de la lutte partisane. Et leur deuxième film était une réaction à la façon dont le premier avait été traité par la censure. Comme dans tous les pays du bloc de l’Est avant 1989, le régime socialiste pouvait interdire le travail d’un artiste, mais il y avait une chance de rédemption. En ce sens, sa carrière de cinéaste, coïncidant avec les années de socialisme en Bulgarie, a été une réaction en chaîne à des événements et à des rebondissements idéologiques indépendants de sa volonté. Nous étions jeunes, tourné en grande partie avec la même équipe que La vie s’écoule silencieusement, qui était censé démontrer une attitude atténuée et un endoctrinement assidu de la part de la réalisatrice, a pourtant ses révoltes et ses étincelles intérieures, une beauté visuelle intemporelle aussi.
EZ. Parlons également des nombreux personnages féminins forts dans les films de Zhelyazkova. C’est le cas des deux jeunes femmes de Nous étions jeunes : l’héroïne principale prête à prendre tous les risques pour la cause à laquelle elle croit, mais également la jeune photographe handicapée, un des plus beaux personnages féminins du cinéma de cette période, qui réunit en elle un regard d’observatrice et même d’artiste, une fragilité et un courage profondément émouvants. Mais c’est également le cas de Bella dans La Piscine (1977), jeune femme impétueuse qui plonge dans sa robe de fête de fin d’études du haut du plongeoir pour marquer le début d’une nouvelle vie, d’une vie d’adulte, dans laquelle elle va oser chercher ce qui lui convient, refusant les stéréotypes et les normes d’une société pétrie des préjugés du socialisme tardif. Et que dire de La Dernière Parole (1973), son film le plus connu, qui a participé au festival de Cannes, et qui retrace les derniers jours de six femmes prisonnières politiques condamnées à mort ? Ce film crée un dispositif puissant où la mort et la vie sont indissociables, puisqu’un bébé et les dessins joyeux et enfantins sur les murs de la cellule créent un contrepoint au vécu de l’emprisonnement et à la peur.
YP. Ce qui marque toute l’œuvre de Zhelyazkova, c’est la présence d’une jeune femme, souvent désobéissante et quelque peu difficile de caractère, en tant que protagoniste. C’est tout à fait logique dans le contexte des deux premiers films, puisqu’ils traitent du mouvement partisan et des idéaux de la jeunesse. La Dernière Parole développe ce sujet dans un décor à part entière, une cellule de prison où s’entremêlent les destins de plusieurs femmes très différentes, dont une est un bébé. Tzvetana Maneva qui brille ici dans le rôle de l’enseignante militante apparaît ensuite dans La Piscine et On the Roofs at Night dans le rôle d’une mère un peu cynique et bien adaptée à la réalité socialiste, donc un parfait personnage secondaire vis-à-vis de la fille aux yeux écarquillés, qui est dans ces films-là à nouveau au centre de la narration.
Cela fait un parallèle intéressant avec Kira Mouratova, une autre cinéaste d’Europe de l’Est qui a eu beaucoup de problèmes avec la censure en raison de son caractère indocile. Si l’on considère la part « socialiste » de son œuvre, notamment les films qu’elle réalise seule après son divorce avec Alexandre Mouratov et qui sont bien accueillis par le cinéma féministe, il semble que les protagonistes « grandissent » avec elle. En ce sens, les films de Zhelyazkova restent, quant à eux, « éternellement jeunes » et c’est à mon avis la raison pour laquelle ils sont redécouverts avec émerveillement aujourd’hui par les jeunes spectateurs, tant en Bulgarie qu’à l’étranger.
EZ. Une jeune femme sans nom est aussi une silhouette fugace mais mémorable du film peut-être le plus énigmatique de Zhelyazkova : Le Ballon (1967). Elle y apparaît comme un contre-point à un monde peuplé surtout d’hommes. Ce film en forme de fable les montre se battant pour ce ballon géant et mystérieux apparu à leur horizon comme à la fois un objet de fascination, de rêve et de projections diverses (ils y voient du pouvoir, des biens matériels) et qui ne cesse d’échapper à cette humanité vaniteuse et risible. Ce film qui mêle l’apologue à la satire grinçante a posé d’importants problèmes à Zhelyazkova avec la censure.
L’inventivité sans limites de la cinéaste, capable de nous faire voir dans un dirigeable mutique tout ce que l’humanité redoute et ce à quoi elle aspire depuis toujours, rappelle la présence d’artistes et d’inventeurs dans ses films : nous avons déjà évoqué la jeune photographe de Nous étions jeunes, mais il faut également parler du poétique Bufo (joué par Kliment Denchev, réalisateur lui-même) dans La Piscine qui permet aux personnages du film, mais aussi au spectateur, de décaler son regard sur le réel.
YP. Le Ballon est la rare exception dans la filmographie de Zhelyazkova où elle base un film sur une œuvre littéraire préexistante. En adaptant un texte d’un des auteurs les plus singuliers de la littérature bulgare, Yordan Radichkov, elle réorganise cet univers très idiosyncratique en y ajoutant le personnage de la jeune femme en cavale. Beaucoup voient dans sa figure un motif autobiographique, mais pour moi cette intrigue parallèle étend la narration à des niveaux philosophiques et existentialistes, au-delà de la diégèse du film. Cela semble typique pour Zhelyazkova dans son parcours artistique et une tendance qui ne fait que se renforcer à chaque film suivant. À cette époque, de nombreux auteurs masculins d’Europe de l’Est font de leur cinéma métaphysique une marque de fabrique (on peut penser à Andreï Tarkovski, bien sûr, ainsi qu’à Štefan Uher et Jan Němec de la Nouvelle Vague tchécoslovaque, puis aussi à Krzysztof Kieślowski et Béla Tarr), mais Zhelyazkova nous offre son imaginaire et ses réflexions avec grâce, légèreté, voire humour. C’est le cas dans La Piscine avec le personnage de Kliment Denchev.
Même si Zhelyazkova a été accusée de formalisme par la censure socialiste, elle n’a jamais été obsédée par le style en soi. Pour elle, le cinéma a toujours été un moyen de communiquer ses considérations les plus urgentes et universelles sans tomber dans le sensationnel. Tant de cinéastes de l’ère socialiste ont également fait une carrière en distribuant des points de moralité dans un système binaire où tout se sépare en bien et mal – cela non plus n’intéressait pas du tout Zhelyazkova. L’apogée de ce mélange entre l’humaniste et le philosophique qui caractérise son cinéma ou, mieux encore, l’apogée du cinéma comme philosophie humaniste, sont probablement les deux documentaires qu’elle tourne dans la prison de Sliven, tous deux interdits bien sûr, car ils montrent le socialisme d’État au plus grotesque. Il ne s’agit pas seulement de tisser un puissant portrait d’une myriade de destins et de visages de femmes, elle essaie aussi de les aider dans les films et par ces films. La cohabitation du réel et de la mise en scène dans Lullaby (1981) et The Bright and Dark Sides of Things (1981) est saisissante, intense, problématisant la présence même de la caméra et des interventions artistiques dans un mode très contemporain. —