Où en est-on avec Bergman ?

Olivier Assayas, cinéaste

Ingmar Bergman aurait eu cent ans le 14 juillet 2018, son dernier film, Saraband, date de 2003, il y a plus de dix ans, même s’il avait décidé de renoncer au cinéma en 1982, il y a vingt-six ans de cela. Le croisement de ces dates ouvre une perspective sur son œuvre du point de vue du temps, de celui de la postérité et de l’histoire du cinéma. On pourrait se demander ce que l’œuvre de Bergman a à nous dire aujourd’hui, mais on pourrait tout aussi bien inverser la question et interroger ce que notre rapport à son cinéma dit de nous.

Passons vite sur le statut de Bergman dans notre panthéon culturel. Sa reconnaissance est vertigineuse. Sa quarantaine de films n’ont littéralement jamais cessé d’être vus, accessibles sous tous les formats et dans la plupart des langues, et chacun peut faire son tri dans cette filmographie abondante et multiple, chacun y trouvera un chef-d’œuvre avec lequel sa sensibilité s’accordera. Son autobiographie, Laterna Magica, est aussi une étonnante réussite littéraire ; de nombreux ouvrages, riches et divers, sont consacrés autant à ses films qu’à son destin ; et une fondation est dédiée à son souvenir, conservant intacte sa demeure, ses objets familiers, son environnement et où des artistes du monde entier peuvent s’inspirer de son modèle, de son aura, dialoguer avec son fantôme.

On pourrait même ajouter que Bergman a le privilège – ou la malédiction – de s’être cristallisé dans l’imaginaire collectif en un archétype de cinéaste, introspectif, bavard, misanthrope, une sorte de Barbe-Bleue aussi, qui dans son rapport à ses actrices laissait peu d’espace entre sa vie et ses créations. Il est en cela irréductiblement lié à son temps. Et si l’on réfléchit à Bergman au présent, c’est aussi notre rapport à cette époque que l’on interroge.

Comme la plupart des grands artistes, Bergman est un et multiple. Il a été le jeune scénariste d’Alf Sjöberg, il a été un cinéaste débutant influencé par le réalisme poétique français, il a été un disciple précoce du néoréalisme italien, il a connu la notoriété internationale avant quarante ans par des œuvres qui, à tort ou à raison, ont marqué leur époque et l’histoire du cinéma, Le Septième Sceau, Les Fraises sauvages, Sourires d’une nuit d’été, et tout cela avant d’être l’un des inventeurs, et l’une des figures clés, de la modernité cinématographique au début des années 1960, portant son cinéma de plus en plus loin, jusqu’aux sommets de Persona, Scènes de la vie conjugale, Fanny et Alexandre.

Et ce n’est là qu’une des vies d’Ingmar Bergman, produit d’une histoire longue, celle du cinéma suédois, La Charrette fantôme de Victor Sjöström est un modèle auquel il n’a cessé de revenir.

Il y a un autre Bergman encore, hanté par la figure d’August Strindberg et dont les racines plongent dans une modernité différente, cette intériorité audacieuse, torturée, pessimiste, celle du théâtre scandinave à la fin du xixe siècle. Quel est au juste le Strindberg dont Bergman aura toute sa vie poursuivi l’ombre ? L’observateur du couple, cruel et souvent misogyne, l’auteur de La Danse de mort ? L’écrivain halluciné d’Inferno errant dans Paris aux frontières de la folie ? Le dramaturge fasciné par ses actrices, Siri Van Hessen, Harriet Bosse, à laquelle il écrit des lettres inoubliables. Ou encore le peintre méconnu, précurseur de l’abstraction avec ses marines tourmentées, expérimentant aux limites de l’art de son temps avec ses Célestographies.

On doit d’abord considérer Bergman en tant qu’homme de théâtre, comme Fassbinder, chez qui le rapport au cinéma, à l’image de cinéma, à son esthétique, est un prolongement du rapport à la parole, à l’écriture, à la scène. Et si ses films s’inscrivent dans l’histoire du cinéma moderne, et la déterminent, ce qui les nourrit vient de bien plus loin. En cela Bergman dialogue avec les sommets du théâtre contemporain, et s’il n’avait jamais fait de films, il serait encore l’un des grands dramaturges de son époque.

L’image de Bergman que je préfère, c’est celle des films 16mm documentant ses tournages des années 1960, il fait beau, il est souriant, enfantin même, il est alors directeur du théâtre de Malmö où, toute la saison durant, il enchaîne les productions, puis quand l’été vient, que c’est relâche, il mobilise sa troupe pour tourner un film où cinéma, vacances, amours semblent se mêler en une utopie qui est peut-être la clé de cette dualité qui définit son œuvre. L’envers étant la dépression qui, plus tard, sera la source de certains de ses chefs-d’œuvre.

Ce n’est pas la formation cinématographique de Bergman qui est pertinente, ses premiers films – auxquels on est parfaitement en droit de s’intéresser par ailleurs – sont vraiment dans l’air de ces années, baignant dans la noirceur existentielle de l’après-Guerre. C’est plutôt la façon dont il lutte pour s’en défaire, pour devenir lui-même en laissant derrière lui les vieilleries du cinéma, qui le conduit sur le chemin d’un présent lumineux et intemporel, celui de l’écriture moderne.

Cette relation à la dramaturgie est absente de la Nouvelle Vague française qui se fonde sur un rapport idiosyncratique au cinéma et qu’on appelle cinéphilie. Elle est par contre omniprésente en Angleterre, quand le Free Cinema était écrit par Harold Pinter, John Osborne, Alan Sillitoe ou Keith Waterhouse.

Mais la singularité de Bergman tient à ce qui le différencie d’eux, chez lui, avant tout, la parole s’incarne. Le rapport à l’interprète n’est pas la vérification de l’écriture mais sa transcendance. Cette alchimie est ce qui est à l’œuvre de plus profond et de plus mystérieux dans le cinéma, son essence même. Et c’est la découverte de cette vérité particulière, fragile et éphémère, sur le visage de ses acteurs, de ses actrices, qui définit l’espace le plus intime, le plus secret du cinéma et que Bergman n’a eu de cesse d’explorer, au-delà des mots. Ainsi pourrait-on définir un parcours qui irait du cinéma à l’écriture, à l’incarnation en tant que dépassement de ceux-ci.

Mais que s’est-il passé en 1982 ? Quand Bergman annonce, il a 64 ans, qu’il ne fera plus de films après Fanny et Alexandre. On peut l’interpréter de plusieurs façons, considérer que ce dernier film, plus long, plus ambitieux, plus romanesque que tous les autres devait être le couronnement de son œuvre ; ou alors qu’il ait voulu de son vivant en produire le seul commentaire légitime puisqu’il publie en 1992 Images, son autobiographie artistique, et destinée à clore le dossier. On peut encore ne pas y croire, c’était mon cas, en imaginant que Bergman ne tiendrait pas parole, comme Jean Racine qui, après douze ans de silence, revint au théâtre avec deux chefs-d’œuvre, Esther et Athalie. En effet, il ne tarde pas à se contredire puisque, dès 1984, il réalise pour la télévision Après la répétition – le film ayant été diffusé en salles contre sa volonté, ce sera l’ultime fois qu’il tournera sur pellicule – et continuera à produire régulièrement, en vidéo, des œuvres importantes qui toutes ont leur place légitime dans sa filmographie. Et ce jusqu’à son chef-d’œuvre tardif, Saraband, en 2003, il alors 85 ans, fait non plus en vidéo mais en HD – pour l’anecdote, ce sera le premier long métrage projeté en numérique à Paris.

Ce qu’on peut observer, c’est qu’à partir d’Après la répétition, Bergman revendique la petite forme, comme Racine écrit Esther et Athalie pour les pensionnaires de Saint-Cyr. Ses nouveaux films disparaissent des écrans de cinéma, des festivals, du radar des critiques et des historiens, ils se fondent dans le flux des images. Qui a prêté attention, en leur temps, aux Deux Bienheureux (1986), Sista Skriket (1995), En présence d’un clown (1997), pour ne citer que les plus marquants ? C’est à un cinéma libéré du cinéma qu’il se consacre, il n’y a plus de visibilité, plus d’enjeux de réussite ou d’échec (économique), plus de comptes à rendre, ni aux journalistes ni au public, ni d’ailleurs au temps présent dont il s’éloigne de plus en plus pour entrer dans cette éternité baignée de lumière, hors du monde, celle de Saraband.

Pourtant, jamais Bergman n’a été aussi actif que durant ces années de retraite. Il multiplie les mises en scène au Théâtre Dramatique Royal, deux, trois, par an, publie ses souvenirs, un roman qu’il adaptera en mini-série pour Bille August, Les Meilleures Intentions (Palme d’or à Cannes), écrit des scénarios pour son fils Daniel, pour Liv Ullman. Il accorde régulièrement de longs entretiens (y compris à moi-même en 1991) dont le ton est de plus en plus testamentaire.

Qu’est-ce qui a changé, alors, pourquoi cette rupture, qu’est-ce qui manque ? Sinon cette érotisation du rapport au corps, à la lumière, aux actrices, cette limpidité qui a toujours défini son cinéma et qui tient aussi à sa collaboration avec Sven Nykvist ; elle débute avec La Nuit des forains en 1953 et s’achève avec Après la répétition, trente ans plus tard. Cette sensualité de l’image chez Bergman, c’est celle du lien secret entre le désir et les films.

Est-ce que ce désir l’aurait quitté ? Pour se reformuler en autre chose ? Qui passerait par un repli sur soi, par le mouvement introspectif de l’écriture, par l’effacement dans un cinéma de chambre, dissimulé, trompeusement inconséquent, détaché du monde et à plus forte raison de celui du cinéma, mais habité seulement par le plus important : une nécessité intérieure.

Et si, au crépuscule de sa vie, Bergman avait voulu être un autre artiste ? S’il avait voulu être autre chose que Bergman ? Ou alors renouer sur un mode grave avec la clarté de sa jeunesse, un homme de théâtre pratiquant en pleine souveraineté le cinéma lorsque l’envie lui en prend ? Mais il est désormais préoccupé de l’œuvre littéraire qui l’a toujours hanté et pour laquelle il n’a jamais trouvé le répit, la paix, tant le cinéma, et la force des désirs qu’il charrie, ne lui en ont jamais laissé le loisir ni l’espace. à ce moment de sa vie s’est imposée la conscience que le temps lui était compté et qu’il restait trop de choses à faire pour laisser le cinéma au cœur de son œuvre dont il a alors choisi de déplacer le centre de gravité.

Dans le cinéma français, Bergman occupe une place à part, icône de la Nouvelle Vague, admiré autant de Godard que de Truffaut, c’est pourtant à la génération suivante qu’il va servir de nord magnétique. Qu’est-ce qui réunit Philippe Garrel, André Téchiné, Benoît Jacquot ou Jacques Doillon sinon, au sortir des années politiques, et privés de dialogue avec des aînés peu soucieux de transmission, d’aller chercher chez Bergman les outils qui leur permettront dans les années 1970 et 1980 de reconstruire non pas tant un rapport au récit, au romanesque, non-brechtien, qu’un rapport à l’incarnation, à l’intersection entre le personnage et l’actrice, ou l’acteur. Un cinéma qui en scrutant le visage, révélateur des mystères, des souffrances et de l’indicible, scrute l’humain.

Mais aujourd’hui, que fait-on au juste de Bergman qui a radiographié les rapports entre les hommes et les femmes, plutôt du point de vue des femmes faut-il ajouter, qui a exploré avec sa caméra les voies ouvertes par la psychanalyse et ce qu’elle nous dit des rouages de notre inconscient, son langage, ses silences aussi et les voies de l’invisible. S’intéresse-t-on toujours aux mystères de l’humain, aux déchirements de la Foi, aux tourments de l’amour, à la dialectique du couple, qui ont nourri l’inspiration des plus grands cinéastes et suscité certaines des œuvres les plus profondes du siècle passé, ou plus du tout ? Le monde a-t-il changé à ce point ? Où en est-on avec la psychanalyse ? Où en est-on avec le temps, comme demandait Arthur Cravan ?

Il me semble que le cinéma manque de psychanalyse, comme il manque de Bergman et qu’il manque de rapport au temps, enfin à ce qui se construit avec le temps, comme par exemple l’œuvre de Bergman. Pourtant le cinéma, qui scrute l’âme sur les traits de ses interprètes, qui filme autant le silence que la parole, autant le visible que l’invisible, a toujours été le meilleur chemin pour approcher les gouffres de l’inconscient et cette part de nous qui irréductiblement nous échappe. Au fond, on l’a toujours su, Bergman ne l’a pas inventé. Seulement son chemin, étape après étape, l’a conduit à comprendre, et à faire son sujet de ce qu’il y a de plus précieux dans l’ontologie du cinéma, sa capacité à représenter la complexité de l’expérience humaine, à affronter ses contradictions, ses ambivalences, ce qu’elle porte en elle de destructeur et en même temps d’espoir, de transcendance et en même temps d’accablante trivialité. Bergman a renoncé à la Foi, ce n’était pas simple, comme Bresson y a renoncé aussi, il n’aime pas la famille, il a un rapport terriblement ambivalent à ses propres enfants, il n’aime pas beaucoup les hommes non plus, est-ce que cette sincérité d’écorché fait de lui une mauvaise personne ou bien notre frère ? Au fond, il croit en une chose, aux femmes en tant que salut.

Je vois mal Bergman dans le cinéma contemporain. Ou plutôt, je vois son absence comme une terrible béance. On s’éloigne de Bergman quand on s’éloigne de notre part d’ombre et de la nécessité d’y faire face. On s’éloigne de la psychanalyse, comme on le fait aujourd’hui, autant dans la société qu’au cinéma, non pas tant parce qu’on a quelque chose à cacher mais parce qu’on ne veut ni voir ni savoir ce qu’on a à cacher.

Quand la roue tournera et que dans l’exploration des hommes par les moyens du cinéma on s’intéressera aux questions, aux doutes plutôt qu’aux certitudes, aux idées reçues et aux stéréotypes sociaux, l’œuvre de Bergman sera toujours là pour nous guider.