Kira Mouratova, l’éternel retour

Eugénie Zvonkine, maître de conférences, critique de cinéma

Indomptable, singulière, se réinventant sans cesse, Kira Mouratova est une des cinéastes qui aura le plus marqué le cinéma soviétique de la deuxième moitié du xxe siècle. Née d’un père russe et d’une mère roumaine en 1934, Kira Korotkova (de son nom de jeune fille) a étudié à l’institut de Cinéma soviétique, le VGIK, puis s’est installée à Odessa, en Ukraine, où elle a suivi son premier mari, l’Ukrainien Alexandre Mouratov. Après un moyen et un long métrage coréalisés avec lui (Au bord du ravin abrupt en 1961 et Notre pain honnête en 1964), où son style n’apparaît que sous forme de promesse timide, la cinéaste, séparée, commence à réaliser seule. Dès son premier long métrage, Brèves Rencontres (1967), elle s’impose comme une figure incontournable du cinéma soviétique, par la liberté de son ton et les partis pris narratifs et formels qui font imploser la norme du cinéma soviétique de l’époque : la narration est déconstruite à travers une série de flash-backs et la cinéaste fait preuve d’une franche prédilection pour le décadrage. On le lui reproche aussitôt, et ce n’est que le début de ses déboires avec la censure : de 1967 et jusqu’en 1986 (année où débute la Perestroïka), elle sera l’une des cinéastes les plus censurées en URSS. Les Longs Adieux (1971), son film suivant, d’abord autorisé à la diffusion, sera ainsi retiré des écrans au dernier moment, suite à une projection désastreuse dans un club ouvrier. Ces deux films deviennent ce que l’on appelle des « films de l’étagère », invisibles pendant de longues années.

Les mélodrames provinciaux

Brèves Rencontres et Les Longs Adieux forment une sorte de diptyque que la cinéaste elle-même appellera ensuite avec une douce ironie, ses « mélodrames provinciaux ». Deux films centrés sur des histoires intimes (deux femmes aiment un même homme, une mère aime son fils de façon étouffante), ils font apparaître, en transparence, le tableau d’une URSS mélancolique, à l’aune de cette datcha hors du temps où se rendent mère et fils au début des Longs Adieux.

Dans un même mouvement, Kira Mouratova propose un cinéma de la subjectivité : ainsi, l’homme de Brèves Rencontres n’existe que dans le regard et les souvenirs des deux femmes amoureuses de lui, dont les visions (du monde) se confrontent à plusieurs reprises dans le film. Dans ces deux premières œuvres, une multitude de personnages secondaires croisent le chemin des protagonistes. Ils ont tous droit à leur moment d’humanité où le spectateur se laisse émouvoir par leur histoire, comme le vieil homme radotant dans le café de Brèves Rencontres, mais qui a vécu un drame insurmontable, ou encore la jeune Zina pour laquelle Mouratova suspend la narration, le temps de la laisser se raconter dans un long monologue. Ce regard humaniste et plein de douceur vient contredire l’incommunicabilité, posée comme l’une des thématiques de l’œuvre mouratovienne dès ses débuts.

Une histoire à trous

La cinéaste devra attendre de longues années entre chacun de ses films, plusieurs de ses projets de films restant lettre morte. Ainsi, entre Brèves Rencontres et Les Longs Adieux, elle se sera battue trois ans, sans succès, pour essayer de faire Regardez attentivement les rêves, l’un de ses projets peut-être les plus personnels à l’époque soviétique (Aujourd’hui, ce scénario est publié en français : Eugénie Zvonkine, Kira Mouratova, Regardez attentivement les rêves, un scénario sans film, L’Harmattan, coll. « Le Parti pris du cinéma », Paris, 2019). Après Les Longs Adieux, elle essaie d’adapter Princesse Mary, un chapitre d’Un héros de notre temps de Mikhaïl Lermontov, une fois de plus sans succès, car le projet d’adaptation, jugé trop dérangeant et trop « contemporain » pour un film en costumes, est arrêté à l’étape des essais filmés.

Ces films jamais réalisés et les conflits répétés avec le Goskino, organisme responsable de la production, diffusion et censure des films en URSS, marquent la cinéaste à double titre : en crispant sa relation aux pouvoirs d’une part, et en faisant évoluer son style vers toujours plus de liberté et de radicalité esthétique d’autre part.

Un cinéma de la dissonance

Le cinéma de Kira Mouratova est un cinéma du trop-plein, un cinéma où le réel apparaît sous forme de blocs d’images, de sons, de répliques qui viennent s’entrechoquer sans jamais s’accorder parfaitement. Le critique de cinéma Victor Bojovitch a même inventé le concept de « sur-texte » pour qualifier la manière dont le spectateur entend les répliques, en relevant les mots et les bouts de phrases qui « surnagent » du brouhaha et des monologues dialogués qui remplissent ses films.

La musique et le plan sont toujours interrompus en plein vol, et le spectateur est embarqué dans un voyage perceptif étonnant qui interroge sans cesse ses habitudes et son horizon d’attente. En travaillant de cette manière, la cinéaste cherche à inventer de nouvelles normes esthétiques. Ainsi, avec En découvrant le vaste monde (1978), seul de ses films de la période soviétique produit ailleurs qu’au studio d’Odessa puisqu’elle part le faire à Lenfilm (à Leningrad, aujourd’hui Saint-Pétersbourg), elle choisit de filmer le chaos d’un chantier qui la fascine tout particulièrement, car de ce désordre fondamental peuvent émerger de nouvelles harmonies. Ou de nouvelles dissonances. Film sur l’éblouissement amoureux multipliant les flairs, les décadrages et les sautes (volontaires) de son, En découvrant le vaste monde est aussi une réinvention du « film de chantier » soviétique : le chaos du chantier ne s’y résout jamais en une imagerie soviétique lisse. Au chaos de la construction se joint le chaos des vies humaines.

De retour en Ukraine pour son dernier film réalisé durant la stagnation, Parmi les pierres grises (1983), Mouratova se confronte si violemment avec la censure que, intransigeante, elle finit par retirer son nom du générique. Le film est remonté sans elle, et suite à ce violent désaccord, Mouratova est renvoyée du studio d’Odessa, fait rarissime à cette époque, car la priorité des administrations était d’éviter les esclandres.

Enfin réhabilitée au moment de la Perestroïka, Kira Mouratova sera découverte en Occident dans la deuxième moitié des années 1980 : pour la première fois en 1987, au festival de Locarno, puis en 1988 au festival des Films de femmes de Créteil pour la France. Cette cinéaste de plus de 50 ans est alors une véritable révélation pour le cinéma mondial.

En Union soviétique, elle poursuit sa carrière avec Changement de destinée (1987) au nom évocateur et le terrifiant Syndrome asthénique (1989), diagnostic sans appel de la fin de l’ère soviétique, l’un des derniers films à subir les affres de la censure peu avant la chute de l’URSS. Il manque, en effet, d’être interdit à cause d’une séquence où une passagère de métro profère des injures considérées comme taboues. Il sera sauvé par l’intervention de la presse.

Entre théâtralité et brutalité du réel

Le cinéma de Kira Mouratova se trouve dans une tension permanente entre réel et théâtralité. La cinéaste est fascinée par la frontalité du théâtre et travaille la performance de ses acteurs autant du point de vue rythmique et sonore (qu’elle compare d’ailleurs volontiers à des partitions d’opéra) que du point de vue de la justesse. Mais en même temps, la cinéaste aime improviser et travailler avec la matière du réel ou ce qu’elle appelle « la résistance du réel ». Elle avoue ainsi s’ennuyer toujours durant le travail de préparation de ses tournages s’il s’agit de juste mettre en application ce qui a été écrit et commencer à rajouter des choses : des détails, des objets du décor, des personnages et actions secondaires.

Cette tension apparaît dans sa stratégie qui consiste à mélanger très fréquemment acteurs professionnels et non professionnels, ou encore à fusionner des choses incompatibles : comme cette répétition de théâtre au milieu des étincelles de soudure dans En découvrant le vaste monde, ces mendiants baroques de Parmi les pierres grises qui parfois parlent d’eux-mêmes à la troisième personne, comme s’ils disaient à voix haute des didascalies de théâtre, ou encore ce tigre en chair et en os qui occupe la cellule voisine de l’héroïne de Changement de destinée, dans la prison où elle se trouve détenue.

Contrairement à de nombreux cinéastes qui n’ont pas supporté les bouleversements socio-politiques de l’espace postsoviétique, Mouratova a su survivre sans se perdre dans des contextes diamétralement opposés. Après l’effondrement de l’URSS, elle réalise en Ukraine (toujours fidèle à sa ville d’adoption, Odessa), encore 9 longs métrages et 3 courts métrages, se réinventant sans cesse.

Ses films dialoguent toujours avec leur temps de façon lucide et stimulante et sont traversés par une faille inconsolable : il manque toujours quelqu’un d’essentiel dans les films de Mouratova. Un homme à aimer, qui brille par son absence, dans Brèves Rencontres, un père dans Les Longs Adieux, la mère dans Parmi les pierres grises, l’âme sœur tant désirée dans En découvrant le vaste monde et Changement de destinée. Il n’est pas anodin que Le Syndrome asthénique s’ouvre sur un enterrement. La perte, le manque, l’inachèvement fondent les personnages mouratoviens même s’ils ne leur enlèvent pas toujours leur énergie éperdue et leur désir de vivre.

Refrains inachevés

Le cinéma de Mouratova parle du monde, mais du cinéma aussi. Les reprises et les répétitions sont une des caractéristiques de son œuvre. Elle disait d’ailleurs qu’elle aurait aimé fonder une société de conservation et de réutilisation de chutes de films et s’amusait souvent à laisser dans son montage plusieurs prises d’un même plan. Dans son tout dernier film, L’Éternel Retour (2012), un producteur projette les rushes d’un film inachevé à un investisseur potentiel : dans ces rushes, la même scène est rejouée par divers acteurs, laissant le spectateur savourer variations et répétitions sans fin – puisque le film n’est pas fini et ne le sera jamais. Cette dernière œuvre résume et condense merveilleusement le style de Mouratova, son univers baroque, sa mise en scène qui sait être vertigineuse même entre quatre murs et son regard sans illusions sur l’art et le monde : comme dans Le Syndrome asthénique, ici aussi, l’art échoue à changer le monde. —