Arthur Penn

Philippe Rouyer, critique et historien de cinéma, membre du comité de rédaction de Positif

Revoir à la suite les dix premiers longs métrages d’Arthur Penn, du Gaucher (1958) à Georgia (1981), c’est prendre la mesure d’une œuvre personnelle qui, à travers ses fulgurances, n’a cessé de se réinventer. Pétri de culture européenne, réalisateur de l’âge d’or des dramatiques télévisées en direct et metteur en scène de théâtre de premier plan jusqu’à la fin de sa vie, Penn n’a jamais tourné par obligation ou par habitude. Chacun de ses films est un prototype, une aventure dans laquelle il a souhaité s’investir et dont il n’a jamais manqué de tirer des enseignements comme artiste et comme citoyen.

Sur le plan thématique, tout son cinéma ou presque est déjà contenu dans son premier long métrage, Le Gaucher, portrait à contre-courant d’un Billy le Kid perpétuellement torturé, en quête de son identité, qui s’est choisi un père de substitution (l’éleveur de bétail qui l’a engagé et éduqué) avant d’intégrer une bande dont il préfère les rituels à ceux d’une société avec laquelle il est en rupture. « Aujourd’hui, nous voyons comme dans un miroir, confusément » : on pourrait définir la citation de la Première Épître de Paul aux Corinthiens qui fascine Billy comme un emblème du cinéma de Penn tout entier. À sa sortie, malgré l’intensité du jeu de Paul Newman, ce western atypique qui démythifiait le hors-la-loi légendaire pour faire entrer la psychanalyse dans l’Ouest a dérouté autant la critique que le public américains. Et Penn n’aurait peut-être jamais retourné de films s’il n’avait eu l’occasion d’adapter pour le grand écran en 1962 la pièce Miracle en Alabama qu’il avait mise en scène pour la télévision et sur les planches.

De son propre aveu, c’est en tournant ce film sur les relations entre la sourde et aveugle Helen Keller et l’éducatrice qui lui apprendra à lire, parler et écrire, que Penn a découvert l’étendue du langage cinématographique, notamment lorsqu’il a affronté la séquence de la fontaine où le jaillissement de l’eau fait naître le flot des mots dont la fillette comprend soudain l’usage. Après son éviction du tournage du Train par Burt Lancaster peu après le démarrage des prises de vues, Penn a pu explorer toutes les possibilités du noir et blanc et celles du son dans Mickey One (1965), sorte de farce kafkaïenne qui plonge dans la paranoïa de Warren Beatty en comique de stand-up. Ce film allégorique n’a pas trouvé son public et Penn s’est laissé convaincre d’enchaîner avec La Poursuite impitoyable (1966), tragédie qui voit les haines et la violence s’exacerber dans une bourgade du sud des États-Unis. Ses conflits avec le producteur Sam Spiegel, qui lui confisque le montage de ce gros budget emmené par sa pléiade de stars (Robert Redford, Jane Fonda, Marlon Brando), lui apprendront définitivement à se défier des studios (il ne voudra plus tourner à Hollywood) et à mesurer l’importance du montage pour retenir le meilleur du tournage qu’il vit toujours comme un moment d’intense création spontanée avec ses comédiens.

Ses liens étroits avec l’Actors Studio, dont il sera plus tard le directeur artistique, le prédisposaient à travailler avec Marlon Brando, Paul Newman, Robert Duvall, Anne Bancroft, Warren Beatty, Dustin Hoffman ou Gene Hackman. De la Méthode, il a gardé une attention aux gestes, aux corps et aux constantes hésitations afin d’exprimer ce que les mots ne sauraient dire chez des personnages pour qui le langage paraît impossible à maîtriser, quand ils n’en sont pas totalement privés à la façon de Helen Keller. De son expérience théâtrale, Penn a aussi hérité le goût d’une part d’improvisation dans la caractérisation du personnage qui intervient au terme d’un long et patient travail sur le texte. Il n’écrit d’ailleurs jamais seul ses films et part volontiers d’un matériau préexistant : pièce, livre, voire scénario novateur comme dans le cas de Bonnie and Clyde (1967) qu’il accepte de tourner pour le plaisir de retrouver Warren Beatty qui lui garantit le final cut.

En apparence, cette cavale sanglante du couple de bandits qui a défrayé la chronique dans l’Amérique des années 1930 s’inscrit dans la tradition du film criminel. Penn fait cependant subir au genre un traitement proche de celui qu’il avait réservé au western avec Le Gaucher auquel Bonnie and Clyde semble répondre par bien des aspects. L’approche psychologique du couple et des relations qu’il forme avec sa bande démythifie l’aura légendaire des amants qui n’en sont pas vraiment : Clyde est impuissant et, malgré les efforts de Bonnie, le restera jusqu’à ce que, peu avant leur mort, le poème qu’elle a écrit sur leurs exploits le libère enfin. Cette attention portée par les gangsters à la manière dont leurs faits d’armes sont glorifiés rejoint celle de Billy le Kid dans Le Gaucher, intrigué par ses rencontres avec l’inquiétant auteur de fascicules grand public qui fait de lui un héros avant de le renier. Cette préoccupation se retrouve au cœur de Little Big Man (1970), où Jack Crabb (Dustin Hoffman), du haut de ses 121 ans, dernier survivant du massacre de Little Big Horn, raconte à un jeune intervieweur ses incroyables exploits de visage pâle élevé par les Cheyennes auprès desquels il a passé la majeure partie de son existence. Penn a conçu ce western sur un mode picaresque et, au sein de ces tribulations d’un Candide dans la conquête de l’Ouest, l’humour et les brusques changements de ton mettent d’autant mieux en relief la violence des massacres.

Trois ans plus tôt, le cinéaste avait impressionné en filmant l’assassinat de Bonnie et Clyde par la police, avec ses centaines d’impacts de balles, dans un bain de sang auquel le stupéfiant montage rapide faisait atteindre un lyrisme dans l’horreur. Autorisée à la veille de l’abolition du code Hays (Code de censure cinématographique appliqué de 1934 à 1966), cette chorégraphie des corps de Faye Dunaway et de Warren Beatty qui se convulsent sous l’objectif de plusieurs caméras réglées sur différentes vitesses de ralenti avait marqué une étape décisive dans la représentation de la violence à l’écran dont se souviendront le Sam Peckinpah de La Horde sauvage et tant d’autres. Penn avait même tenu à montrer comment la cervelle jaillit du crâne de Clyde, comme celle du président John Fitzgerald Kennedy dans le film d’Abraham Zapruder (Témoin qui a filmé en direct l’assassinat de J.F. Kennedy) qui avait traumatisé l’Amérique. Mais avec Little Big Man, il n’est pas question pour Penn de se répéter, ni de rivaliser avec les outrances sanglantes de Soldat bleu (1969) de Ralph Nelson, sans gommer pour autant les atrocités des troupes du général Custer. La séquence du massacre des femmes et des enfants indiens de Washita est inoubliable, d’autant plus glaçante pour les spectateurs de l’époque qu’elle renvoyait à l’actualité de la guerre du Vietnam et au carnage de My Lai.

Certes, c’est une spécificité des films situés dans le passé que de témoigner de l’époque où on les a produits. Chez Penn, toutefois, ce n’est pas seulement une ambiance ou une philosophie diffuse qui sert de sous-texte, mais carrément une imagerie qui s’étend à tout son cinéma de genre. Ainsi l’intrigue de La Fugue (1975), contemporaine de sa réalisation, déborde des codes du film noir pour raconter l’Amérique post-Watergate et l’incapacité du détective joué par Gene Hackman à déchiffrer les indices au cours de son enquête. Jusqu’au final hallucinant où, sans un mot, tous les éléments du complot se mettent en place devant les yeux du limier grièvement blessé, entre la vie et la mort. Pour être sûr que le message soit entendu, le cinéaste glisse dans le dialogue une allusion aux assassinats de John et Robert Kennedy.

Cette façon d’insérer ses trames dramatiques dans l’histoire des États-Unis, en y mêlant désenchantement et sensation de solitude, est une particularité du cinéma de Penn. Cette lecture est parfois souterraine, telle l’évocation de la fin de l’Ouest truffée d’allusions au gouvernement Nixon dans Missouri Breaks (1976). Elle est parfois plus immédiate, comme dans Alice’s Restaurant (1969), chronique d’un groupe de hippies, inséparable de l’évolution socio-politique et culturelle d’un pays, où le chanteur folk Arlo Guthrie interprète son propre rôle. Mais de cet ensemble, il faut dégager son dernier chef-d’œuvre, Georgia (1981). Intitulé Four Friends en anglais, ce film suit, tout au long des années 1960, le parcours de trois amis et d’une jeune femme à la vitalité incomparable dont ils sont tous amoureux, depuis la fin des années lycée jusqu’à la maturité, lors d’une bouleversante séquence de retrouvailles autour d’un feu de camp sur la plage. Dans ses entretiens, Penn a expliqué comment il avait ajouté le « sens de l’Histoire » au scénario plus sentimental de Steve Tesich, émigré yougoslave comme le protagoniste Danilo (Craig Wasson) arrivé enfant à Chicago. L’agitation étudiante, les époux Kennedy, la guerre du Vietnam et la réinsertion des anciens combattants, le mouvement hippie, les drogues dures, l’engagement antiraciste ou pacifiste et les premiers pas de l’homme sur la Lune ne servent pas seulement de toile de fond. Tous ces événements rejaillissent sur la vie intime des personnages, leurs rêves, leurs désillusions, leurs tentatives d’ascension sociale ou de reconversion culturelle, puisque tant de modèles concurrents s’offrent à eux. Sur l’autoroute, choisir un embranchement ou un autre, c’est peut-être changer de vie. Pas de quoi révolutionner un pays, mais assez pour s’offrir un moment de bien-être avec ses vieux amis et la femme aimée, un soir sur la plage, dans un éclat de lucidité et de poésie qui donne raison à Ingmar Bergman d’avoir vu en Penn « un des plus grands metteurs en scène au monde ».