Des jeunes femmes modernes

Charlotte Garson (critique de cinéma)

« Ce ne sont pas des manières pour une jeune fille ! » : indignée, la gouvernante d’Ossi, l’héroïne de Je ne voudrais pas être un homme, résume la croissance subversive des personnages féminins dans le cinéma muet des Années folles. La décennie qui les porte au seuil du parlant consacre une figure à mi-chemin entre les virginales Mary Pickford et Lillian Gish et la vamp Theda Bara. La flapper girl des roaring twenties porte la robe et le cheveu courts (la coupe garçonne de Colleen Moore qui inspirera Louise Brooks se retrouve en version blonde chez Marion Davies, ondulée chez Clara Bow et Beatrice Lillie). Elle fume, joue aux cartes, jure (« I don’t give a whoopin’ darn ! »), fréquente les hommes ; les scénarios souvent inspirés de Cendrillon (Ella Cinders est l’anagramme de Cinderella) offrent à des pauvresses nées à Brooklyn comme Clara Bow et Marion Davies une fulgurante ascension sociale. Mais ces scénarios stoppent l’effet-Cendrillon avant son plein accomplissement. Les petites vendeuses (Gloria Swanson en sardine du métro matinal dans l’extraordinaire séquence d’ouverture de Tricheuse, Clara Bow enguirlandée par les clientes à longueur de journée) ne se transforment pas en princesses : elles jouent les princesses. L’énergie vitale passe avant tout par la capacité à se déguiser, dans laquelle le plaisir de palper de belles étoffes joue beaucoup. Fille de blanchisseuse, Irene (Colleen Moore dans Irene) passe de la livraison du linge aux draps confortables du lit dont elle fait la démonstration dans la vitrine d’un magasin, avant de se draper irrépressiblement dans les tissus d’ameublement, un jour où elle livre un décorateur – l’appel du costume est ici physique, sensoriel. Clara Bow, dans le film It qui forgea la figure de la it girl au culot ravageur, n’hésite pas à taillader sa modeste robe pour s’en faire une tenue de soirée à décolleté plongeant ; Jacques Becker s’en souviendra dans édouard et Caroline. Le déguisement métaphorise le jeu d’actrice : ce cinéma célèbre la fonction libératrice du métier, pour un public aux trois quarts féminin. Les films tressent entre eux un réseau de reconnaissance, les actrices se citent l’une l’autre, tout comme les personnages parlent des stars.

Reconnaissance, et même, imitations : dans The Patsy, la loufoque Patricia (Marion Davies) se métamorphose successivement en Lillian Gish, Mae Murray et Pola Negri. Gloria Swanson, dans Tricheuse, quitte son emploi de vendeuse pour un autre magasin, plus chic, où elle joue les clientes russes de haut rang. Comment l’indépendance proclamée peut-elle s’accommoder de l’imitation ? C’est que plutôt que de private jokes hollywoodiennes ou de copies admiratives, c’est ici d’écart qu’il s’agit et donc de comédie. Comme le soutiendra Preston Sturges dans Les Voyages de Sullivan, le cinéma comique n’est pas moins noble que le sérieux, de même que la pellicule n’est pas la sœur handicapée de la scène. Show People de King Vidor raconte l’adolescence de la comédie, son âge ingrat : le mauvais genre fait violence aux starlettes, à leurs aspirations de tragédiennes, et pour cela, il touche au lieu sacré de l’esthétique cinématographique : le visage. Ella Cinders, déboulant pour la première fois sur un plateau de cinéma, se voit transformée en table, tête sous la nappe, par Harry Langdon ; dans Show People, la prétentieuse belle du Sud, Peggy, se fait asperger d’eau de Seltz en pleine poire lors de son premier tournage avant de comprendre que c’est pour un film burlesque, pas un drame, qu’on l’a embauchée. Jet salvateur, décapant, cadeau du slapstick en fin de course au cinéma parlant qui s’annonce. Il s’agit non de mettre à sac l’aura mais de l’étendre à tout le corps de l’actrice en l’extirpant de sa stase picturale (l’érotisme de tableau qui persiste chez Garbo). Il faut donc gesticuler, courir, danser, sauter, et même sécréter. Gloria Swanson mâche ostensiblement son chewing-gum et tire la langue dans le dos du patron, serre des mains après avoir éternué. Dans Irene, Colleen Moore, engagée pour un défilé de mode, ne parvient pas à se plier aux poses éthérées des modèles dans la séquence qui a sans doute inspiré The Wedding of A Painted Doll dans Chantons sous la pluie. Dans Ella Cinders, adapté d’une bande-dessinée, ce sont ses yeux qui ne tiennent pas en place quand elle pose pour une photo destinée à un concours hollywoodien : une mouche la fait loucher – une star comique est « nez »… !

L’énergie physique de la flapper, nécessaire pour contrer le manspreading du métro, se convertit en génie burlesque d’un genre nouveau, qui, en partie, consiste en une interprétation féminine de Chaplin. Qu’elles ravagent comme lui un décor de film sans le savoir (une séquence de Show People rappelle Charlot fait du cinéma, 1914), imitent le petit vagabond (Gloria Swanson dans Tricheuse – séquence malheureusement perdue – et à nouveau 25 ans plus tard dans Boulevard du Crépuscule), le citent allusivement (la danse avec les mains d’Ella Cinders rappelle celle des petits pains dans La Ruée vers l’or) ou le rencontrent sans le voir (Peggy dans Show People : « C’était qui ce petit bonhomme ? »), ces héroïnes sont habitées par le Charlot affamé, bagarreur, à l’affût d’une aubaine. En jouant ces rôles d’aspirantes-actrices, les stars transposent souvent leur propre histoire, comme Show People raconte en partie celle de Swanson. Aucune d’elles n’est dupe de sa gloire. La célérité des mouvements (les jambes qui partent en charleston à tout bout de champ) et le montage qui coupe l’herbe sous le pied du pathos semblent dire qu’il faut vivre vite, puisqu’un hit (et un it) chasse l’autre. Dans le plus poignant de ces récits, Exit Smiling, Violet, dernière roue du carrosse d’une troupe ambulante, se rêve en Sarah Bernhardt mais continuera à « jouer Rien dans Beaucoup de bruit pour rien »… Qu’importe, ces grandes dames d’un jour ont montré la force de transformation du cinéma : la Pat de The Patsy a lu le manuel de la parfaite it girl de A à Z pour s’apercevoir qu’elle avait déjà « de la personnalité » : « Je suis une femme – et je suis pleine de points de vue ! », répond-elle à son aimé condescendant qui voulait un « point de vue féminin » sur l’un de ses travaux.

Je voudrais être un homme

« Pleine de points de vue » : l’actrice moderne, tout en restant devant la caméra, le prouve en intégrant celui du réalisateur, c’est-à-dire en conquérant le territoire de l’autre sexe. Effet-Cendrillon suprême que ce travestissement à des fins politiques et érotiques. Le changement de sexe peut être de circonstance, voire précaire, comme la moustache récalcitrante de Violet (Beatrice Lillie) jouant au pied levé le rôle du méchant dans Flaming Women (écho à Flaming Youth, premier succès flapper avec Colleen Moore en 1923), il possède des vertus initiatiques. « Précur-sœur » allemande, la truculente égérie comique d’Ernst Lubitsch, Ossi Oswalda (actrice-personnage, même nom, même combat) a pavé le chemin dix ans auparavant. Dans Je ne voudrais pas être un homme, elle profite de l’absence de son père pour aller se faire confectionner un habit d’homme, et même si l’amidon lui fait soupçonner que la virilité, ça serre, la voici au dancing, fumant cigare malgré sa nausée et embrassant après quelques pintes son précepteur qui ne l’a pas reconnue et révèle un sens poussé de la camaraderie masculine. Certes, Ossi vacille devant la porte des toilettes « Hommes », mais si elle fait demi-tour, c’est moins par timidité que parce qu’elle cumulera, pour son plaisir plus grand encore, le bénéfice des deux sexes en révélant sa féminité. Retour rassurant au genre biologique ? Solution pragmatique plutôt, puisqu’elle désire ardemment son précepteur, tout comme Violet, dans Exit Smiling, couve de son appétit le jeune premier qu’elle fait embaucher dans sa troupe, et Pat dans The Patsy, l’amant de sa sœur. Chez Marion Davies comme chez Gloria Swanson, la surexcitation ne se contente plus d’œillades, elle en vient littéralement aux mains. Festival de consommation, La Princesse aux huîtres est à ce titre le « Ça » freudien de cette programmation qui met à l’honneur le désir féminin. À mi-chemin entre la farce et le conte de fées, Lubitsch pointe dans son deuxième long métrage comique ce qu’il y a de glouton dans l’appétit sexuel de son héroïne, riche héritière d’un « roi des huîtres » au nom américain. Décors, costumes, gestuelle, cadrages, la mise en scène n’est que détails hypertrophiés, démultiplication (les dizaines de mains industrieuses qui massent, lavent et habillent Ossi, le duel de boxe des membres de la ligue féminine anti-alcoolique), débordements, en une surproductivité qui mime peut-être, vu d’Allemagne, le virage tayloriste de l’Amérique.

Scène érotique attendue, le bain d’Ossi voit sa lascivité dynamitée par l’accélération du montage. Voici posé le pacte de ces actrices d’une nouvelle ère : « produits » que l’on fait belles comme les studios manipulent les stars (le titre original de Tricheuse, Manhandled, « manipulée par les hommes », est éloquent), elles sont aussi les acheteuses, les désirantes, objets et sujets. « Je suis contente à tout casser ! », s’exclame Ossi à l’annonce que son père lui a trouvé un prince. Et de joindre le geste à la parole. Convulsive, la figure mi-mécanique mi-vitaliste de la flapper trépigne devant l’arrivée du parlant. La poupée (titre d’un autre film de Lubitsch avec Ossi) casse la baraque, l’héroïne impose souvent son prénom au film, et l’actrice éclipse son partenaire masculin. Le muet va bientôt faire du raffut ; il attend son heure, tout en gardant sa gestuelle excessive, la redondance joyeuse de ses mines et de ses intertitres, avec leurs jeux de mots et leur argot éhontés. Un cinéma de jeune fille vandale.

La rétrospective est présentée en collaboration avec la Cinémathèque Royale de Belgique – CINEMATEK