Nick Park et les studios Aardman

Jacques Kermabon, rédacteur en chef de la revue Bref

Pour beaucoup, l’irruption de l’humour estampillé Nick Park, les premiers éclats de rires qu’il a provoqués datent de la découverte de l’hilarant Creature Comfort. Astucieusement traduit L’Avis des animaux, le film donne la parole à quelques espèces en captivité dans un zoo, qui témoignent, face caméra, de leur condition d’existence, des bienfaits et des limites d’une vie imposée, loin de leur environnement naturel. Si l’idée du projet peut apparaître en elle-même amusante, elle ne serait rien sans la qualité de son exécution, due en priorité, dans la version originale, à ce que les paroles prononcées sont authentiques, enregistrées par Nick Park auprès d’une famille d’épiciers (les ours polaires), d’un étudiant brésilien (le jaguar) et d’autres personnes de son environnement. On ne se lasse pas de revoir ces quelques cinq minutes de film pour la justesse avec laquelle est restitué le ton du reportage : présence du micro dans le champ, authenticité des voix, art de faire résonner condition animale et sort des communautés déplacées, gestes qui accompagnent les paroles et irruption de ces impromptus du réel comme ce fils ours qui interrompt son père ou le bébé hippopotame qui défèque à l’arrière-plan… Nick Park démontrait combien il a le goût du pastiche chevillé au corps. Creature Comfort a été primé aux Oscars en 1991.

Cette année-là – cette situation doit être unique dans les annales – Creature Comfort a volé la vedette à un autre film de Nick Park, également en lice, l’épopée inaugurale de Wallace et Gromit, Une grande excursion – un voyage sur la Lune, laquelle, comme chacun le sait, est constituée de fromage, premiers pas d’un de ces tandems comiques de légende comme le septième art en a connus : Abbot et Costello, Laurel et Hardy, Tom et Jerry, Doublepatte et Patachon… On ne présente plus Wallace, l’éternel inventeur, amateur fou de fromage – et tout particulièrement du so British cheddar – ni son chien Gromit, bien plus lucide que son maître sur les affres de l’existence et dont la mutité est compensée par des sourcils très expressifs.

Étrangement, pris par les péripéties des personnages, on en oublierait presque que les animaux, les fleurs, les décors intérieurs, les extérieurs, tout ce petit monde coloré et si vivant qui se déploie sous nos yeux a été créé en pâte à modeler. Plus précisément, notre croyance en l’intrigue et aux émotions distillées va de pair avec, à la fois, la saveur propre à la caricature, réjouissante et libératrice, et une admiration plus ou moins consciente pour la fluidité obtenue avec la technique employée, à laquelle Nick Park a donné ses lettres de noblesse.

On dit « pâte à modeler » car la formule est plus évocatrice – d’un souvenir tactile de notre enfance – que plastiline, une pâte à modeler de grande précision, plus subtilement malléable, qui ne sèche ni ne s’affaisse et dont les animateurs se servent depuis sa première commercialisation en 1908. Dès cette année-là, dans The Sculptor’s Nightmare de Wallace McCutcheon, au cours du rêve d’un sculpteur ivre mort, dans la cellule où on l’a enfermé après un esclandre, des bustes s’élèvent comme par magie grâce à cette matière ductible, prise image par image à chacune des modifications qu’on lui apporte.

Dans la longue histoire de cette technique d’animation, il y a un avant et un après Nick Park, dès lors que le jeune animateur a rejoint les studios Aardman, faisant de Bristol la capitale mondiale de la stop motion – en français « animation en volume » – en plastiline. Nick Park, né en 1958, a raconté avoir été très jeune attiré par l’art de l’image par image, s’essayant à la réalisation, dès 13 ans, avec la caméra de sa mère et des objets dont elle usait en tant que couturière. Il ne savait pas alors que, quelques années auparavant, deux autres fondus de séries animées, camarades d’école, Peter Lord et David Sproxton, avaient créé une sorte de super héros incompétent, affublé d’une cape de justicier, qu’ils ont baptisé Aardman. Leur dessin animé de deux minutes, quoique rudimentaire, est remarqué dans une émission de la BBC consacrée aux jeunes espoirs (ils ont eux aussi dans les 13 ans). Encouragés, parallèlement à leurs études, ils se lancent dans l’animation en pâte à modeler et créent, en 1972, leur propre studio pour produire mini-séries, clips, publicités et auquel ils donnent le nom de l’antihéros de leur enfance. Une de leurs créatures, Morph, se taille d’ailleurs un franc succès sur le petit écran. Comptant parmi leurs admirateurs, Nick Park les invite comme intervenants à la National Film & Television School de Buckinghamshire, où il peine à achever, seul dans son coin, son film de fin d’études. Il rejoint alors l’équipe de Bristol pour participer à un certain nombre de projets. Creature Comfort constitue ainsi l’épisode que Nick Park a signé d’une série Aardman pour Channel Four, Lip Sync (synchronisation labiale), dont l’humour repose sur le décalage – et le rapprochement – qui opère quand des propos enregistrés sur le mode documentaire sont mis dans la bouche de créatures inventées en animation. Il a aussi pu achever, dans de bonnes conditions, son film d’étudiant, A Grand Day Out (Une grande excursion).

Le succès de ce premier opus appelait une suite, elle fut triomphale avec The Wrong Trousers (Un mauvais pantalon, 1993), nouvel Oscar pour Nick Park. Un méchant, le pingouin, particulièrement réussi, la précision millimétrée d’un scénario et d’une mise en scène quasi hitchcockienne saupoudrée d’absurde, le sens du détail, confirment la maîtrise de l’art cinématographique dont fait preuve Nick Park. La poursuite sur le train électrique demeurera à jamais un de ces moments anthologiques du cinéma. Elle retrouve, en pâte à modeler, un affranchissement des lois matérielles et un déploiement dans l’espace qu’on croyait auparavant seulement possible en dessin animé. Si la conception de cette scène est, à la limite, envisageable – on suppose toutefois une élaboration longue et minutieuse couchée sur un story-board –, on se demande encore quels trésors d’ingéniosité ont été déployés pour sa réalisation concrète même si on sait comment la sensation de vitesse a été restituée : le mouvement latéral de la caméra est solidaire de celui des personnages et la mise au point sur eux seuls, rendant flou le papier peint à l’arrière-plan, donne l’illusion d’un défilement rapide.

Un Oscar plus tard obtenu pour la troisième aventure de Wallace et Gromit, A Close Shave (Rasé de près, 1995), où nos deux compères sont confrontés à une erreur judiciaire – le fidèle Gromit est accusé de vols de moutons – et à un cyber chien particulièrement retors, et les sirènes de Hollywood commencent à siffler aux oreilles du studio Aardman. Nick Park a raconté comment ils se sont retrouvés dans le jet privé de Jeffrey Katzenberg, le patron du studio Dreamland, en compagnie de Steven Spielberg, à leur pitcher un vague projet : un remake de La Grande Évasion avec des poules.

Avec Chicken Run (2000), Nick Park passe à une échelle supérieure en capitalisant, pour ce premier long métrage, ce qui a fait la force de ses courts. Certes, on peut trouver l’intrigue plus hollywoodienne avec ses héros qui arrivent à mobiliser une basse-cour majoritairement craintive et résignée, mais la solidité du scénario, le sens du pastiche, l’art du détail réaliste, la justesse des personnages, la fluidité de l’animation en font un succès planétaire.

Avec Nick Park, les poules ont enfin des dents et les espoirs les plus impossibles leur sont permis. On se surprend à être ému par ce qu’il advient à ces créatures de glaise quand, par exemple, à la fin, les gallinacées parviennent à s’échapper avec l’improbable avion qu’elles ont construit de bric et de broc. Le plaisir du pastiche se conjugue avec l’émotion propre à un effet, amplifié par la musique, qui, bien que nous le connaissions, demeure d’une redoutable efficacité.

Notre croyance s’ancre aussi dans un indéniable sentiment de réalisme, qui tient à l’écriture des dialogues, à la caractérisation des personnages et à leurs mouvements. On croirait à tort que le travail consiste à calquer la réalité, alors que tout cela relève d’une stylisation plus proche de celle opérée par le mime.

Le triomphe de Chicken Run donne à Nick Park les coudées franches pour revenir à ses fondamentaux et signer le « premier film d’horreur végétarien de l’histoire du cinéma » comme il s’est amusé à qualifier Wallace et Gromit : Le Mystère du lapin-garou (2005). Dans leur home sweet home invariablement perturbé par des forces extérieures, le temps semble suspendu. On apprend les nouvelles par le journal papier du matin, il n’y a pas de téléphone portable, Wallace continue de fabriquer des engins dont la complexité est souvent inversement proportionnelle à leur utilité pratique et ne manque pas d’infléchir ses actions au gré des créatures féminines croisées sur son chemin, ici une Lady Tottington assez haut perchée et dont le jardin de son château est envahi par des lapins. Et pendant ce temps, Gromit tricote et enquête. Un jour viendra où un esprit psychanalytique plus ou moins bien intentionné se penchera sur ce drôle de couple.

On ne change pas les habitudes, Le Mystère du lapin-garou se voit décerner un Oscar.

Nick Park ne ralentit pas le rythme. Il est à l’origine de séries pour les enfants. Il participe à la production du long métrage qui offre le rôle principal à un personnage secondaire de Rasé de près le plus futé du troupeau pousse à la rébellion dans Shaun le mouton, le film (2015). En 2018, sort Cro Man, une farce préhistorique pétrie d’anachronismes. On annonce une suite à Chicken Run…

Combien d’Oscars Nick Park va-t-il encore décrocher ? On prend les paris.