Christopher Walken : une émotion intérieure

Philippe Rouyer, critique et historien de cinéma, membre du comité de rédaction de Positif

« Christopher est très mystérieux. On sait peu de choses sur lui. Il obtient le rôle et il l’incarne. » Abel Ferrara

Peu d’acteurs fascinent à ce point. Quels que soient les navets qu’il a pu aussi interpréter, Christopher Walken n’a jamais rien perdu de son aura et l’annonce de sa présence dans un film est en soi une promesse. Qu’il joue les taiseux ou se manifeste par la logorrhée comme dans Pulp Fiction (1994), il focalise l’attention. On le scrute, on l’observe, comme s’il allait nous livrer son secret magnifique. À chaque film, on se dit que ce sera pour la prochaine fois et on se console en percevant derrière son regard fiévreux les ambiguïtés de son personnage.

Après de courtes apparitions dans une poignée de films qui ont suivi Le Gang Anderson (1971) de Sidney Lumet, Michael Cimino est le premier à avoir révélé cette complexité avec Voyage au bout de l’enfer (1978). Christopher Walken avait déjà joué les névrosés, dont le frère suicidaire de Diane Keaton dans Annie Hall de Woody Allen. Mais, aussi convaincant y était-il en taciturne au volant, l’inquiétude qu’il distillait naissait de l’aveu de son irrésistible envie de foncer sous les phares des autres voitures, formulé dans la séquence précédente. Cimino a réinventé son personnage grâce à une formidable intuition dans la scène clé où, encore sous le choc des horreurs du front, Nick perd l’usage de la parole au moment où il lui faut répondre aux questions du médecin de l’hôpital militaire. Pour cette scène, un dialogue avait été écrit que Christopher Walken a commencé à jouer, avant que le cinéaste lui demande une prise où il resterait muet. Et c’est de ce silence que naît toute la suite, l’errance dans les rues de Saïgon, la fascination pour la roulette russe vécue comme un jeu interdit en écho à l’expérience traumatique du camp de prisonniers. Jusqu’à la fin du film, l’homme qui avait fait promettre à Mike / Robert De Niro de le ramener au pays quoi qu’il arrive ne trouve plus ses mots. Ce qui rend encore plus poignants ses regards hallucinés. Une prestation saluée par un Oscar, le seul obtenu par Christopher Walken à ce jour.

Le comédien a reconnu que c’est à partir de Voyage au bout de l’enfer qu’il a « commencé à recevoir des scénarios et à être mieux payé ». Mais il ne rechignera jamais à jouer encore les seconds rôles quand ceux-ci sont gratifiants, chez Cimino bien sûr (La Porte du paradis), et aussi chez Tim Burton, Quentin Tarantino, Clint Eastwood et beaucoup d’autres. Avec une volonté affirmée dès son premier succès d’échapper aux emplois systématiques de psychotiques. C’est ainsi qu’il interprète un savant amoureux dans le méconnu Brainstorm (1983) de Douglas Trumbull. Alors qu’il a entrepris de divorcer de son épouse (interprétée par Natalie Wood) pour convoler avec sa collègue et maîtresse (Louise Fletcher), il découvre qu’il aime encore la première lors d’une poignante expérience technologique qui le conduit à imprimer sur une pellicule spéciale les souvenirs heureux de son passé conjugal. Par une cruelle ironie, ces rares images d’un Christopher Walken souriant et amoureux n’existent qu’en tant qu’expression d’un passé révolu qu’il ne pourra reconquérir qu’au prix d’une rocambolesque affaire d’espionnage et d’expérimentation mystique. Car si, dans la vie, Christopher Walken est marié depuis 1969 à Georgianne Thon (aujourd’hui directrice de casting) et affirme couler, entre deux tournages des jours tranquilles dans sa maison au milieu de ses chats, il n’est pas doué pour le bonheur à l’écran. Et l’on ne compte plus les films où il meurt.

Dans l’impressionnante galerie de ses figures de criminels, il a toujours marqué sa préférence pour Frank White dans King of New York (1990) d’Abel Ferrara. Peut-être parce que les rêves de toute-puissance de ce personnage qui se verrait bien maire en plus d’être parrain de la mafia, et son combat sincère pour offrir un hôpital digne de ce nom aux plus pauvres dessinent les ambiguïtés d’un personnage bigger than life. Dès la séquence d’ouverture où il traverse la ville la nuit en limousine, l’alternance d’ombres et de lumières sur son visage blafard rappelle la règle du jeu : le spectacle, c’est lui. Un visage impassible qu’on cherche à décrypter sur les accents quasi religieux de la musique de Joe Delia. De cette incertitude, il jouera rarement aussi bien que dans ce film. Jusque dans ses retrouvailles avec ses complices qui pourraient virer au règlement de comptes mais se transforment en pas de danse improvisé et maladroit. Soit ce fameux moment chorégraphique que, prévu ou non dans le scénario, Christopher Walken s’est évertué à imposer dans chacun de ses films. Comme un vestige de sa carrière avortée d’interprète de comédie musicale sur les planches à ses débuts, dont on peut avoir une belle idée dans Tout l’or du ciel (1981) de Herbert Ross. De là à rapprocher sa froideur de serpent impassible, qui pique soudain en un brusque éclair de violence, de son expérience de dresseur de fauves dans un cirque quand il avait quinze ans… La force du jeu de Christopher Walken, c’est en tout cas cet art de faire poindre l’émotion derrière un savant mélange de froideur et d’élégance.