« Choose to choose, choose to lose, choose to go »

Terutarô Osanaï (programmateur, producteur associé de Bangkok Nites) et Dimitri Ianni (critique spécialiste du cinéma japonais)

Vingt ans après être parti pour Tokyo, Katsuya Tomita revient dans sa ville natale de Kôfu pour y réaliser Saudade, son troisième long métrage. Il a déjà tourné ses deux précédents en sa périphérie, mais c’est la première fois qu’il prend son centre pour décor. Ce centre qu’il a tant aimé et haï. Son deuxième film Off Highway 20 décrit une jeunesse déshéritée, passant son temps à traîner et se droguer au cœur de zones commerciales excentrées, espaces déshumanisés balisés de vastes parkings où trônent des pachinkos luminescents attenant à des sociétés de crédit et distributeurs de billets. À cause de la déréglementation à outrance des années 1990, sous la pression du gouvernement américain, ces établissements et centres marchands se sont mis à pousser comme des champignons le long des nationales du pays, ce qui a provoqué la désertification des centres-ville, dont les petits commerces fleurissaient habituellement autour des gares centrales. On appelle ce phénomène shutter streets à cause des rideaux de fer abaissés des magasins pour une durée indéterminée.

Avec Saudade, Tomita tente de se confronter à cette réalité par l’entremise de Tsuyoshi Takano, son ami d’enfance et acteur fétiche, avec lequel il a déménagé à Tokyo pour accomplir leur rêve de devenir musiciens de rock. Mais Takano doit y renoncer pour regagner sa terre natale, à cause de la faillite du magasin tenu par son père en centre-ville. Quant à son emploi sur les chantiers, il est menacé par la crise engendrée par la faillite de Lehman Brothers, les rares travaux dans le secteur du bâtiment étant confiés aux grandes entreprises tokyoïtes. Après avoir tourné ensemble deux films nourris du vécu de leur jeunesse, c’est Takano qui convainc Tomita de revenir à ce centre-ville. Ces sujets de société sensibles finissent par attirer l’attention de bienfaiteurs de la ville, ce qui leur permet d’obtenir 80000 euros de financement sous forme de souscriptions.

Après dix-huit mois, pendant le dernier jour de tournage, il entreprend de filmer un plan-séquence décisif : un travelling latéral fantasmatique et allégorique sur leur shutter street. Seiji, l’ouvrier interprété par Takano, se balade nonchalamment le long de cette artère animée noire de monde, comme au temps de leur adolescence dans les années 1980. Grâce au soutien des commerçants et des résidents du quartier, ils parviennent à bloquer la rue entière, réunissent une centaine de figurants et même les bolides et grosses cylindrées des bosozokus, les blousons noirs japonais. Tomita se souvient : « Après avoir raté la première prise, on a entamé la deuxième. Dans le cortège des voitures vrombissantes des bosozokus qui traversaient le champ de la caméra, un véhicule imprévu les suivait… C’étaient les yakuzas ! Ils étaient quatre ou cinq apparentés à l’un des plus grands syndicats du département, visiblement furieux, ils ont commencé à s’agiter violemment… » La police est rapidement intervenue pour les embarquer, mais ils ont résisté, ce qui a déclenché une vraie bagarre devant la centaine de figurants et les nombreux badauds présents. « À cet instant, c’est comme si nous avions assisté à la renaissance de cette rue très animée des années 1980 ! Peu après, un yakuza, qu’on appelle le numéro deux du clan, est arrivé pour calmer tout le monde. Ses sbires ont été conduits au poste et il s’est excusé auprès des policiers. Ensuite il est venu me dire très dignement : “C’est bon, comme ça ? Maintenant vous pouvez continuer à tourner.” » Ce chef sait qui est ce jeune cinéaste, car des gens autour de lui qui le connaissent depuis son enfance lui en ont parlé lorsqu’il tournait Off Highway 20. Ainsi, le clap de fin retentit sous un tonnerre d’applaudissements, à l’issue d’une troisième prise à la tension palpable. Mais l’histoire ne s’arrête pas là, ni le tournage d’ailleurs. Tomita va lui rendre visite plus tard pour le remercier : tout en l’encourageant, ce chef lui a demandé s’il ne pourrait pas jouer un petit rôle. Heureux hasard car Tomita avait déjà songé à une miniséquence avec un chef de clan ultranationaliste, mais il n’arrivait pas à trouver le bon acteur.

   Cette anecdote révèle non seulement une méthode mais également une éthique. « Nous cherchions véritablement à montrer quelque chose qui existait avant le film. Ce n’est pas le cinéma qui préexiste, mais le sujet. Nous nous adaptons en permanence à ce que nous voulons tourner. » Jusqu’à Saudade, Tomita exerce toujours ses métiers de chauffeur routier et d’ouvrier, et ne dispose que des week-ends et de maigres congés annuels pour tourner. Cela prend du temps : trois ans pour Above the Clouds, trois mois pour Off Highway 20 et dix-huit pour Saudade. Le film se déploie, fidèle au vivant. Mais c’est aussi pour répondre aux désirs de ses sujets, car ses acteurs, qui pour la plupart jouent leurs propres rôles, occupent un emploi en semaine. En conduisant sa fourgonnette la nuit, Tomita reçoit leurs appels. Ils lui proposent des changements dans leurs dialogues, lui parlent d’incidents récents, qui finiront par s’incorporer au scénario. C’est ainsi que quarante scènes qui ne figuraient pas dans la version originale ont été ajoutées. En guise de préparation et à la base de son écriture, il s’est promené pendant une année à travers la ville, une petite caméra en main, pour rencontrer et passer du temps avec ses acteurs potentiels.

Le premier plan d’Above the Clouds trace la ligne de force de toute son œuvre : s’ouvrir au monde. Chiken, le protagoniste, sort de prison et observe le paysage. Tomita tente de se libérer de la tentation conceptuelle, celle qui privilégie l’idée au réel. Même dans ce film prenant sa source dans le mythe fictionnel d’un temple d’une commune dont le dragon se teint de rouge dans la brume du petit jour, il ne cesse d’y inclure les transformations de ses acteurs et du paysage. Non pour capter l’instant miraculeux, mais pour saisir la cruauté du réel, à l’image de la séquence saisissante de la démolition d’une vieille barre HLM à laquelle les protagonistes étaient si attachés. Cette ouverture articule jusqu’au récit. En rêvant d’ailleurs, d’une autre vie, Chiken échoue même à se suicider. À la fin d’Off Highway 20, Hisashi, prisonnier de barrières invisibles dressées par le libéralisme économique, tente de s’échapper en moto mais ne fait que s’enfoncer dans l’obscurité nocturne. C’est pendant ce tournage que Tomita obtient son premier passeport. Il lui ouvre la porte des voyages en Asie du Sud-Est, pour laquelle il éprouve une nostalgie inexplicable. Seiji s’amourachant d’une hôtesse de bar nippo-thaïe est autant une anticipation de Chiken ou d’Hisashi, qu’un miroir du cinéaste; il rêve de partir vivre en Thaïlande pour se libérer de ce Japon cul-de-sac, mais découvre les disparités économiques et l’histoire post coloniale, obstacle à leur vivre ensemble.

Pourquoi tant de – saudade – nostalgie ? Cette question innerve Bangkok Nites. Ozawa, le client japonais incarné par Tomita lui-même, découvre que Luck, son amante prostituée thaïlandaise, vient d’une autre culture, celle d’Isan, région victime de conflits avec les pays frontaliers et qui s’est appauvrie avec le développement économique. En tant qu’aînée, elle a débarqué à Bangkok avec la fierté d’une cheffe de famille nombreuse venant d’un petit village qu’elle fait vivre. Si le regard moral et prohibitionniste de l’Occident sur la prostitution pèse sur ses clients japonais, Luck en est encore préservée. Pour retrouver l’origine de sa culture, Ozawa remonte jusqu’aux tréfonds d’un bois perdu au Laos, d’où il découvre une multitude de cratères béants, traces des bombardements américains, dissimulées dans les souterrains de l’Histoire.

De passage, au bord du Mékong, Ozawa apprend l’existence de Phaya Nak, une créature mythologique en forme de dragon profondément ancrée dans l’inconscient collectif et les croyances des habitants de la région – dragon dont Chiken dans Above the Clouds avait tenté de s’imprégner au Japon grâce à la drogue. Du long périple de Bangkok Nites, se dessine en creux une tentative de remonter aux sources d’un Japon primitif, dont la culture s’est progressivement érodée sous le poids de cent cinquante ans d’occidentalisation.

« Choose to choose, choose to lose, choose to go » : c’est par ces mots, inspirés des paroles de The Black Angel’s Death Song écrites par Lou Reed, que Tomita et ses camarades du collectif Kuzoku ont choisi d’intituler leurs premières projections. Ils contiennent en substance toute la singulière trajectoire du cinéaste et son perpétuel déploiement au monde.

 

« Deux mois après l’explosion à la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, suite au tsunami du 11 mars 2011, je me suis rendu dans ma région. Je conduisais une voiture sur un chemin de montagne menant au village d’Iitaté, dont les habitants devaient être expulsés un mois plus tard à cause de la contamination radioactive. La route normale étant barrée, je n’avais pas d’autre choix que de prendre cette route escarpée pour arriver au village. J’ai conduit pendant un long moment, et alors que le chemin sinueux se terminait enfin, et que la vue se dégageait, un frisson m’a parcouru l’échine : je venais de comprendre soudain pourquoi l’image sépia du Stalker de Tarkovski devenait vert foncé au moment où le wagonnet entre dans la “zone”. (…) Cette forêt vert foncé du film de Tarkovski s’étendait devant mes yeux. Quand j’ai vu Stalker il y a déjà vingt ans, je considérais ce film comme un livre de philosophie difficile d’accès. Impossible à l’époque d’imaginer que des réminiscences du film m’assailliraient plus tard avec tant de réalisme… De plus, lorsque j’ai appris que Tarkovski avait réalisé Stalker avant l’accident nucléaire de Tchernobyl, je me suis pris la tête dans les mains tellement je me suis senti stupide. Les aînés avaient fabriqué un film extraordinaire, et moi, je n’avais pas pu m’en apercevoir jusqu’à ce que cela me frappe personnellement. »

Katsuya Tomita, Cahiers du cinéma, mai 2014