Robert Bresson

Eugène Green, écrivain et cinéaste

« La vie ne doit pas être rendue par le recopiage photographique de la vie, mais par les lois secrètes au milieu desquelles on sent se mouvoir les modèles. » Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1975

C’est une chance de pouvoir assister à une rétrospective Robert Bresson, et de voir dans de bonnes conditions, dans un temps rapproché, l’ensemble de ses treize films. Plus que pour bien d’autres réalisateurs, le sien est un œuvre dont les parties se renvoient les unes aux autres. Un tel regroupement offre au spectateur la possibilité de suivre le développement d’un langage unique, d’en constater la cohérence, et de se confronter à une pensée profonde et originale sur le cinéma, sur l’état du monde, et sur le sens de notre existence.

Bresson est un des rares cinéastes qui, comme Ozu, a trouvé relativement tôt dans sa carrière un langage cinématographique très spécifique et immédiatement reconnaissable, qu’on pourrait appeler, comme pour les peintres, une manière, et qu’il a continué à employer jusqu’à son dernier film. On devine le désir de ce mode d’expression dans son premier film, Les Anges du péché, on constate sa mise en sommeil provisoire dans Les Dames du bois de Boulogne, et on accueille son apparition sous un aspect reconnaissable dans Le Journal d’un curé de campagne. Enfin, dans son quatrième film, Un condamné à mort s’est échappé, sorti en 1956, la manière bressonienne se présente sous sa forme achevée.

Lui-même l’analyse et l’explique très bien dans l’ouvrage devenu classique, Notes sur le cinématographe, et dans un recueil posthume d’entretiens réunis par Mylène Bresson. Il s’agit d’une série de principes, formant un ensemble homogène, et découlant de la spécificité de l’art du cinéma, ou pour utiliser le terme plus ancien que l’auteur préférait, du cinématographe, qui est, pour lui, une écriture faite avec des images et des sons pris dans le monde matériel, et capable de rendre appréhensive aux sens ce que, en général, ils n’appréhendent pas.

Une de ses idées déterminantes, c’est qu’il faut susciter l’imagination du spectateur, ce qui lui permet d’accéder à un autre niveau de réalité, bien que, dans la tradition cartésienne, l’imagination est tenue par définition pour le terrain de l’irréel. En ce qui concerne la narration, ce point de vue valorise l’ellipse, afin que l’esprit de celui qui regarde remplisse les interstices du récit pour créer des ponts entre les éléments représentés. Ce même principe encourage, dans la composition des plans, la synecdoque, c’est-à-dire le fait de ne montrer qu’une partie du sujet, celle qui est la plus essentielle, comme les pieds ou les mains d’une personne agissante, afin que ce soit l’imagination qui établisse l’action dans sa totalité.

Un autre élément du langage bressonien, qu’on trouve respecté intégralement à partir d’Un condamné à mort s’est échappé, c’est l’utilisation de « personnes » à la place d’acteurs professionnels, et que l’auteur a fini par désigner comme des « modèles ». Cette décision, provoquée probablement par l’expérience malheureuse des Dames du bois de Boulogne, reste cohérente par rapport à son idée du cinéaste comme seul « auteur » de ses films, de sorte que, dans l’œuvre achevée, la présence de ces êtres est aussi réelle que celle d’un sujet humain sur la toile d’un grand peintre, mais dans les deux cas, ce résultat dépend non pas de la volonté du modèle, mais de celle de l’artiste. En suivant la même logique, il renonça aux dialogues très « littéraires », comme ceux que Cocteau a écrits pour son deuxième film, en faveur de répliques qu’il rédigeait lui-même, et qui, sans viser le langage « naturel », étaient d’une simplicité mystérieuse. Pour des raisons analogues, il a refusé le « jeu » traditionnel, en faveur d’une façon de dire le texte qui bannit toute intonation censée traduire un état ou un sentiment chez le personnage. Il disait vouloir bannir la théâtralité, mais il pensait au théâtre qu’il connaissait, et qui était celui qu’on voit toujours, où les comédiens utilisent une série d’intonations codées, tout à fait fausses par rapport à la langue parlée, mais qui se veulent « naturelles ». On a qualifié la récitation bressonienne de « neutre » ou « monocorde », ce qui n’est pas du tout le cas, mais il refusait toute tentative de « construction psychologique », exigeant au contraire que le modèle se laisse traverser par les paroles, qui éveillaient alors en lui des émotions, sans aucune volonté, ou même conscience, de sa part.

Le son est souvent le parent pauvre de la pensée cinématographique, mais pour Bresson, il était aussi important que l’image. Il considérait la bande-son comme une composition musicale, et ainsi, bien que l’utilisation de la musique de commentaire dans Pickpocket, Mouchette et surtout Au hasard Balthazar soit très discrète et efficace, dans la plupart de ses films il y a une absence totale de musique, de même qu’il y a un refus de tout son « parasite », c’est-à-dire qui ne soit pas une parole ou un bruit expressément voulu par l’auteur. Trouvant cet idéal de pureté sonore impossible à obtenir dans les décors naturels où il choisissait de tourner, il faisait post-synchroniser certaines parties de ses derniers films, obtenant, chez les modèles, la reproduction exacte du son direct, et il y ajoutait du bruitage, procédé qu’il affectionnait particulièrement. Certains des sons bressoniens, dans le cadre du récit cinématographique dont ils font partie, sont inoubliables, comme le grincement du vélo de la garde dans Un condamné à mort, qui représente à la fois l’écoulement du temps et les obstacles que le prisonnier doit surmonter, ou bien les clochettes des moutons dans le dernier plan d’Au hasard Balthazar, manifestation physique d’une présence invisible.

Comme tout vrai artiste, Bresson avait un point de vue par rapport au monde dont il faisait partie. Il l’a exprimé dans ses fictions cinématographiques, non pas en manipulant des concepts, à la manière de beaucoup de films dits « engagés », mais à travers une vision globale de la condition humaine, rendue par les moyens spécifiques à son art, et liée forcément à l’époque dans laquelle il a vécu. Cela donne à sa pensée une dimension universelle, qui fait que, contrairement à beaucoup d’autres films qui leur sont contemporains, les siens ne vieilliront pas.

Un thème qui parcourt tout l’œuvre, du début jusqu’à la fin, et qui n’est guère étonnant chez un artiste imprégné de culture chrétienne, c’est la présence du Mal dans le monde. Les Anges du péché, tourné pendant l’Occupation, se passe entre les murs d’un couvent, mais le mal de dehors entre dedans. Jeanne d’Arc, qui a réellement entendu une voix divine, est broyée par un jeu de forces politiques. Le Diable probablement présente un monde où on détruit la nature, et où il n’y a plus de place pour les sentiments ni pour Dieu, tandis que dans L’Argent, c’est l’injustice provoquée par le faux billet d’un adolescent bourgeois qui engendre le Mal. Dans presque tous les cas, la réponse proposée, selon la logique universelle du sacré, c’est un sacrifice, mais dans les deux derniers films, dont la tonalité est particulièrement sombre, il n’est pas évident qu’il en résulte une purification.

Des gens qui ne savent rien du jansénisme, et qui le croient simplement une idéologie qui les empêche de jouir sans entraves, ont souvent qualifié l’esthétique de Bresson de « janséniste ». Mais il est peut-être port-royaliste, ou en tout cas pascalien, par rapport à la question de la grâce. Dans ses films, elle est toujours un mystère, et toujours « efficace », permettant à un être d’aller jusqu’au bout de son destin. Ainsi, c’est par la grâce non seulement que le lieutenant Fontaine réussit son évasion, mais également qu’il renonce à tuer Jost. Anne-Marie, le curé d’Ambricourt, Jeanne d’Arc, tous, à un moment, reçoivent et acceptent une grâce infaillible.

Une autre forme que prend la grâce, c’est la sainteté, qui permet à celui ou à celle chez qui elle se manifeste de traverser le Mal sans souillure, et d’obtenir le rachat des autres, en général en se sacrifiant. C’est le cas de Mouchette, de l’âne Balthazar, et de la vieille dame dans L’Argent.

L’influence de Bresson a été immense. Il a défini la spécificité du cinématographe d’une manière si absolue que toute réflexion sur cet art doit nécessairement partir de lui, et lui est redevable. Des cinéastes aussi différents que Tarkovski et Godard ont compris d’une manière juste son originalité, même si on a du mal à reconnaître son influence chez certains fabricants de bougeants (« Movies », vocable par lequel les habitants du Nouveau Monde désignent leurs produits audiovisuels) qui s’en réclament. Mais surtout, il a créé des œuvres parmi les plus importantes de l’histoire du cinéma, avec des images qui se sont inscrites dans la mémoire collective : les mains de Fontaine, Michel et Jeanne qui se regardent à travers les barreaux, la larme de Jeanne d’Arc, Balthazar mourant au milieu des brebis. Dans une civilisation matérialiste qui excluait une grande partie de l’expérience humaine, Robert Bresson a eu le génie de voir le cinématographe sous son aspect le plus concret, et d’en faire un chemin pour s’approcher de l’ineffable.

« Quelqu’un me disait : “Au cinéma, on a tout fait.” Le cinéma est immense. On n’a rien fait. » (Bresson par Bresson)