Jessica Hausner, la beauté et le doute

Julien Welter, journaliste de cinéma

« J’étais encore une petite fille quand mon père, peintre de formation, m’a emmenée pour la première fois au cinéma, voir Dersou Ouzala d’Akira Kurosawa. L’aspect graphique de ce film m’a fascinée. C’est ce qui m’a donné envie de faire du cinéma. » Loin de la taïga sublimée par Kurosawa dans son chef-d’œuvre, la cinéaste autrichienne reste pourtant fidèle à cette émotion fondatrice. Elle tourne ses premiers courts métrages, très picturaux, dans les banlieues résidentielles anonymes de son pays et dans le cadre de ses études à la Filmakademie de Vienne : Flora (1995) et Interview (1999). Jessica Hausner affirme là son ambition de décrire le désarroi et l’arbitraire, qui ne la quittera plus. Pour elle, qu’il s’agisse d’un court ou d’un long, ce que nous voyons à l’écran n’est qu’un fragment d’un récit. Personne ne sait ce qui s’est passé avant, ni ce qui se passera ensuite. Elle poursuit cette démarche et une exploration de la solitude dans son premier long métrage, Lovely Rita (2001), à travers le personnage principal décalé d’une lycéenne solitaire et peu aimable, dont on réalise progressivement qu’elle n’est pas très différente de son entourage, tout aussi impuissant face à la réalité : « La majorité des gens passent leur temps à faire des choses qui, en fait, ne les intéressent pas. Je me suis toujours demandé si cela ne conduisait pas finalement à la perte d’identité. Un peu comme si des êtres venus d’ailleurs avaient pris possession de l’enveloppe corporelle des humains pour les vider de toute personnalité. » On retrouvera ces considérations dans le nouveau film de Jessica Hausner, Little Joe. Dans Lovely Rita, les personnages sont souvent coupés en deux par le cadre, signe d’une perception du monde par principe incomplète : les événements se soustraient à leur pouvoir, ils sont incompréhensibles et même impossibles à vivre, tels des énigmes. La réalité est comme lacunaire, un singulier patchwork de moments disparates. Le sentiment d’appartenance se perd, comme le contact entre les membres de la famille de Rita, et il ne subsiste que les rituels auxquels se raccrocher. La scène de l’anniversaire du père de Rita, par exemple, où tout semble aller pour le mieux, révèle progressivement une cérémonie vide de sens. Pour l’accentuer, la réalisatrice emploie exclusivement des comédiens amateurs. L’idée est qu’un professionnel va interpréter, de façon littérale, alors qu’un amateur a la possibilité de jouer sans que cela fasse sens. Durant le tournage, personne n’a le script entre les mains, juste une liste où chaque scène est décrite en une seule phrase. Une distance calculée s’opère aussi entre ce qui se dit et ce qui se montre, tandis que l’absence de dialogues résulte d’une incapacité des protagonistes à se parler, à être ensemble. Quant à la récurrence des zooms et l’enchaînement abrupt des plans, ils indiquent clairement que le monde présenté à l’écran est purement fictionnel. Lovely Rita est produit sous l’égide de Coop 99, la société fondée par la réalisatrice avec plusieurs amis de l’école de cinéma de Vienne : « Le fait d’être à la fois réalisatrice et productrice est une chose très saine : je respecte mon budget et je suis très concentrée lors de la préparation d’un tournage. Cela permet aussi de dépasser le clivage entre les aspects artistiques et financiers. Ce qui compte, ce n’est pas seulement le résultat, mais tout le processus de production, une véritable économie du cinéma. »

En 2004, Hôtel montre, au-delà du cliché d’un cinéma autrichien clinique et misanthrope, combien Jessica Hausner met à profit ses racines culturelles. Avec ce film, situé dans un grand établissement hôtelier des Alpes autrichiennes, elle joue avec des éléments qui ont trait à la mythologie germanophone, à l’atmosphère magique des contes des frères Grimm et au mouvement romantique qui a représenté la forêt comme un univers abstrait. Ce sont les bases d’un thriller subtil, mystérieux et une nouvelle fois entre déséquilibre et arbitraire. L’ambition est de parvenir à un langage cinématographique qui remette en question l’aspect balisé du genre du thriller, de la même manière que les contes des frères Grimm évitent le manichéisme : « J’imaginais Hôtel comme une suite de moments étranges, où une réceptionniste solitaire, récemment embauchée, se sent épiée et entend des paroles qu’elle ne comprend pas. Je voulais parvenir ainsi à une impression de suspens, mais qui provienne de la stylisation et du montage, qui ne repose pas sur une menace évidente et qui ne puisse pas se résoudre par le décodage des motivations de chaque personnage. » Dans Hôtel, les événements s’enchaînent en effet sans logique apparente, puis s’interrompent de façon abrupte, sans réelle conclusion. Tout est propre, les chemises sont blanches et les coiffures impeccables, mais l’imprévisibilité domine. La fin du film évite le spectaculaire et ne comble pas d’attente. C’est exactement le propos : en définitive, rien n’est jamais résolu. Et si on accepte que toutes les clés du récit ne soient pas livrées, la fascination qu’exerce le film s’en trouve accrue.

Avec Lourdes (2009), tourné dans la légendaire ville de pèlerinage au cœur des Pyrénées, Jessica Hausner s’inspire de ce qu’elle a vécu enfant dans les écoles catholiques autrichiennes et du rejet plus ou moins relatif qu’elle en a fait (« je suis athée, mais parfois je faiblis et je deviens agnostique »). Le film n’attaque pas frontalement la religion, mais montre plutôt que même dans un lieu d’espoir, de réconfort et de guérison pour les mourants et les désespérés, les voies de Dieu restent impénétrables. Le film interroge, non le miracle, mais ce qu’il signifie pour ceux qui y croient et l’espoir qu’il peut susciter. À travers le personnage de Christine (Sylvie Testud), clouée dans sa chaise roulante et désireuse d’être à nouveau « normale », c’est donc toute une série de questions qui est posée : Quelqu’un va-t-il être sauvé ? Mais pourquoi lui et pas moi ? Que peut-on faire pour être guéri, voire pour que le miracle dure ? Faut-il s’en montrer digne, être ambitieux et se conduire en bon chrétien, afin d’obtenir la guérison, ou le miracle est-il arbitraire ? La réalisatrice filme tous les éléments liés au pèlerinage : les rituels, les lieux emblématiques… La vraie ellipse se trouve ailleurs, car le film fait l’économie de l’essentiel : la faille dans la logique, la raison du miracle. C’est à nouveau l’absurde, l’ambivalence et l’inachèvement qui dominent. Non sans un certain humour, parfois cruel. Après les uniformes scolaires (dans Lovely Rita) et ceux du personnel hôtelier, ce sont les uniformes des membres de l’Ordre de Malte, au chevet des malades de Lourdes, qui traversent le film, pour montrer à chaque fois les protagonistes comme les archétypes d’un système social, d’une comédie humaine. On se comporte, non pas sur des bases individuelles, mais par rapport aux attentes du groupe. C’est l’un des fils rouges du cinéma de Jessica Hausner : le rapport entre le rôle qu’on joue dans la société et sa propre identité. Il s’observe dans le jeu très contrôlé des comédiens, leurs mouvements chorégraphiés, comme encadrés dans la société où ils évoluent (la réalisatrice s’est inspirée cette fois du cinéma de Jacques Tati).

Amour fou (2014) est encore plus drôle, bien que (parce que ?) basé sur une tragédie très particulière : le double suicide en 1811 du poète Heinrich von Kleist et d’une femme mariée de sa connaissance, soi-disant atteinte d’une maladie incurable, Henriette Vogel : « L’écrivain avait proposé sans succès à plusieurs autres personnes de mourir avec lui, avant de jeter son dévolu sur Henriette. Je trouvais cela assez grotesque et légèrement ridicule : comment peut-on banaliser ainsi cette idée typiquement romantique du double suicide par amour ? » Pour Jessica Hausner, il est paradoxal de penser qu’on peut mourir à deux. On est irrémédiablement seul face à la mort, puisque son essence même est de couper nos liens avec les autres. L’intérêt de la réalisatrice pour Kleist se focalise sur l’aspect aléatoire du choix de la personne devant mourir avec lui. Elle étudie aussi en détail des gravures d’époque pour concevoir, comme autant de tableaux vivants, les décors du film, presque entièrement tourné en studio et lui donner une composante théâtrale. L’artifice est assumé et les personnages, une nouvelle fois, ne se révèlent pas par leur psychologie, mais existent comme des éléments en trois dimensions, au même titre qu’une table ou un divan (Kleist est aussi l’auteur d’un essai sur le théâtre des marionnettes). Concernant la direction d’acteurs, la très minutieuse Jessica Hausner avoue cette fois : « Dans ce film, j’ai apprécié ceux qui se rebellaient contre le corset que je leur imposais, car sinon le résultat final aurait vraiment été trop sec. » Dans Amour fou, les comédiens évoluent comme les danseurs d’une transe chorégraphiée, ou les figurines d’une boîte à musique. Que pensent-ils vraiment et jusqu’à quel point le spectateur peut-il douter de ce qu’il perçoit à travers eux ? Voilà un sujet de prédilection pour la grande machine à illusions qu’est le cinéma.

Cette esthétique du doute atteint un point culminant avec Little Joe (2019), qui joue cette fois avec les codes de la science-fiction, ses laboratoires et ses B.O. déstabilisantes. Alice (interprétée par Emily Beecham, Prix d’Interprétation, Cannes 2019), mère célibataire et généticienne de renom, a engendré deux créatures qui vont peu à peu échapper à son contrôle : Joe son fils et Little Joe, une plante artificielle censée apporter le bonheur universel. En effet, tout ce qu’Alice croit bien connaître devient soudain étrange, à moins que ce ne soit le fruit de son imagination. Il est aussi question du syndrome de Capgras, une forme de délire qui fait penser qu’un imposteur a pris la place d’un proche : « Le plus grand défi durant l’écriture du scénario était de créer des moments qui demeurent ambigus, de proposer plusieurs interprétations de ce qui se déroule dans le film. » Le cadre, ultra élaboré comme toujours, tente de remettre en question la réalité et ce que le spectateur voit ou ne voit pas. L’idée est aussi de questionner le bonheur dans nos sociétés occidentales, à travers une plante qui, plutôt que de rendre vraiment heureux, libère des pollens qui poussent plutôt ses propriétaires à ne penser qu’à elle, et du coup à oublier qu’ils sont peut-être malheureux : « Avec ma coscénariste Géraldine Bajard, nous avons travaillé à une dramaturgie similaire auparavant, pour le film Lourdes. Dans ce cas, l’ambivalence du miracle avait autant convaincu le Vatican que l’Union des athéistes radicaux ! »