On dit que Jean-François Laguionie pratique le cinéma comme la navigation. Dans les salles de cinéma où il vient présenter ses films, il paraît toujours être en escale, de retour d’un long voyage et déjà prêt à une nouvelle traversée. Infatigable coureur des mers, mû par un perpétuel désir de repartir sur les routes de la fiction, Laguionie est probablement, de tous les grands réalisateurs français d’animation, celui dont on peut dire qu’il a fait œuvre : une œuvre cinématographique et romanesque à la fois, qui compte à ce jour neuf courts, six longs métrages, plusieurs romans et recueils de nouvelles.
L’animation y occupe une place essentielle, sans en constituer en elle-même tout l’enjeu. Avançons au contraire que pour Laguionie, conteur avant tout, l’animation est un moyen de faire du cinéma. Faire avec l’animation du cinéma.
Né en 1939, Jean-François Laguionie se souvient qu’enfant, lecteur assidu de Jules Verne, Jack London, Robert Louis Stevenson, il voyait ses parents construire, dans le jardin de leur petit pavillon des bords de Marne, un bateau qui n’a jamais pris la mer. De là lui vient peut-être cette fascination pour le large qui imprime son cinéma depuis les débuts. Ses premières passions, le dessin et la scénographie, l’ont tout d’abord orienté vers les arts appliqués et le Centre dramatique de la rue Blanche. Son ami Jacques Colombat le présente à Paul Grimault qui lui ouvre la porte de son studio. Là, en observant Grimault, le jeune homme se forme à la construction scénaristique, au montage et tourne son premier film, La Demoiselle et le Violoncelliste (1964), un ballet amoureux, sur fond de tempête, entre un concertiste de bord de mer et une pêcheuse de crevettes. La technique utilisée est celle, peu coûteuse, du papier découpé à la surface de laquelle Laguionie peint décors et personnages. C’est pour lui le moyen le plus immédiat, le plus accessible, de faire du cinéma. Le jeune apprenti-réalisateur apporte toutefois une modification notable au dispositif classique du banc-titre : il décide de dresser, à la verticale, la table de tournage et les figurines qu’il anime sur un panneau aimanté, afin d’assigner à la caméra un axe de visée horizontal, comme pour un tournage en prise de vue réelle. Très cinématographique dans la composition de ses cadres, le film pose d’emblée un style, une esthétique. Laguionie, qui allie l’imagination d’un conteur, la sensibilité du peintre et le sens du dramatique, retrouve comme par miracle, selon les mots de Michel Roudevitch, « la magie inaltérable des pantomimes lumineuses d’Émile Reynaud », mais une magie empreinte d’un surréalisme à la Magritte et bercée par la délicatesse de l’animation et une certaine poésie de la lenteur. La Demoiselle et le Violoncelliste reçoit le Grand Prix du festival d’Annecy. Les films suivants, L’Arche de Noé (1966) et Une bombe par hasard (1969), également produits par Paul Grimault, confirment la grande maîtrise du jeune cinéaste. Laguionie s’essaie un temps à la prise de vue réelle (Plage privée, 1971), avant de revenir à l’animation en réalisant Potr’ et la fille des eaux (1974), L’Acteur (1975) et Le Masque du diable (1976). Un tournant s’amorce dans son œuvre. Sa collaboration avec la peintre Kali Carlini l’amène à déployer une palette différente : encre, peinture à l’huile sur plaque de verre et cellulos… À travers les motifs du masque, de la représentation théâtrale et de la mort, s’affirment deux thèmes qui, selon Pascal Vimenet, deviendront « obsessionnels » : l’identité et le temps.
La Traversée de l’Atlantique à la rame (1978) peut apparaître comme un prolongement de La Demoiselle et le Violoncelliste : la mer pour horizon, un couple comme protagonistes, des instruments de musique parmi les accessoires… Mais l’ampleur du récit est inédite. Celui-ci débute le 1er juin 1907, date à laquelle deux jeunes mariés, Adélaïde et Jonathan Akenbury, quittent le port de New York et s’en vont sur l’océan comme en voyage de noces. Ils ne savent pas encore que ce voyage durera toute leur vie. Dans leur frêle barque « Love and Courage », ballottés de Charybde en Scylla, de tempête en calme plat, rien ne leur est épargné des joies et des drames d’une existence à deux. L’enthousiasme, la discorde, la suspicion, la jalousie, l’ennui puis la concorde jalonnent cette odyssée avec l’implacable efficacité d’un huis clos théâtral au milieu de l’océan. Leur traversée voit affleurer, çà et là, quelques visions dantesques, comme le naufrage du Titanic et le casino flottant avec son bal macabre… Conte tendre et cruel, comme la vie elle-même, le film est l’occasion d’un véritable triomphe pour son auteur : Palme d’or du court métrage à Cannes, César du Meilleur Film d’animation et Grand Prix du festival d’Ottawa, La Traversée de l’Atlantique à la rame consacre Jean-François Laguionie comme figure de proue d’une nouvelle génération de réalisateurs.
Mais ce qui, pour certains, représenterait un aboutissement n’est pour Jean-François Laguionie qu’un début, qu’un signal vers un nouveau départ : affronter enfin la haute mer de la fiction. La fondation du studio La Fabrique à Saint-Laurent-le-Minier, un petit village des Cévennes, dont il prend la direction, permet à Jean-François Laguionie de se lancer dans l’aventure du long métrage. Gwen, le livre de sable (1984), traversée post-apocalyptique d’une mer de sable et de vent inspirée du mythe d’Orphée, est produit comme « un long court métrage » par une petite équipe d’artistes et peut se voir comme un fascinant poème visuel, mouvant, faisant de la couleur et du temps sa matière. Son insuccès orientera par la suite Jean-François Laguionie vers la réalisation de films davantage tournés vers le jeune public. Suivront ainsi Le Château des singes (1999), L’Île de Black Mór (2003), Le Tableau (2011) sur un scénario d’Anik Le Ray, avant un retour à une veine intimiste avec Louise en hiver (2016). On s’est étonné à tort que Laguionie a semblé abandonner, dans ses longs métrages, le style qui l’avait consacré pour utiliser aussi bien le dessin animé que l’animation en 3D et le graphisme des autres. On s’est étonné aussi de l’hétérogénéité apparente d’une œuvre personnelle, capable de virer brutalement de bord pour adopter, en apparence, les standards de la production commerciale. C’est oublier que ni le vaisseau ni l’équipage ne donnent le cap, mais bien le capitaine.
Vers quel pôle sont aimantés les voyages fantastiques de Jean-François Laguionie ? Des sables de Gwen à la station balnéaire abandonnée de Louise en hiver, de la canopée du Château des singes au dédale vénitien du Tableau, Laguionie traverse, tel un John Huston, aussi bien l’espace des grandes solitudes que la scène de théâtre de la comédie humaine, avec une même forme d’absence et d’excuse. Comme un vaisseau esquivant l’engagement du combat et croisant au large, ce cinéma-là vise moins une destination qu’un ailleurs, un mouvement perpétuel, une errance absolue, celle de la vie elle-même qui ne se résout peut-être que dans un échouage final. Une barque vide, couverte d’algues et de coquillages, au terme de La Traversée de l’Atlantique à la rame ; une vieille dame prénommée Louise qui, ayant laissé partir le dernier train, doit passer l’hiver seule, au bord de la mer…
La mer est à la fois immobilité et mouvement perpétuel. Dans les films de Jean-François Laguionie comme dans la vie. Sans cesse changeante et toujours la même. De La Demoiselle et le Violoncelliste à L’Île de Black Mór. Elle est cet « ici » et cet « ailleurs », ce « now here » et ce « nowhere » que cherche à atteindre ce garçon évadé d‘un orphelinat, depuis les côtes de Cornouailles jusqu’au rivage d’une île utopique et incertaine, cet « Erewhon » emprunté à Samuel Butler, qui recèle le secret de son identité.
Ici comme ailleurs, au terme de la quête, il y a toujours un face-à-face déceptif avec la figure du père. Figure guerrière, absente ou inatteignable, dans Le Château des singes comme dans Black Mór, qui renvoie le voyageur à lui-même. Le face-à-face prend un tour définitif dans Le Tableau où le portrait du père épouse celui du peintre, figure à la fois écrasante, terrifiante et clémente qui n’est autre que le réalisateur lui-même.
« Il est nécessaire de naviguer », écrivait Fernando Pessoa, cet autre voyageur immobile qu’Octavio Paz disait inconnu de lui-même. La grande sagesse de Jean-François Laguionie, conteur, est de savoir qu’il n’y a pas de terme à l’aventure : il n’y a que des départs. Avec Le Voyage du prince (2019), il a repris une nouvelle fois la mer et s’apprête déjà à embarquer sur un prochain film : Slocum, l’histoire du jeune François et de ses parents qui ont entrepris de construire, dans leur jardin, une réplique du bateau du premier navigateur à avoir accompli un tour du monde en solitaire…