Comment peut-on être Palestinien ? Elia Suleiman, cinéaste universel

Massoumeh Lahidji

Lors de la dernière édition du festival de Cannes, à Elia Suleiman s’exaspérant de devoir encore et encore parler de la Palestine, au lieu de parler de cinéma, une journaliste sûre de son fait rétorquait que l’on attendrait tout autant d’un réalisateur islandais qu’il parle de l’Islande. Manque de chance, ce cinéaste-là rechigne à être là où il est attendu et à dire ce que l’on veut entendre. Venu au cinéma après avoir longuement cherché sa voie en s’abreuvant de textes littéraires et philosophiques, il a, en quatre longs métrages, inventé un univers, un langage, un propos, qui contrarie l’irrépressible désir des médias d’enfermer, d’identifier, de cataloguer.

Son paradoxe, sa finesse, qui échappent par définition à l’approche médiatique, résident dans le fait que sa personne – sa terre natale, sa famille, son corps – est au centre de ses films. Ainsi son premier long métrage qui l’a révélé au monde du cinéma, Chronique d’une disparition (1996) s’ouvre sur un bouleversant plan de son père endormi. Le vieil homme est filmé de si près que le spectateur, découvrant le clair-obscur de sa peau ridée au gré de l’infime mouvement de la caméra, mettra un temps à distinguer les contours de son corps et à reconnaître le son de sa respiration, celle de la sieste tranquille d’un vieillard, égale à celle d’un bébé. Cut. Un carton : Nazareth, journal intime. Nous voilà prévenus, avant d’être plongés dans le salon de la famille Suleiman où débarque la tante, qui se pose sur le canapé avant de se lancer dans un monologue désopilant face caméra. Le style Suleiman est là. Une succession de tableaux de la vie quotidienne, souvent tournés en plans séquences, où les mouvements des corps relèvent de la chorégraphie, où de rares dialogues ne font qu’insuffler du rythme, laissant l’image et le son faire sens et poésie, où le rire fuse.

Au cœur des films d’Elia Suleiman, y compris de ses courts métrages, du tout premier tourné à New York en 1992 jusqu’au dernier à ce jour tourné à La Havane en 2012, se trouve son propre personnage. Sa silhouette nonchalante d’observateur silencieux de situations burlesques est invariablement rapprochée de Buster Keaton et de Jacques Tati, dont il ignorait l’existence avant de tourner son premier film. La parenté est évidente, du chapeau au visage impassible, du sens du gag à l’inadaptation au monde qui les entoure. Mais ce doux rêveur-là vient d’ailleurs. D’un ailleurs associé à la guerre, au conflit, aux réalités figées dans des convictions tranchées. Il est donc attendu de lui qu’il défende son peuple et sa cause, qu’il nous éclaire sur cette partie du monde, que son cinéma soit explicitement politique. Or pour Suleiman, le cinéma, comme la vie, est politique par essence et dans la nuance. Dans Chronique d’une disparition, son père, réveillé de sa sieste, se retrouvera, dans le plan final, de nouveau assoupi auprès de son épouse, devant la télévision entonnant l’hymne israélien. Entre ces deux sommeils, le film a tenu un journal politique à Jérusalem, à l’ironie mordante, mais la boucle se referme sur l’intime, sur cette résistance à l’occupant, paisible, silencieuse, qui laissera la place à une dédicace : « à mon père et à ma mère, dernière patrie. »

Le conflit latent éclatera de façon spectaculaire dans son long métrage suivant, Intervention divine (2002). Son personnage, ne se contentant plus de son rôle de témoin, deviendra un acteur, moteur dans le récit, d’un amour traversé par des frontières arbitraires et des soldats obtus, qu’il défiera par la grâce d’une baudruche, tandis que sa dulcinée s’envolera dans les airs en madone ninja. La douleur de la patrie occupée est aussi celle du père malade, alité cette fois dans un hôpital, écoutant les yeux fermés une chanson arabe d’autrefois. Le film est dédié à sa mémoire.

C’est encore le père qui sera le héros des chapitres épiques du Temps qu’il reste (2009), dont le sous-titre est : chronique d’un absent-présent. Dans ce récit retraçant l’histoire de sa famille de 1948 à nos jours, Suleiman ose le film d’époque, sans rien perdre de son ton burlesque, de ses tableaux où règne l’absurde, de ses plans fixes où la malice se cache dans les détails. Le chapitre consacré à l’époque contemporaine nous reconduit dans la pénombre de l’appartement familial, où dans un long plan fixe magnifique, sa mère diabétique, désormais seule, se console hors-champ d’un cornet de glace nocturne, en cachette de sa garde-malade. C’est à l’hôpital que se clôt ce film, où le personnage accepte, après son père, de laisser partir sa mère, ce qui lui restait de patrie, au son d’un frénétique Staying Alive.

La vie amènera Elia Suleiman dix ans plus tard, en 2019, à nous écrire du paradis. It Must Be Heaven s’ouvre et se clôt une nouvelle fois à Nazareth. Dans l’appartement familial déserté, le temps s’est arrêté, à E.S. de remettre les pendules à l’heure d’entrée de jeu. Les voisins sont aussi envahissants que dans ses précédents films, mais de l’occupation militaire, plus de trace. Il y a certes ces deux policiers qui arrachent des jumelles à un marchand ambulant pour ne pas voir ce qui se passe sous leurs yeux. Et ces deux autres, tout aussi occupés dans leur voiture à se choisir des lunettes qui leur siéent, tandis qu’à l’arrière, une jeune femme, dont la chevelure évoque immanquablement celle d’Ahed Tamimi, égérie de la résistance palestinienne, a, elle, les yeux bandés. Néanmoins, la posture du personnage d’E.S. semble avoir changé. Sans doute délesté de son attachement à une patrie ou à sa recherche, il est comme un observateur conteur, s’amusant de tout, ne se reconnaissant dans rien.

En toute légèreté, Suleiman s’envole et entreprend dans ce nouveau film de nous présenter le reste du monde, de son monde. Paris où il vit depuis de nombreuses années, New York où il a passé ses années de formation. Son existence de nomade, son regard d’exilé, lui confèrent la force de composer une œuvre de cinéma que l’on ne peut désormais plus confiner au territoire géographique et imaginaire auquel on n’a eu de cesse de le ramener. Si Suleiman embrasse le monde dans ce nouveau film, ce n’est pas à la manière d’un Rica de Montesquieu dont la fraîcheur du regard nous ferait prendre conscience de nos travers d’Occidentaux. C’est plutôt qu’il nous force à déplacer notre regard, non pas sur le monde, mais sur son cinéma.

Le producteur sollicité par le personnage rejette son projet de film car il le juge « pas assez palestinien ». Arrogance postcoloniale qui consiste à savoir mieux que l’opprimé ce qu’il y a à dire de sa condition, à lui dicter son récit. Or par ce film, Suleiman nous incite à nous rendre à l’évidence : dans nos vies mondialisées, nous sommes tous colonisés, tous soumis à un ordre établi répressif, tous souffrant du sentiment d’étrangéité et d’impuissance. Le ballet des forces de l’ordre ne vise plus une femme et sa poussette comme à Nazareth dans son film précédent, mais un immigré vivant de la vente de roses à la sauvette dans les rues de Paris. Plus belle ville du monde à la beauté désincarnée, où règne le chacun-pour-soi, où s’asseoir dans un jardin public s’apparente à une lutte pour la survie, où l’on propose aux SDF de choisir entre tiramisu et panacotta, tout comme Marie-Antoinette proposait de la brioche comme alternative au pain, au peuple mourant de faim. New York n’est guère mieux avec l’obsession sécuritaire, la difficulté de voir l’autre autrement que comme un parfait étranger, au point d’obliger le personnage, pour la première fois en quatre films, à rompre son silence et à dire qu’il vient de Nazareth, qu’il est palestinien.

Nous l’avions presque oublié, tant son cinéma avait fait de son exil le nôtre. À la répression de l’ordre économique, politique et culturel mondial, il oppose la poésie et l’humour, comme suspension du temps, comme partage d’espaces de douceur. Il nous invite à rire avec lui de la folie de notre monde et à tenter de lui résister. Pour lui, cette résistance s’opère à travers son geste de cinéaste. Être muet dans un cinéma qui nous saoûle de messages et où Moctezuma parle anglais, opter pour une mise en scène d’une épure extrême, faite de cadres à la composition parfaite, de longs plans fixes, même lorsqu’il s’agit d’effet spéciaux, n’exprimer son propos qu’en creux et par l’ironie et laisser le spectateur s’inventer le sens qu’il perçoit, c’est cela résister à l’occupation. Quant à la Palestine, il s’en remet à un cartomancien qui lui affirme que ce pays existera, mais pas de son vivant. Il y retourne tout de même, où il découvre que le citronnier qu’on lui a volé a grandi et donné des fruits, que le mirage de cette femme aperçue au travers des oliviers, réminiscence d’une Palestine perdue, persiste, que la jeunesse exulte, dans une forme de résistance nouvelle, festive et solidaire. Et il dédie son film à la Palestine, le pays qu’il ne verra pas, et à John Berger, Humbert Balsan et ses parents, les personnes qui par leur confiance ont fait de lui l’homme et le cinéaste qu’il est, qu’il ne verra plus.