Problèmes de la Bulgarie et autres films

Ralitsa Assenova (directrice des Rencontres du jeune cinéma européen de Sofia) Arnaud Hée (programmateur, critique et enseignant)

Il n’est pas aisé de décréter pour une cinématographie nationale, sans un minimum de recul, d’une vague, d’une dynamique, d’un mouvement. Longtemps verrouillée par la sévérité du régime socialiste quoique pourvue de talents, on aurait pu croire qu’une telle chose était en train d’advenir en Bulgarie au début des années 1990 quand Peter Popzlatev se faisait remarquer dans les festivals internationaux avec Moi, la comtesse (1990), remportant le Grand Prix du festival Premiers Plans d’Angers et connaissant une distribution loin d’être négligeable hors de Bulgarie – notamment en France. Ou, plus tard, lorsque Kamen Kalev et Eastern Plays saisissaient à Cannes la Quinzaine des Réalisateurs en 2009. Il est pourtant difficile de parler, hier comme aujourd’hui, d’une cinématographie bulgare constituée comme on peut éventuellement s’autoriser à le faire aujourd’hui pour la Roumanie, avec ses têtes de pont (Cristi Puiu, Cristian Mungiu) et ses francs-tireurs (Radu Jude, Corneliu Porumboiu), tous habitués des grands festivals et de la distribution internationale. Mais en Bulgarie comme en Roumanie, ces films d’auteurs sont peu vus par le public local, en raison de parcs de salles réduits mais aussi d’un goût se portant massivement sur des formes très commerciales.

Pourtant, comme sa voisine la Roumanie, la Bulgarie s’est dotée d’une véritable industrie cinématographique, mais celle-ci penche aussi largement, à côté des productions domestiques sans prétentions artistiques, vers l’accueil de grosses productions étrangères, notamment au sein de Nu Boyana Film Studio, prestigieux complexe des environs de Sofia, doté de luxueuses reconstitutions des rues de New York et de Londres, et de somptueux décors antiques. Concernant le cinéma d’auteur, on saura dans quelques années si l’apparente dynamique constitue bien un mouvement de fond. En tous cas, la jeunesse et l’avenir ne manquent pas puisque ce panel de douze films concerne exclusivement des cinéastes trentenaires et quadragénaires. Ces derniers font plus que pointer le bout de leur nez dans les festivals majeurs (Berlin, Locarno, Saint-Sébastien, les sections parallèles de Cannes, mais aussi la sélection officielle – Taxi Sofia de Stephan Komandarev à Un Certain Regard en 2017, présenté cette année-là à La Rochelle). Et les films ne repartent pas toujours bredouilles, tout particulièrement de Locarno : Léopard d’or et Prix d’Interprétation féminine attribué à Irena Ivanova en 2016 pour Godless de Ralitza Petrova ; Léopard d’or de la section Cinéastes du présent en 2017 pour 3/4 d’Ilian Metev.

États des lieux • Le cinéma bulgare n’hésite pas à présenter le pays d’une façon tout à fait rude, en ne lésinant par sur la noirceur pour témoigner de maux qui semblent s’imposer à la représentation : la pauvreté matérielle et la misère morale, la culture de la compromission et la corruption, les discriminations et les atavismes du passé.

Le documentaire s’emploie à donner une forme à ce constat, qu’Ilian Metev formule avec talent et tact dans Sofia’s Last Ambulance (2012). Ce dernier nous fait partager le quotidien d’un trio d’ambulanciers de la capitale ; les choix de mise en scène forts (les cadres concentrés sur les visages de l’équipage) échafaudent un hors-champ entêtant, souvent suffocant, formant un alliage détonnant de gabegie et d’absurdité bureaucratiques, et une inique pauvreté de moyens. Autre documentaire, The Good Postman (2016) de Tonislav Hristov, s’intéresse à une communauté villageoise d’une localité située à la frontière turque, ainsi traversée par la route des migrants vers l’Europe. Les élections approchent et agitent le microcosme ; deux habitants s’y présentent, avec des éthiques complètement opposées. Ivan le facteur propose de profiter des maisons vides afin d’y héberger des familles syriennes et de faire renaître ainsi le village. Nostalgique de l’ancien régime et sympathisant de Poutine, son opposant est contre cette intégration. Tout semble sans espoir dans cet endroit oublié que la caméra envisage d’abord par des plans très larges, avant de se rapprocher des destins et des visages. La frontière n’est pas uniquement une ligne, elle sépare cette communauté de la marche du monde. Mais le microcosme en est aussi une puissante chambre d’échos à travers la crise des migrants et les crispations de l’Amérique trumpienne ou du Brexit en Grande-Bretagne.

La fiction est, elle aussi, largement animée par l’ambition de dresser un état des lieux. Ralitza Petrova adopte une frontalité percutante avec Godless (2016), un premier long métrage puisant dans une réalité dépressive où s’inscrit une histoire criminelle. Gana, une infirmière, trafique les pièces d’identité de ses patients, personnes âgées et démunies ; elle s’infiltre chez eux, dévoilant, au-delà des catégories sociales, de désespérantes existences solitaires. Avec un casting extrêmement fort, le film est une réponse à cette question : pourquoi deux millions de Bulgares ont-ils quitté le pays depuis les années 1990 ? La réalisatrice condamne implacablement la corruption, le système judiciaire, l’injustice sociale, ne trouvant l’apaisement que dans la musique et la lumière caressant les reliefs du mont Bezbog. Kristina Grozeva et Petar Valchanov brossent eux aussi un état des lieux alarmant avec The Lesson (2015) et Glory (2016), deux films plaçant au premier plan la question de la morale, et où ce duo affirme un style : caméra vive et inspirée, talent pour la direction d’acteur. Dans The Lesson, une enseignante doit résoudre un problème de vol dans sa classe et par ailleurs éponger ses propres dettes ; en s’agençant à ce personnage (et à la formidable comédienne Margita Gosheva), Kristina Grozeva et Petar Valchanov tracent une trajectoire haletante traversant une société marquée par la compromission, l’aliénation familiale, la faillite des figures masculines. Argent tout aussi maudit dans Glory, qui précise le ton de la fable cruelle du duo : regarder la réalité frontalement tout en la déplaçant vers la farce. Tsanko, modeste cantonnier, découvre un beau jour sur les rails un énorme tas de billets de banque, qu’il choisit de remettre à la police. Érigé en héros national par une communicante du ministère des Transports, sa probité lui vaut donc les honneurs, mais surtout bien des ennuis avec un État qui ne semble pas avoir d’autre dessein que d’acculer et de broyer les individus.

Intimités • Aux côtés de ces films déployant les maux bulgares, certaines œuvres travaillent en profondeur l’intime et la famille, les faisant entrer en résonance avec l’Histoire. Ces données se trouvent au cœur de Je vois rouge (2018) de Bojina Panayotova et de Chaque mur est une porte (2017) d’Elitza Gueorguieva, deux enquêtes familiales menées par deux réalisatrices. La première retourne dans une Bulgarie qu’elle a quittée enfant pour la France avec ses parents et s’aventure dans une histoire familiale trouble. Elle émet en effet l’hypothèse d’une implication de ses grands-parents et parents comme agents du régime communiste. Enquêtrice pugnace, Bojina Panayotova ne se ménage pas elle-même, questionnant la fin et les moyens du cinéma pour accoucher de la vérité. Elitza Gueorguieva revisite quant à elle, à travers le montage et des intertitres, une double archive : télévisuelle et familiale. Sa mère a animé entre 1988 et 1992 une étonnante émission culturelle sur les antennes de la télévision nationale, dans un laps de temps incluant ainsi la chute du régime communiste, le 10 novembre 1989. Pleine de malice, Elitza Gueorguieva se réinvente enfant face à un nouveau monde dont les images et les mots témoignent. L’émission donne la parole à une « rue bulgare » secouée, pensive et penseuse ; les propos et les interrogations recèlent une profonde amertume quand on sait combien l’élan et les espoirs nés lors du changement ont été profondément déçus.
Délaissant le constat social ou la relecture du passé, 3/4 (2017) puise largement dans l’histoire personnelle d’Ilian Metev, qui compose le portrait d’une famille contemporaine – un père, sa fille et son fils. Une part du cinéaste habite chacun de ces protagonistes : les doutes artistiques de Mila, la fille, qui prépare un concours de violon (Ilian Metev a eu une carrière de violoniste classique) ; la curiosité scientifique de Todor, le père ; la fascination pour l’imprévisible de Niki, le cadet fantasque. La mise en scène est un écrin de délicatesse pour saisir, dans le flux du quotidien, la sensibilité des personnages. Le flottement des durées, les trouées dans l’espace, les angles morts dans les cadres convoquent admirablement la figure maternelle, cette grande absente que l’on peine à évoquer, mais que le film « révèle » avec puissance.

Écarts • Le cinéma bulgare sait s’adonner au grand écart, y compris géographique. En témoigne Ága (2017) de Milko Lazarov, qui se place dans les pas du chef-d’œuvre de Robert Flaherty, Nanouk l’esquimau (1923). Un couple de vieux nomades vit sur la banquise sibérienne, fidèle à un mode de vie ancestral menacé par le modernisme. Leur propre fille, Ága, travaille dans une mine de diamants, véritable plaie dans le paysage et blessure profonde pour ses parents. Ce film contemplatif au message humaniste et écologiste nous emmène donc loin de la Bulgarie, mais il témoigne avec conviction des maux et désordres du monde.

Le panorama met surtout en valeur un autre type d’écart, un paradoxe où la forme dite documentaire pratique le déplacement d’une réalité très installée par et pour le cinéma, une bizarrerie flirtant avec une sorte de surréalisme, et un sens de la dérision très développé. The Boy Who Was a King (2011) d’Andrey Paounov restitue sur un ton caustique toute l’étrangeté de la trajectoire de Simeon Saxe-Coburg-Gotha, tsar de Bulgarie à l’âge de 6 ans, exilé en Espagne pendant le régime communiste, de retour en 1996 en Bulgarie dans les habits de l’homme providentiel, avant de devenir en 2001 un – très peu providentiel – Premier ministre sous le nom de Simeon II. Ce singulier ton documentaire de Paounov s’accomplit plus encore dans Problème de moustiques et autres histoires (2007), minutieuse et improbable description de la vie dans une petite ville située sur le Danube. Le film fait s’enchevêtrer les histoires personnelles, les idéologies, les rêves d’un avenir meilleur – l’arrivée d’une centrale nucléaire… Quant aux horreurs du passé communiste, on aimerait les oublier mais elles ne cessent de ressurgir. Le film explore les destins de personnages beckettiens dans un récit nostalgique et drolatique, dessinant un vibrant portrait collectif sans porter un jugement surplombant. Avec l’image signée par le duo de chefs opérateurs Boris Missirkov-Georgi Bogdanov, Paounov restitue toute l’absurdité des années de transition économique en Bulgarie. The Last Black Sea Pirates (2013) de Svetoslav Stoyanov adopte quant à lui une tonalité franchement loufoque. Le film nous met en présence de marginaux vivant sur une plage sauvage de la mer Noire et s’acharnant à rêver de fortune : un trésor se trouverait là. Tandis que la construction d’un luxueux complexe hôtelier se profile. Les embardées oniriques soulignent que la plage et le film sont régis par une irréalité délirante, mais aussi que le désir d’utopie constitue bien, ici comme ailleurs, une vérité fondamentale.