Jim Carrey : Être too much ou ne pas être

Adrien Dénouette, critique de cinéma et enseignant

Difficile, à première vue, de fixer l’identité d’un comédien capable d’enfiler des costumes aussi différents que ceux de l’idiot le plus profond d’Amérique (Dumb and Dumber, 1994), d’un toon de chair et d’os (The Mask, 1994), de deux étranges créatures télévisuelles (dans The Truman Show, 1997, puis Man on the Moon, le biopic de l’humoriste Andy Kaufman, 1999), d’un dépressif éconduit (Eternal Sunshine of the Spotless Mind, 2004) et d’un as de l’évasion dans une romance homosexuelle (I Love You Phillip Morris, 2009). A moins de s’appeler Jim Carrey. Car l’acteur d’origine canadienne, surnommé « rubber face » (« tête de gomme ») en raison de sa stupéfiante élasticité, s’est confectionné au fil d’une carrière riche en contrastes l’image d’un « performer » capable de tout faire. Ou, plus précisément, de faire ce que personne d’autre n’aurait osé faire.

En effet, hormis un toon-fait-homme, qui aurait pu jouer Ace Ventura, ce détective pour animaux de compagnie dont le moindre geste, la moindre parole, semblent surdimensionnés comme chez Tex Avery ? Qui pour donner ses traits à l’écervelé de Dumb and Dumber, ce rôle que Nicolas Cage, Steve Martin et Martin Short déclinèrent ? Idem pour The Mask et Le Grinch. Impossible d’imaginer ces deux costumes remplis par un autre corps que celui, hors norme, de Carrey. Continuons, pour de rire. Qui aurait accepté d’être déféqué de l’arrière-train d’un rhino dans un film pour enfants (Ace Ventura en Afrique, 1994) ? Qui aurait pu redonner vie à Andy Kaufman, réputé personnalité la plus insaisissable du paysage médiatique américain (Man on the Moon) ? Qui, enfin, aurait eu l’audace d’abandonner son statut de pitre le plus rentable de la planète pour les beaux yeux d’un réalisateur français quasi inconnu, sur la foi d’un scénario alambiqué dans le dédale de la mémoire (Eternal Sunshine of the Spotless Mind) ?

On le voit, Jim Carrey aura moins cherché à se faire une place dans l’industrie qu’à occuper celle que personne n’aurait prise. Du milieu des années 1990 au début des années 2000, son art de l’énormité en fait l’acteur le mieux payé d’Hollywood, dans des comédies XXL souvent peu flatteuses pour son pays d’adoption. Dans Dumb and Dumber, il incarne un entrepreneur naïf au point d’appliquer les préceptes de l’American dream à la lettre afin de réussir (en vain, évidemment). Dans les Ace Ventura, il est une caricature de winner, un obsédé de la victoire à qui l’arrogance confère des airs d’Américain superlatif. Il faut dire qu’à cette époque, rien n’amuse davantage Jim Carrey que de grossir le triomphalisme reaganien dans des proportions parodiques. Sa méthode : faire déraper la quête du meilleur (la puissance, le succès) dans le spectacle du pire (l’incontinence, la vulgarité), par le biais de personnages obscènes dont l’hypertrophie est une contrefaçon de grandeur. L’emphase de ses hurluberlus vient alors tout droit de la pub, du soap et du porno, devenus les nouveaux repères de cette Amérique des années 1990 qui a fait de l’exagération sa norme, et du petit écran sa boussole.

Puis, Disjoncté (Ben Stiller, 1996), The Truman Show (Peter Weir, 1997) et Man on the Moon (Milos Forman, 1999) accentuent encore la dimension critique de sa filmographie, dressant un état des lieux de cette modernité où le réel fait défaut. Dans le film de Ben Stiller, il interprète un installateur du câble biberonné à la télé au point de confondre son identité avec celle de ses personnages de séries préférés. Dans The Truman Show, où il incarne un homme fécondé in televisio, son monde de simulacre financé par le placement de produit devient la métaphore de nos sociétés d’images où personne n’invente rien mais ne fait que reproduire ce qu’il a vu au téléshopping, à l’instar de l’épouse et du meilleur ami de Truman, incapables de saisir un ustensile ou une bière sans en survendre les mérites comme des animateurs d’hypermarché. Les films de Jim Carrey nous racontent ainsi que, dans un monde sous perfusion cathodique, chacun se condamne tôt ou tard à la caricature.

Sans dévier de ce propos, Man on the Moon (1999) lui offre une parenthèse poétique. Il y endosse le rôle d’Andy Kaufman, un mystérieux perturbateur qui officia à la télévision américaine du milieu des années 1970 à sa mort prématurée des suites d’un cancer en 1983. Soit l’histoire d’un homme qui, au lieu de se laisser claquemurer dans une image – fut-ce celle de « l’artiste inclassable », qui n’en reste pas moins une manière d’être étiqueté et mis en vente –, fit le choix de toujours décevoir les attentes. Pour Jim, c’est l’occasion de nuancer sa grandiloquence sans pour autant renier sa mission transgressive. Car malgré des méthodes diamétralement opposées (détourner la commande pour l’un, surenchérir jusqu’à explosion du cahier des charges chez l’autre), Kaufman et lui-même poursuivaient un même but : la destruction du spectacle depuis l’intérieur du spectacle. Résultat : sous l’autorité de Milos Forman, la rencontre des deux trublions les plus incontrôlables d’Amérique donne naissance à un biopic d’un classicisme trompeur. Tout, Carrey compris, semble y flotter en apesanteur, comme si le récit peinait à retrouver ses esprits, engourdi par l’étrangeté lunaire de son protagoniste.

Le film achève de distinguer Carrey du commun d’Hollywood. D’autant que, deux ans plus tôt, Menteur, menteur l’avait déjà mis sur orbite. Il y jouait un homme en réussite dont subitement le masque tombe sous l’effet d’un sortilège qui l’empêche de mentir. Le film rencontra un tel succès qu’un an plus tard, au lendemain des aveux de Bill Clinton dans le cadre de l’affaire Lewinsky, le Daily News titra « Liar, liar » assorti du visage cramoisi du président confondu. On venait de comparer la figure grimaçante de Carrey à celle de cet homme d’Kétat boulevardier, comme si Menteur, menteur avait démasqué ses tartufferies par anticipation. Bien vu : sous l’action d’un président débonnaire, la décennie ne tarde pas à faire de la comédie son genre de prédilection, et de Jim Carrey sa tête de gondole. La preuve : dans son sillage, les frères Farrelly enchaînent les triomphes historiques (Mary à tout prix, Fous d’Irène), Eddie Murphy copie la recette schizophrène de The Mask en se dédoublant dans Le Professeur Foldingue (1996), et Robin Williams subit la concurrence d’une substance numérique et verte dans Flubber (1997). Suivront American Pie (1999) et Scary Movie des frères Wayans (2000) et qui empruntent le boulevard de crétinerie scatophile ouvert par Ace Ventura et Dumb and Dumber.

La décennie suivante, ombragée par les attentats du 11 septembre 2001, douchera vite ce climat d’euphorie. Dans les années Bush Jr., l’heure n’est plus à la gaudriole mais au Patriot Act. La vogue du cartoon cède la place aux super héros, tandis que Jim Carrey se fait plus petit. Après Le Grinch (Ron Howard, 2000) et Bruce tout-puissant (Tom Shadyac, 2003), ses deux derniers cartons, Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004) confirme la fin du burlesque hyperbolique. Le dadais caoutchouteux y cède la place à un personnage dépressif, amoindri par une romance gâchée qu’il cherche à oublier par le biais d’une machine à effacer les souvenirs. C’est l’acte de naissance d’un second Jim Carrey, dont les fictions soudain plus sombres et dramatiques recueillent en creux un vœu de résilience. Car à cette période, dans ses films comme dans la vie, l’acteur traverse une période de remise en question. L’histoire de cet écorché remontant le fil de ses souvenirs est aussi celle de l’homme, soucieux de mettre en scène son rapiècement intérieur. Dans Yes Man (Peyton Reed, 2008), Le Drôle de Noël de Scrooge (Robert Zemeckis, 2009) puis plus tard la série Kidding (2018), il jouera de nouveau une machine hors-service, un homme en burnout pressé de reprendre goût à la vie.

Au début des années 2010, il prend définitivement ses distances avec l’industrie du grand spectacle. Dans I Love You Phillip Morris, sous les traits d’un fugitif prêt à toutes les entourloupes pour retrouver les bras de son amant, il met son art du travestissement au service d’une folle histoire d’amour homosexuel. Cela en fait l’un des rares acteurs de sa génération et de sa notoriété à accepter un rôle gay. On le répète : depuis toujours, le Canadien aime faire ce que personne d’autre n’aurait osé faire. Depuis les années 1990, ce n’est pas Carrey qui a changé mais le monde autour de lui. Hollywood, qu’il dérangeait, tient désormais dans la paume de Disney, dont les blockbusters galactiques et super héroïques ont ramené l’entertainment dans le giron de sa norme. La subversion comique a été mise hors d’état de nuire. Robin Williams s’est suicidé, Eddie Murphy est sorti des radars, les Farrelly ont déserté les genres et les Wayans se sont éparpillés dans des contenus mineurs. Quand à Jim Carrey, ni la maison aux grandes oreilles ni Marvel n’ont jamais fait appel à lui.

Aujourd’hui, l’idiotie de ses débuts s’est invitée à la Maison-Blanche, cette fois-ci en chair et en os. Faute de pouvoir la caricaturer sur grand écran comme du temps de Dumb and Dumber, Carrey lui fait obstacle sur Twitter, où il publie des dessins satiriques mettant en scène Donald Trump – qui l’a d’ailleurs bloqué. À la télé, en peinture et sur les réseaux sociaux, l’insolent le plus célèbre de la planète poursuit son œuvre salutaire : dire ce que personne d’autre n’oserait dire, dépeindre la « Dollar-Nation » dans son insondable absurdité. Pas seulement pour s’en moquer mais surtout lui rappeler, en ancien immigré venu du Canada les valises pleines d’espoir, qu’avant d’incarner le pire, cette terre de liberté et d’hospitalité fut aussi capable du meilleur.