Theodore Ushev

Xavier Kawa-Topor, délégué général de NEF Animation

Theodore Ushev ne sépare pas l’art de la politique. Son œuvre met au jour leur interrelation dans le mouvement de l’histoire des sociétés, des idées et des formes. Son esthétique, post-moderne dans son inclinaison à la citation et au fragment, est autant lestée par un vaste héritage culturel que résolument tournée vers l’innovation. Dans les mains de cet auteur prolifique, la révolution numérique prend tout son sens, en permettant à l’animation de s’émanciper de la lenteur à laquelle son processus de fabrication traditionnel « image par image » l’assignait. Elle y trouve une réactivité inédite au temps présent. « Mes films, dit-il, sont tous des réactions à ce qui se passe autour de moi. » C’est dans cette tension permanente qu’ils trouvent leur puissance poétique si singulière.

Theodore Ushev est né à Kyustendil, en Bulgarie, en 1968. Fils d’un journaliste et peintre abstrait, il s’intéresse à l’animation dès l’école secondaire. Mais le cinéma d’animation bulgare, traverse une période difficile après la chute du régime soviétique, qui a pour conséquence la fin des financements et des studios d’État. Theodore Ushev fait alors le choix d’entrer à l’académie nationale des Beaux-Arts de Sofia, en section Graphisme. Les arts plastiques, le théâtre (celui de Jerzy Grotowski, Antonin Artaud et Peter Brook notamment) jouent un rôle important dans la formation de sa personnalité artistique. Diplômé en 1995, Theodore Ushev se fait tout d’abord connaître dans son pays comme affichiste et illustrateur et développe une activité de designer interactif et multimédia. Invité à Ottawa pour la remise d’un prix dans ce domaine, il décide de s’établir à Montréal en 1999. Parallèlement à son travail de directeur artistique pour plusieurs agences, il réalise pour son plaisir des films d’animation en Flash, qu’il diffuse sur un site web expérimental, parmi lesquels Aurora (1999), Dissociation (2001), Early in Fall, Late in Winter (2002) Walking on By (2003) Well-Tempered Heads (2003). Cette démarche pionnière est d’autant plus remarquée qu’elle rompt avec l’indigence courante des premières productions dans ce format : sans atteindre encore la sophistication et la profondeur des courts métrages ultérieurs, ces premiers films sont personnels, inspirés ; ils explorent déjà les thèmes de prédilection de leur auteur. En 2003, Early in Fall, Late in Winter est sélectionné en compétition aux festivals d’animation d’Annecy et Ottawa. À cette occasion, Theodore Ushev fait la rencontre du producteur Marcel Jean, qui l’invite à réaliser un premier film à l’Office National du Film (ONF) à Montréal : ce sera Vertical (2003), un court métrage à petit budget pour Internet. Graphiquement inspiré par l’artiste polonais Jan Lenica et musicalement par Nino Rota, le film raconte l’interminable chute du monde contemporain mu par l’égoïsme et les choix irrationnels des humains. Les portes du cinéma d’animation s’ouvrent à Theodore Ushev. À la vidéothèque de l’ONF, il approfondit sa connaissance de l’animation avec la découverte d’auteurs comme Jan Švankmajer, Walerian Borowczyk et les frères Quay. Une œuvre en particulier l’impressionne : celle de l’artiste pluridisciplinaire Janie Geiser, connue pour sa recontextualisation d’images et d’objets abandonnés, et dont la pratique comprend la performance, le cinéma, l’installation et l’art visuel. L’ONF lui confie bientôt la réalisation d’un premier véritable court métrage Tzaritza (Coquillage, 2006) qui s’inscrit dans la collection Talespinner destinée aux enfants et portant à l›écran les récits de diverses communautés culturelles.

Parallèlement, il réalise L’Homme qui attendait (2006), adapté d’un célèbre récit de Franz Kafka, Devant la loi, auquel Ushev associe la musique d’Arvo Pärt et des images d’archives tirées du film de Walter Ruttman Berlin, symphonie d’une grande ville (1927). Les différents éléments qui constitueront sa « patte » (expressionnisme, narration personnelle, intime et engagée, esthétique composite, prégnance de la musique) sont déjà à l’œuvre.

En 2005, il commence à travailler de façon indépendante sur Tower Bawher. Le film, réalisé en quelques semaines, s’oriente délibérément vers une écriture non narrative et l’abstraction formelle. Il tire sa matière du constructivisme russe, associant à l’esthétique cinématographique de Dziga Vertov le graphisme des frères Sternberg et la musique de Georgy Sviridov. À travers lui, Ushev convoque la figure de son père, peintre abstrait et créateur d’affiches de propagande pour le régime soviétique. Le réalisateur déclarera à ce propos : « J’ai fait Tower Bawner pour me guérir de mes souvenirs. » Tout enfant d’artiste essaie d’échapper à cette ombre puissante et de créer son propre monde. Et presque aucun enfant n’y parvient. Mais la portée du film est plus large : la tension qu’il instaure entre création artistique et oppression politique est son vrai sujet. Le film connaît un grand succès en festival, doublé d’une réussite commerciale inattendue. C’est, pour Theodore Ushev, le début d’une reconnaissance dans le monde de l’animation. Avec Tower Bawher s’ouvre une trilogie dont Ushev n’avait pas conçu le projet au préalable mais qui, en approfondissant la même idée, en s’offrant comme terrain d’expérimentation esthétique et technique – jusqu’à l’usage de la 3D stéréoscopique – va constituer un axe fort de son travail pour les années à venir. Inspiré de L’Homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse, le deuxième opus, Drux Flux (2008), juxtapose images d’imprimerie, photos d’usine désaffectée prises à Stuttgart, affiches de la République Démocratique d’Allemagne, sur une musique d’Alexandre Mossolov, et se conclue par les mots de Walter Benjamin : « C’est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l’espoir nous est donné. » Il est également réalisé en trois ou quatre semaines. Le troisième opus, Gloria Victoria (2012) dont Ushev a immédiatement l’idée, mettra plus de temps à voir le jour. Après une longue gestation, les manifestations d’étudiants à Québec dont il est témoin agissent comme un détonateur. Quand Tower Bawher traitait de l’art au service de l’idéologie et des idées utopiques, Drux Flux de l’Art et de l’Humanité au service de l’industrie sous toutes ses formes, le troisième volet interroge la fin de l’Histoire : « C’est la fin logique de la trilogie : quand les idées utopiques et l’industrie se sont effondrées, que reste-t-il ? La haine et la guerre. La compétition sur les restes de l’Histoire, et ses os », dira Theodore Ushev. Le court métrage, inspiré par le livre de Francis Fukuyama La Fin de l’histoire et le dernier homme dont il propose un point de vue critique (le livre n’est pas cité au générique), est réalisé sur ordinateur et combine des techniques différentes : Photoshop aussi bien que la gravure sur bois, le smartphone et la modélisation 3D. Sur le plan formel, son concept même repose sur la 3D dont l’emploi est volontairement excessif et saturé de couleurs au début du film pour subir une érosion continue. La symphonie n° 7 opus 60 de Chostakovitch accompagne cette chute inexorable.

La rencontre avec l’œuvre d’Arthur Lipsett, célèbre cinéaste expérimental canadien, peut ne pas surprendre, tant les deux réalisateurs partagent d’affinités esthétiques : le collage visuel, le montage rythmique associant images et sons de façon complexe et virtuose pour produire un précipité hallucinant, sidérant, de notre société contemporaine. Mais le film Les Journaux de Lipsett (2010) agit plus encore comme un véritable miroir. Cette fois-ci, d’une certaine manière, Ushev a rendez-vous avec lui-même. Le film est en effet une biographie imaginaire dont le scénario a été coécrit avec le spécialiste de l’animation, Chris Robinson. À l’exception de quatre pages de notes laissées par Lipsett sur un carnet, les « journaux » qui donnent son titre au film n’existent pas. Les textes ont été créés par Robinson à partir des films de Lipsett eux-mêmes. « Comme moi, explique Ushev, Lipsett vivait dans ses films : ses films, c’était vraiment lui ». Ce matériau a donc été copié, découpé, collé, jusqu’à trouver une construction logique. Ushev y investit son propre rapport à la création et sa réalisation agit sur lui « comme une pure art thérapie ».

Les films suivants confirment Theodore Ushev comme l’un des réalisateurs les plus prolifiques et inspirés de sa génération. Résolument tournée vers l’expérimentation, son œuvre explore différentes directions : le conte métaphorique surréaliste (Rossignols en décembre, 2011), l’autoportrait en forme de manifeste poétique (Manifeste de sang, 2015). Elle associe, tous azimuts, les outils digitaux aux matières et supports les plus inattendus ; Ushev dessine au marqueur sur un disque vinyl pour utiliser un gramophone à la façon d’un phénakistiscope, ou, aussi bien, anime la calligraphie persane dans un film militant pour la libération du réalisateur iranien Jafar Panahi (Joda, 2012). La plupart du temps, il monte ses films seul mais il entretient une collaboration au long cours avec le monteur et ingénieur du son Olivier Calvert : le montage rythmique et les effets synesthésiques étant au cœur de son travail.

Après Sonámbulo (2015), poésie visuelle inspirée de Federico García Lorca qui célèbre les noces de la peinture de Joan Miró et du cinéma de Norman McLaren, Theodore Ushev signe Vaysha, l’aveugle (2016), un film écrit en résidence à l’abbaye de Fontevraud et qui vaudra à son auteur une nomination aux Oscars. Le film, adapté d’une nouvelle de l’auteur bulgare contemporain Georgi Gospodinov, déploie une imagerie évoquant la xylogravure pour illustrer un conte moral sur la difficulté de l’homme contemporain à vivre au présent. « Si, comme l’écrit Marcel Jean, le ton renvoie aux récits d’Europe de l’Est, les choix du cinéaste convoquent un ensemble plus large : c’est la solennité de Purcell et de sa Musique pour les funérailles de la reine Marie, c’est le Moyen Âge français représenté par les paysages et le village de Fontevraud-l’Abbaye, ce sont les rythmes fusion de Kottarashky, ou encore une succession d’images violentes qui font passer de la terreur de Daesh à la répression policière des mouvements sociaux en Occident. » Pour Theodore Ushev, qui transposera par la suite Vaysha, l’aveugle dans un dispositif de réalité virtuelle, l’animation a cessé d’être du cinéma pour devenir un art à part entière, en développement et en mouvement constants : l’art du xxie siècle, promis à un brillant avenir, car pétri de technologie.