Volker Schlöndorff

Michel Ciment (critique de cinéma à Positif)

Il y a un demi-siècle, en 1966, Volker Schlöndorff, âgé de 27 ans, secouait la compétition cannoise avec son premier film Les Désarrois de l’élève Törless, prix de la Critique internationale et première reconnaissance mondiale du nouveau cinéma allemand dont il allait être un des réalisateurs les plus populaires avec trois autres mousquetaires, Rainer Werner Fassbinder, Werner Herzog et Wim Wenders, qui débuteront peu après. Fils d’un médecin d’Allemagne de l’Ouest venu s’installer en France en 1956, il devenait tout naturellement le plus français des cinéastes allemands. Élève du lycée Henri IV (avec Bertrand Tavernier), prix de Philosophie au Concours général il fit ses classes comme assistant auprès de Resnais (L’Année dernière à Marienbad), Melville (Le Doulos, Léon Morin prêtre) et surtout Louis Malle (Zazie dans le métro, Vie privée, Le Feu follet, Viva Maria) qui coproduisit l’œuvre du débutant.

Les Désarrois de l’élève Törless est marqué au sceau du classicisme dont le metteur en scène ne se départit jamais et qui, moins frappant que les œuvres de la modernité, est aussi chez les artistes de valeur un gage de pérennité. C’est aussi l’adaptation d’un roman de Robert Musil préfigurant le goût de l’auteur pour de grands textes qu’il portera à l’écran (Brecht, Kleist, Heinrich Böll, Max Frisch, Marguerite Yourcenar, Marcel Proust, Günter Grass, Arthur Miller, Michel Tournier). Comme Huston à l’âge d’or d’Hollywood, Schlöndorff, esprit curieux et aventurier, est avant tout un conteur qui fait son miel de ses affinités électives. Törless, élève dans un pensionnat semi-militaire, assiste aux tortures physiques et mentales que deux de ses condisciples infligent à un troisième, mais n’intervient pas. Quand il reconnaît ses responsabilités, il est trop tard. Ce récit en forme d’avertissement semble avoir inspiré le comportement ultérieur du cinéaste qui prendra garde à ne jamais être un Törless. Ses films seront toujours ancrés dans une réalité historique où les destins individuels sont confrontés à l’état de la société. En ce sens, il est plus proche, dans sa génération, d’un Fassbinder, son génial interprète de Baal (1969), première pièce de Brecht sur un poète maudit, que d’un Herzog ou un Wenders aux préoccupations plus intemporelles.Réalisateur cosmopolite, tournant en trois langues en Allemagne, aux États-Unis et en France, il n’en reste pas moins un témoin privilégié de la vie politique de son pays. Même son second film Vivre à tout prix, tiré d’un fait divers et proche d’un polar – une jeune femme (Anita Pallenberg) tue par accident son petit ami et doit faire disparaître son corps – confronte une nouvelle génération, celle des swinging sixties à ses aînés désorientés. Ses films suivants, situés dans un passé lointain – le Moyen Âge et le début du xixe siècle – se présentent comme des apologues sous le signe de la rébellion, mais d’une rébellion dont les protagonistes ne comprennent pas les enjeux. Pour Michael Kohlhaas (1969), le héros éponyme qui respecte l’ordre établi, se fait voler deux chevaux par un petit seigneur. Justice lui sera rendu mais il sera condamné à mort pour s’être révolté et ne comprend pas ce qui lui arrive. Autre fable quasi brechtienne La Soudaine Richesse des pauvres gens de Kombach (1970) voit des paysans démunis attaquer un chariot qui transporte l’argent des impôts. Ils seront démasqués et pendus, acceptant quasiment leur sort sous le poids de la religion et respectant la loi.

C’est au cœur des problèmes qui assaillent l’Allemagne contemporaine qu’à vingt-cinq ans de distance, Schlöndorff s’attaque d’abord à la presse à scandale incarnée par le Bild Zeitung de Springer dans L’Honneur perdu de Katharina Blum (1975), interprété et coécrit par son épouse Margarethe von Trotta. Puis ce sera Les Trois Vies de Rita Vogt (1999) où des terroristes de la faction Armée rouge se réfugient en Allemagne de l’Est et se retrouvent isolés dans un état bureaucratique et stalinien. Parallèlement, le cinéaste participe à des documentaires collectifs parfois confus où il retrouve aussi bien Fassbinder que Kluge comme L’Allemagne en automne (1978) sur le meurtre de Schleyer et la mort de la Bande à Baader ou Le Candidat (1980) sur Franz Joseph Strauss, candidat au poste de chancelier de l’Allemagne fédérale. C’est dans les mêmes années qu’il entreprend Le Tambour (1979), Palme d’or à Cannes et Oscar à Hollywood, une œuvre de grande ampleur sur trois décennies de l’histoire allemande à la fois caricaturale, monstrueuse, grotesque et délirante, coécrite avec Jean-Claude Carrière qui deviendra un de ses collaborateurs attitrés.

Pour un créateur comme Schlöndorff, épris de dilemmes moraux, conscient de la difficulté du choix et explorateur de la complexité du réel, la guerre civile allait inspirer deux de ses meilleurs films, Le Coup de grâce (1976) et Le Faussaire (1980). Le premier, succédant à L’Honneur perdu de Katharina Blum, film polémique et coup de poing, ne pouvait pas être plus différent et témoigne du souci de renouveau de son auteur. Filmé en noir et blanc dans une Europe de l’Est secouée par la lutte entre les Rouges et les Blancs pendant la révolution soviétique, d’une violence feutrée et dans une atmosphère froide qui fait écho à l’isolement des êtres, le film est une œuvre majeure, illuminée par Margarethe von Trotta et donne un rôle à Valeska Gert, l’interprète de Pabst dans les années 1920 et à laquelle Schlöndorff consacra un portrait filmé. Le Faussaire, tourné dans les rues de Beyrouth, est sans doute son film le plus convulsif, le plus âpre, où les correspondants de guerre au Liban sont confrontés à une situation apocalyptique qui est comme les prémisses du chaos à venir au Proche-Orient.

Pendant la deuxième partie des années 1980, Schlöndorff tourne aux États-Unis comme Herzog et Wenders, mais pour une durée moins longue. Mort d’un commis voyageur (1985) sur les problèmes sociaux, Colère en Louisiane (1987) sur le racisme anti-noirs et La Servante écarlate (1990), dystopie sur un état néo-fasciste, poursuivent ses interrogations sur la société.

Mais ce sont les premières années du xxie siècle qui le voient revenir en Europe pour diriger les studios de Babelsberg mais aussi pour se confronter avec le passé nazi de son pays, son regard n’ayant rien perdu de son acuité au moment où ses confrères Wenders et Herzog réservent le meilleur de leurs talents aux tournages de documentaires.

Le Neuvième Jour (2004), inspiré par le récit de l’abbé Jean Bernard, relate les neuf jours d’un prêtre incarcéré dans un camp, que les autorités allemandes laissent sortir pour qu’il convainc un évêque luxembourgeois de collaborer alors qu’il refuse de recevoir les dignitaires nazis. La Mer à l’aube (2011), qui emprunte à la fois à Heinrich Böll et à Ernst Jünger, évoque les dernières heures du résistant Guy Môquet, exécuté par les nazis.

Diplomatie (2014), d’après la pièce de Cyril Gély, confronte le Général Von Choltitz (Niels Arestrup) qui veut faire sauter Paris et le consul suédois (André Dussollier) qui tente de l’en dissuader. Cette trilogie de l’Occupation témoigne d’un classicisme épuré et d’une grande maturité stylistique. Il faut lui adjoindre deux œuvres plus secrètes. Ulzhan (2008), écrit avec Jean-Claude Carrière et interprété par Philippe Torreton, road movie onirique et vagabond, parcours solitaire dans les steppes de l’Asie centrale où se fait jour l’influence du romantisme allemand, rare dans son œuvre et la présence du Graal féminin. Retour à Montauk (2016), un film très librement inspiré de Max Frisch où un romancier allemand (Stellan Skarsgärd) revient à New York et retrouve un ancien amour (Nina Hoss). Grave et mélancolique, mais non sans accents ironiques sur le monde littéraire, ce dernier opus aux accents personnels clôt provisoirement une carrière féconde de plus de trente films.

 

« Volker fait semblant d’être allemand, et certains Allemands le croient. Il arrive à donner le change. Mais il est aussi français (avec un prix au Concours général, s’il vous plaît), américain (avec une maison à Long Island, tout de même), italien aussi, et personne ne connaît le Mexique comme lui. Il lui arrive d’adopter d’autres nationalités, j’en suis sûr, quand l’envie lui en prend, mais il me les cache. Il fait aussi du théâtre, de l’opéra, des livres même, qui ont des prix. Il n’est jamais là où on l’attend. D’ailleurs, il a longtemps été marathonien. C’est un coureur de fond. Et il est un domaine où il est chez lui, cela personne ne peut le discuter, c’est le cinéma. Cette langue universelle rassemble toutes les autres. C’est son territoire premier. Tous le savent. Il est un homme pratique, très organisé, sentimental aussi, et ce n’est pas contradictoire, au moins chez lui. Il cache souvent ses désirs, même ses idées, mais il est un ami très sûr, auquel on ne peut rien cacher. »

Jean-Claude Carrière