Audrey Hepburn, pour l’éternité

Pierre Charpilloz (journaliste et auteur du livre 
Audrey Hepburn, une star pour tous / Capricci Stories, mai 2022)

D’où vient Audrey Hepburn? Ses papiers la disent britannique, mais elle est née à Bruxelles, et a grandi aux Pays-Bas. Elle a vécu en Italie, et surtout en Suisse, mais c’est à Hollywood qu’elle est devenue une star. Ses films aussi l’ont toujours emmenée en voyage, à Rome (Vacances romaines), dans le sud de la France (Voyage à deux), même au Congo (Au risque de se perdre), et bien sûr, à Paris (Drôle de frimousse, Charade, Deux têtes folles, Sabrina, Ariane, Comment voler un million de dollars…). Alors que Marilyn Monroe incarne le glamour et le sexy de l’Amérique des cherry pies et des pin-ups, Audrey Hepburn, c’est l’élégance européenne. Deux archétypes féminins opposés mais complémentaires dans le Hollywood «classique». Audrey Hepburn a toujours semblé correspondre à cette image, de son premier grand rôle de princesse européenne dans Vacances romaines de William Wyler (1953) à son amitié de toujours avec Hubert de Givenchy. Hepburn a le port altier des grandes dames, et si son élégance n’est jamais remise en question, elle la porte sans condescendance, et avec beaucoup de recul. Bien qu’elle se soit aventurée dans quelques films «sérieux», et même graves (Au risque de se perdre, Le Vent de la plaine), Audrey Hepburn est avant tout une actrice de comédie. Ses personnages ont de la répartie, un peu de romantisme, sont délicieusement maladroits et terriblement sympathiques. Derrière leur classe presque naturelle, ce sont des femmes simples et humbles, le chic décontracté et accessible. Une image qui se confond complètement avec celle d’Audrey Hepburn.

Il y a les comédiens qui divisent, ceux qu’on a honte d’aimer ou qu’on adore détester. Ceux qu’on ressuscite des tréfonds de l’oubli et ceux dont on met en avant les failles, et les contradictions. Et il y en a une qui semble mettre tout le monde d’accord. On ne lui connaît pas de problèmes de drogue ou d’alcool, ni de comportement de diva. Sa filmographie ne compte qu’une vingtaine de films, mais nombre d’entre eux sont des incontournables de l’Histoire du cinéma: Vacances romaines, Drôle de frimousse, My Fair Lady, Charade ou bien sûr Diamants sur canapé.

Il y a pourtant un mystère Audrey Hepburn. Alors qu’on associe immédiatement sa carrière au cinéma américain des années1950 et1960, aujourd’hui encore, son visage et sa silhouette semblent peupler notre quotidien. Ici, des images retravaillées de Diamants sur canapé décorant les murs d’une chambre d’hôtel. Là, sur des mugs et des assiettes. Ces objets sont sensés évoquer une idée vague et générale du cinéma. En navigant sur Instagram, il est courant de voir des morceaux de films avec Audrey Hepburn dans des posts ou stories. Comme si elle restait encore aujourd’hui un mètre étalon d’une certaine idée du style et de l’élégance. Comme si Audrey – car on l’appelle souvent par son simple prénom, à l’instar d’une vieille amie – restait absolument au présent.

Et pourtant, derrière cette universalité et cette apaisante perfection, se cache un paradoxe. Sa vie est profondément marquée par l’histoire du xxesiècle. L’histoire de la mode et du cinéma, bien sûr, mais aussi celle avec un grand H. Elle a connu la famine en Hollande en 1944 puis en Éthiopie dans les années 1980, et les années de plomb à Rome. Ce doit être ça aussi, d’être européen, pour Hollywood: vivre l’Histoire. Et puis, derrière un visage parfait, elle a aussi la gravité de celle qui a vécu les grands drames ordinaires, les divorces amers, les enfants perdus. Un sérieux sans en avoir l’air, qui l’humanise bien plus que nombre d’actrices hollywoodiennes. Elle a aussi eu ses tragédies plus secrètes, victime toute sa vie de troubles alimentaires, et de maladies sournoises que personne n’osait appeler «anorexie» ou «dépression». Avant d’être emportée par le cancer. Mais elle était bien entourée, choisissant souvent ses films avec goût, intelligence et amitié. Actrice moderne dans un cinéma classique, Audrey Hepburn n’a jamais eu l’ambition de changer les codes, mais elle était consciente de son image et de son pouvoir à une époque où la mode, la télévision et la presse révolutionnaient le rapport aux stars. En engageant cette image dans des missions humanitaires avec l’Unicef, elle a participé à attirer l’attention du monde entier sur le quotidien d’habitants de pays en crise ou en guerre. Derrière le masque d’Audrey Hepburn, presqu’une allégorie du cinéma, se cache une vie traversée par les évènements et le hasard. L’histoire d’une jeune fille qui se rêvait danseuse étoile, mais qui a surtout dansé dans des cabarets du West End, avant de faire quelques apparitions dans des films musicaux. Puis de vrais rôles secondaires (Histoires de jeunes femmes de Henry Cass en 1951; Secret People de Thorold Dickinson en 1952), avant de rencontrer, tout à fait par hasard, Colette dans un palace de Monte-Carlo. La jeune actrice tournait Nous irons à Monte-Carlo de Jean Boyer (1952). Colette se reposait, en villégiature. L’écrivaine française sera la première à voir l’extraordinaire potentiel de la comédienne. Elle lui propose le rôle principal de l’adaptation de son roman Gigi qui se monte alors à Broadway, tandis que William Wyler et la Paramount lui proposent Vacances romaines. Un Tony Award et un Oscar plus tard, une star est née, et le reste appartient à l’Histoire.

Elle aurait pu régner à Hollywood, elle préféra trouver la paix en Suisse, loin des plateaux qu’à partir de la fin des années 1960, après une quinzaine de films de studio, elle ne fréquente plus, ou très rarement, en simple visiteuse, pour se changer les idées. Par un besoin de retrouver la fiction et ses promesses romantiques, elle tourne La Rose et la flèche pour Richard Lester (1976) après près de dix ans d’absence. L’histoire de Marianne qui retrouve son vieil amant Robin des Bois après des années de séparation. Le récit d’un amour sans faille bien loin de ce que vivait l’actrice. Un film comme un break, une manière de passer à autre chose. Elle a toujours préféré peu tourner que faire le film de trop, quitte à laisser passer de grandes œuvres, comme West Side Story ou Cléopâtre. Évidemment, un film a compté plus que les autres. Et pourtant, elle n’était pas faite pour le rôle. Truman Capote l’avait souvent répété, il avait écrit Breakfast at Tiffany’s en pensant à Marilyn Monroe. Et puis, après plusieurs refus, les producteurs ont réussi à convaincre Audrey Hepburn. Avec elle, arrive un nouveau réalisateur, Blake Edwards (Hepburn refusa de tourner avec John Frankenheimer, initialement prévu), et bien sûr, les mythiques robes de Givenchy. Cette imagerie, qui rend ce film si moderne, doit ainsi beaucoup à Hepburn, et confirmera le passage vers de nouveaux codes de beauté féminine, remplaçant les plantureuses Monroe et Jayne Mansfield pour un casual chic fait de spontanéité et de fines robes de soirées.

Malgré cette modernité, Audrey Hepburn n’est pas une comédienne de la rupture. Elle n’a pas tourné avec le Nouvel Hollywood, elle n’est pas une actrice de la « méthode ». À l’instar de Kim Novak, elle appartient à la dernière génération des actrices de studios, contractuellement liées à une entreprise pour tourner plusieurs films selon un plan de carrière défini à l’avance. Et pourtant, elle a su, dès la fin des années 1950, prendre une relative indépendance. Non pas pour pouvoir mieux choisir ses films – elle ne s’est jamais considérée comme une « grande actrice », n’a jamais voulu dessiner une carrière remarquable par des choix particulièrement audacieux – mais pour vivre librement sa vie de femme. Dans Comment voler un million de dollars de William Wyler (1966), son personnage feuillette un livre sur Hitchcock. L’histoire est connue: Audrey Hepburn a refusé un de ses films. Elle n’en fait pas une maladie, au contraire, traite ce que certains ont qualifié d’«erreur», avec recul et ironie. Elle a toujours veillé à ce que le cinéma ne prenne pas toute sa vie. Alors que l’époque devenait celle des acteurs « intenses », entièrement dédiés à leurs rôles, transfigurés par l’interprétation, sa posture a pu sembler archaïque. Même en aveugle victime de criminels dans Seule dans la nuit de Terence Young (1967), amputée de ce qui donnait toute l’expressivité de son jeu, ses yeux, Audrey est toujours Audrey.

Malgré son statut d’icône, difficile donc d’inscrire Audrey Hepburn dans une histoire des acteurs à Hollywood. À la fois classique et moderne, elle traverse le cinéma américain comme une soirée mondaine, avec grâce, élégance, en se faisant remarquer juste ce qu’il faut, sans faire de scandale, marquant les esprits sans détourner les conversations. À partir des années 1970, dans les rares films auxquels elle participe, son nom s’inscrit en haut des affiches. Pourtant, telle l’hôte d’une réception chic, elle se fait attendre, n’apparaissant qu’au bout d’une vingtaine de minutes – mais toujours, avec délicatesse, sans faire grincer la porte, sans qu’on l’entende entrer. Lorsqu’elle parcourt comme un fantôme le New York de Et tout le monde riait (1981), on croit d’abord voir le spectre d’un monde disparu, tel l’ange qu’elle incarnera plus tard dans Always de Steven Spielberg (1989). Mais, quand le dialogue commence avec Ben Gazzara, elle a cet humour et cette classe décontractée que seules maîtrisent les riches New-yorkaises. Son personnage ressemble ainsi à une incarnation plus âgée de celui qu’elle interprétait dans Diamants sur canapé, qui lui-même pourrait être une relecture plus adulte d’Ariane dans le film de Billy Wilder. Avec, à chaque fois, un secret. Sur son visage, aux sourcils froncés d’inquiétude ou aux yeux grands ouverts d’étonnement, semblent se confondre toujours le sérieux et la légèreté, l’innocence et la gravité. À l’image de la promesse hollywoodienne de joie et de bonheur qui cache une réalité plus sombre. Mais le mystère s’efface derrière le visage d’Audrey Hepburn, candide et effronté, éternel et rassurant.