J’aurais voulu ressembler à Clark Gable!

Anne Dessuant

Il est déguisé en femme, avec du rouge à lèvres, une perruque blonde et une robe évidemment pas très seyante. C’est le carnaval du village, et sur ses hauts talons Alberto titube. Fin de soirée, le rouge à lèvres a bavé, l’alcool aidant, Alberto est assailli par ses démons: « Il faut qu’on se marie! » crie-t-il, désespéré face à cette fatalité, à son ami Moraldo. Sa voix se brise, l’angoisse ravage son visage, l’effroi écarquille ses yeux. Sordi est un des Vitelloni de Fellini (1953), et c’est son premier rôle à succès.

Expliquer Alberto Sordi à un Français relève du défi tellement son italianitude fait écran. Dans le cinéma italien des années 1950-1960, on identifie très bien Gassman, Mastroianni, Tognazzi à la rigueur – et encore c’est surtout parce qu’il a joué plus tard dans La Cage aux folles – mais Sordi, les Français ont du mal à mettre rapidement un visage sur le nom. « Mais si, souviens-toi! La bouille ronde, l’air ahuri, celui qui fait le snob en Rolls blanche dans Les Nouveaux Monstres et abandonne un mourant sur les marches d’une église. » « Ah, oui… Peut être », obtient-on dans le meilleur des cas.

Alberto Sordi, un Louis de Funès qui aurait compris la tragédie de la vie. Coluche dans Tchao Pantin, avec une pointe de Christian Clavier en panique. Sordi était une superstar en Italie.

Aujourd’hui encore, on se récite ses dialogues comme en France ceux du Père Noël est une ordure. Quelques-unes de ses expressions sont entrées dans le langage courant, avec l’accent romain qui est sa marque de fabrique. Cet accent qui est intraduisible en français alors qu’il contribue certainement à 90 % au génie du jeu sordien. Un exploit dont l’acteur est très fier: longtemps il a été moqué (et même renvoyé d’une école de diction milanaise) pour son parlé méridional.

Pourtant, quand la MGM organise un concours pour trouver l’acteur qui sera la voix italienne d’Oliver Hardy, c’est lui qui sera choisi! Belle revanche. Alberto Sordi, très vite surnommé « Albertone » – avec ce suffixe augmentatif que les Italiens accolent en signe de sympathie – a incarné le Romain moyen dans l’Italie des années 1940 à 1970, déculpabilisant tous ses concitoyens de leurs penchants à la fourberie, la lâcheté, l’opportunisme politique, au snobisme et pire si affinités… Il a endossé les défauts et les contradictions de l’homme de la rue, l’Italien de l’après-guerre. Il provoquait un rire teinté d’un voile d’embarras. Car ses personnages, chacun étant la facette d’une même humanité irrémédiablement immature, tout en faisant rire jaune, faisaient réfléchir, à la manière d’un miroir. Sordi ou l’homme submergé par des idéaux auxquels il ne croit plus, qui court, comme l’Italie tout entière, vers un miracle économique trop grand pour lui. Accablé de dettes dans Il Boom (de Vittorio De Sica, 1963), son personnage arriviste est prêt à vendre son œil gauche pour pouvoir continuer à offrir à sa femme une vie de luxe ostentatoire.

Aux lendemains de la guerre, l’Italie est abasourdie. La confusion des dernières années qu’elle vient de vivre a laissé des traces. La Grande Pagaille (Tutti a casa, 1960) de Luigi Comencini offre à Sordi le rôle d’un médiocre balloté entre les fascistes et les Américains qui ont débarqué. Toujours fuyant, retournant sa chemise pour qu’elle soit dans le bon sens au bon moment, jusqu’à une prise de conscience tardive, très tardive. Mais salvatrice. Sordi, c’est, finalement, le bon bougre qui essaye jusqu’au bout de ne pas se mouiller: « Je ne suis ni de gauche ni de droite et je ne voudrais pas qu’on pense que je suis au centre », avance-t-il, veule, dans Un héros de notre temps (Un eroe dei nostri tempi, 1955) de Mario Monicelli. Immense trouillard opportuniste : « Mais je n’ai pas peur, j’ai juste la chance d’être prudent », se défend-il avec son air de faux témoin qui lui colle à la peau!

L’Italie doit se remettre du chaos: à force de zigzaguer, elle a perdu de vue le droit chemin. Le film de Luigi Zampa L’Art de se débrouiller (L’Arte di arrangiarsi, 1954) est un résumé fulgurant de ce pays versatile. Sordi y campe l’Opportuniste avec un O majuscule: des années 1910 aux années 1960, son personnage traverse les courants politiques en devenant, tour à tour, socialiste par amour, fasciste par intérêt, communiste pour sauver sa peau, puis démocrate-chrétien comme tout le monde…

Mais l’Italie est aussi animée par l’envie de se reconstruire. Sortis en mille morceaux d’un conflit sanguinaire et fratricide, humiliés par le déshonneur du fascisme et une classe dirigeante inefficace, les Italiens réalisent tout d’un coup la possibilité qui s’offre à eux de devenir un pays normal, démocratique. De là l’espoir en un sens politique retrouvé.

Dans cette confusion, Alberto Sordi sait qu’il a en lui un immense potentiel comique. Il comprend vite aussi qu’il n’a pas le physique du jeune premier et pas non plus de défauts avec lesquels il pourrait faire rire. Lui, secrètement, voudrait ressembler à son idole, Clark Gable! il va lui piquer son sourire canaille et sa façon caractéristique de relever les sourcils.

Alors que le néoréalisme donne une image très sérieuse de l’Italie et de son cinéma, la comédie dite « à l’italienne » en est son pendant satirique. C’est de ce côté-ci qu’Alberto Sordi va essayer de trouver sa place. Pour se distinguer, il essaye sur scène, au sein d’une troupe de music-hall, un comique novateur, fait d’imitations et de bruits divers. Il déconcerte mais persiste. Trouve son personnage d’emmerdeur qui revient toujours à la charge. Au théâtre, il est hué mais à la radio, il impose son monsieur Tout-le-monde qui appuie là où ça énerve. « Mamma mia, che impressione! » (« Maman, quelle émotion! »), l’expression avec laquelle il finit ses sketches devient une phrase culte.

C’est bien connu, derrière tout comique se cache un tragédien. C’est Federico Fellini le premier qui lui donne l’occasion de jouer avec son côté obscur en lui proposant, après Le Cheik blanc, le rôle d’un des Vitelloni, ces jeunes Romains qu’on appellerait aujourd’hui des « adulescents ». Perdus dans une Italie qui se reconstruit sans eux, ils s’accrochent à leur insouciante jeunesse, qui s’éloigne inexorablement. « Il faut qu’on se marie! » est le cri de leur défaite.

Sordi profite de chaque rôle pour explorer les bassesses de l’homme. Vil, lâche, profiteur, brute arrogante, poltron de mauvaise foi, obséquieux, pleutre, fanfaron méprisable ou poignant… Il finit par gagner la sympathie du public qui n’arrive pas à détester ce « vigliacco » (lâche) superbe! Avec sa voix qui déraille, sa façon de décamper en serrant les fesses et en voûtant les épaules, ses yeux qui passent de la bonhomie à la peur en un mouvement de sourcils, il est celui qu’on excuse tout le temps. Cela permet de s’excuser soi-même, c’est bien pratique. C’est aussi parce qu’Alberto Sordi, en éternel perfectionniste qui a une grande intelligence du détail, recherche la part d’humanité, si faible soit-elle, dans chaque individu, aussi méprisable soit-il. Il essaye de sauver cette parcelle, car elle l’intrigue, elle lui donne la matière de son art. Il se demande, par exemple comment était Mussolini une fois rentré chez lui. Assis à table avec sa femme et sa fille, devant un plat de spaghettis, loin de toutes influences, que disait-il, comment bougeait-il? « En étudiant ses aspects privés, on pourrait identifier certaines faiblesses qui l’ont poussé à se retrouver dans des situations dramatiques, expliquer intimement certaines décisions tragiques. Pas pour l’excuser, mais pour comprendre comment il a pu amener le pays à la catastrophe. »

Sordi est un incorrigible philanthrope et avouait aimer tous ses personnages, même les plus vils. Du Nord au Sud, les Italiens se sont reconnus en lui. Ce qui est en soi un immense exploit national: l’unité italienne s’est faite aussi avec Sordi!

Cinq titres de la rétrospective seront repris à la Cinémathèque de Toulouse, dans le cadre de la 12e édition du festival Cinéma en plein air, du 1er juillet au 20 août 2016.