À propos de Jean Vigo

François Truffaut

J’ai eu le bonheur de découvrir les films de Jean Vigo en une seule séance un samedi après-midi de 1946 au Sèvres-Pathé, grâce au ciné-club de La Chambre noire animé par André Bazin et d’autres collaborateurs de La Revue du cinéma. J’ignorais jusqu’au nom de Jean Vigo, mais je fus pris aussitôt d’une admiration éperdue pour cette œuvre dont la totalité n’atteint pas 200 minutes de projection.

Bien que n’étant pas accoutumé à voir des films tournés avant 1942, j’ai d’abord sympathisé davantage avec Zéro de conduite, probablement par identification. Ensuite, à force de voir et revoir les deux films, j’en suis venu à préférer définitivement L’Atalante, qu’il me sera toujours impossible d’oublier lorsque je suis amené à répondre aux questionnaires du type: « Quels sont, selon vous, les dix meilleurs films du monde? » D’une certaine manière, Zéro de conduite paraît représenter quelque chose de plus rare que L’Atalante parce que les chefs-d’œuvre consacrés à l’enfance en littérature ou dans le cinéma se comptent sur le bout des doigts de la main. Ils nous bouleversent doublement car, à l’émotion esthétique, vient s’ajouter une émotion biographique personnelle et intime. Tous les films d’enfants sont des films « d’époque », ils nous renvoient à nos culottes courtes, à l’école, au tableau noir, aux vacances, à nos débuts dans la vie.

Comme dans presque tous les premiers films, il y a dans Zéro de conduite un aspect expérimental, toutes sortes d’idées plus ou moins intégrées au scénario et filmées dans l’état d’esprit: « Tiens, on va essayer ça pour voir ce que ça donne. » Je pense par exemple à la fête du collège où, sur une tribune qui est en même temps un stand de foire, des mannequins sont mêlés aux personnages réels. Cela pourrait être du René Clair de la même période, c’est, en tout cas, une idée qui date. Mais, pour une idée théorique de ce genre, on compte neuf inventions superbes, cocasses, poétiques ou déchirantes, toutes d’une grande force visuelle et d’une crudité encore inégalée.

Lorsqu’il tourne peu après L’Atalante, il est évident que Vigo a tiré des leçons de Zéro de conduite et cette fois, il atteint la perfection, il atteint le chef-d’œuvre. Il utilise encore le ralenti pour en tirer des effets poétiques, mais il renonce à atteindre le comique par l’accéléré, il ne recourt plus aux mannequins et ne place plus devant son objectif que du réel qu’il transforme en féerie; filmant de la prose, il atteint sans effort la poésie. On peut comparer superficiellement la carrière-éclair de Vigo à celle de Radiguet. Dans les deux cas, il s’agit d’auteurs jeunes, disparus prématurément, ne laissant que deux ouvrages. Dans l’un et l’autre cas, le premier travail est ouvertement autobiographique et le second apparemment plus éloigné de l’auteur car nourri d’un matériel extérieur. Mésestimer L’Atalante parce qu’il s’agit d’une commande, c’est oublier que les secondes œuvres sont souvent des commandes. Le Bal du comte d’Orgel est une commande de Cocteau à Radiguet ou de Radiguet à lui-même. Toute seconde œuvre, par principe, est importante, car elle permet de déterminer si l’artiste n’était que l’homme d’une seule œuvre, c’est-à-dire un amateur doué ou un créateur, s’il était l’homme d’un coup de chance ou celui qui va évoluer et se consacrer à cette seule ambition : faire des progrès. On peut enfin observer un trajet identique chez Vigo et Radiguet, le passage du réalisme et de la révolte à la préciosité et à l’esthétisme, ces deux mots étant employés ici dans leur sens le plus favorable. Même si l’on veut enfin rêver au merveilleux Diable au corps qu’aurait tourné Jean Vigo, je ne veux pas prolonger cette comparaison entre l’écrivain et le cinéaste. Notons que, dans les études consacrées à Jean Vigo, on a souvent cité les noms d’Alain-Fournier, Rimbaud et Céline, et chaque fois avec de bons arguments. L’Atalante contient toutes les qualités de Zéro de conduite et d’autres aussi comme la maturité, la maîtrise. On y trouve, réconciliées, les deux grandes tendances du cinéma, le réalisme et l’esthétisme. Il y a eu, dans l’histoire du cinéma, de grands réalistes comme Rossellini et de grands esthètes comme Eisenstein, mais peu de cinéastes se sont intéressés à combiner les deux tendances, comme si elles étaient contradictoires. Pour moi, L’Atalante contient à la fois À bout de souffle et Nuits blanches, c’est-à-dire deux films incomparables, qui sont même aux antipodes l’un de l’autre, mais qui représentent ce qu’on a fait de mieux dans chaque genre. Dans le premier, il s’agit d’accumuler des morceaux de vérité qui, noués ensemble, aboutiront à une sorte de conte de fées moderne, dans le second, de partir d’un conte de fées moderne pour retrouver une vérité globale à la fin du voyage.

Enfin, je crois qu’on sous-estime souvent L’Atalante en y voyant un petit sujet, un sujet « particulier » que l’on oppose au grand sujet « général » traité par Zéro de conduite.

L’Atalante aborde un grand thème peu souvent traité au cinéma, les débuts dans la vie d’un jeune couple, les difficultés de s’adapter l’un à l’autre, avec d’abord l’euphorie de l’accouplement (ce que le Maupassant du Modèle appelle « le brutal appétit physique bien vite éteint »), puis les premiers heurts, la révolte, la fugue, la réconciliation et finalement l’acceptation de l’un par l’autre. On voit que, considéré sous cet angle, L’Atalante ne traite pas un moins grand sujet que Zéro de conduite. Si on examine un peu ce cinéma français du début du parlant, on s’aperçoit qu’entre 1930 et 1940, Jean Vigo s’est trouvé pratiquement seul aux côtés de Jean Renoir l’humaniste et d’Abel Gance le visionnaire, quoique l’importance de Marcel Pagnol et Sacha Guitry ait été sous-estimée par les historiens du cinéma. C’est évidemment de Renoir que Vigo se rapproche davantage, mais il a été plus loin que lui dans la crudité de l’image et aussi dans l’amour de l’image. Tous deux ont été élevés à l’office, c’est-à-dire dans une ambiance à la fois riche et pauvre, aristocratique et populaire, mais le cœur de Renoir n’a jamais saigné. Jean Renoir étant le fils d’un peintre reconnu génial, son problème était de ne rien faire qui fût indigne du nom qu’il portait, et l’on sait qu’il vint au cinéma après avoir renoncé à la céramique, exercice trop proche, selon lui, de la peinture. Jean Vigo était lui aussi le fils d’un homme célèbre mais contesté, Miguel Almereyda, militant anarchiste mort en prison dans des conditions mystérieuses et sordides. Orphelin baladé de collège en collège sous un faux nom, Jean Vigo a tellement souffert que son œuvre s’en trouve forcément plus criante. En lisant le livre admirable que P.E. Sales Gomes a consacré à Jean Vigo, chaque détail biographique est ressenti comme une confirmation de tout ce que l’on pourrait imaginer à propos de Vigo après avoir vu ses films. Son arrière-grandpère, Bonaventure de Vigo, était viguier à Andorre en 1882. Son fils Eugène meurt à 20 ans, tuberculeux, après avoir vu naître Miguel. La mère de Miguel, Aimée Salles, se remariera avec Gabriel Aubès, un photographe de Sète, puis, devenue folle, elle sera internée en 1901. L’enfant Miguel adoptera le nom d’Almereyda qui sonne comme celui d’un grand seigneur espagnol et il va épouser Emily Clero, jeune militante anarchiste, qui, d’une première union libre, a eu cinq enfants tous décédés en bas âge, dont l’un en tombant d’une fenêtre. En 1905, ils donneront naissance à Jean qui nous intéresse, Jean qui naît pour vivre durement et peu, Jean qui, devenu orphelin, se retrouve seul avec pour tout héritage la devise de son arrière-grand-père paternel, Jean Vigo enfin dont les films seront justement l’illustration fidèle, drôle et triste, fraternelle et affectueuse, toujours aiguë, de cette devise : « Je protège le plus faible. »

Cette devise nous amène au fondamental point commun entre Vigo et Renoir : leur passion pour Chaplin. Les « histoires du cinéma » faisant peu de cas de la chronologie des films et des influences que différents cinéastes ont pu exercer les uns sur les autres, il m’est impossible de prouver ce que j’avance, mais j’ai toujours eu la conviction que la construction de Zéro de conduite (1933), sa division par des intertitres commentant drôlement la vie au dortoir, la vie au réfectoire etc., était influencée par Tire au flanc de Renoir (1928), elle-même directement inspirée de Chaplin et plus particulièrement de Charlot soldat (1918). De même, comment ne pas penser qu’en faisant appel à Michel Simon pour L’Atalante (1934), Vigo avait en tête la composition qu’il avait faite pour Renoir dans Boudu sauvé des eaux l’année précédente ? Lorsqu’on lit les souvenirs des cinéastes de la génération du muet, on s’aperçoit presque toujours qu’ils sont venus au cinéma par le plus grand hasard: un copain les a emmenés faire de la figuration, un vieil oncle leur a fait visiter un studio. Rien de pareil avec Jean Vigo qui est un des premiers cinéastes de vocation. Il est un spectateur qui devient cinéphile, il voit des films, de plus en plus de films, il fonde un ciné-club pour amener de meilleurs films à Nice, et bientôt il veut faire du cinéma. Il écrit à droite à gauche, sollicite une place d’assistant (« je suis prêt à ramasser le crottin des vedettes »), il achète une caméra et produit lui-même son premier court métrage, À propos de Nice.

On a toujours remarqué, dans le récit de Zéro de conduite, des trous que l’on met sur le compte du plan de travail effectivement tyrannique. Pourtant, je crois qu’on peut également expliquer ces ellipses par la fièvre de Jean Vigo, sa hâte à exprimer l’essentiel, et aussi par cet état d’esprit dans lequel se trouve un cinéaste qui se voit confier sa première chance : il n’y croit pas tout à fait, c’est trop beau. Il tourne un film mais se demande s’il verra le jour. Comme spectateur, il pensait savoir ce qui est bon et ce qui est mauvais, mais bombardé cinéaste, il est assailli de doutes, il pense que ce qu’il fait est trop spécial, en dehors des normes, et probablement il en arrive même à se demander si son film sortira ou non. C’est pourquoi j’imagine que Vigo, lorsqu’il a appris que Zéro de conduite était totalement interdit par la censure1, passé le moment d’accablement, a pu y voir la confirmation de ses doutes et peut-être a-t-il pensé : « Je le savais bien que je n’avais pas fait un vrai film comme les autres… » Et l’on retrouvera un écho de cet état d’esprit un peu plus tard lorsqu’il présentera Zéro de conduite à Bruxelles.

Donc Jean Vigo doute de lui, mais pourtant à peine a-t-il impressionné cinquante mètres de pellicule qu’il est devenu, sans le savoir, un grand cinéaste, l’égal de Renoir et de Gance, celui de Buñuel aussi qui débute en même temps. À la façon dont on dit qu’un homme se forme définitivement entre sept et douze ans, on peut soutenir qu’un cinéaste donne toutes les indications de ce que sera sa carrière dans les cinquante premiers mètres de pellicule qu’il impressionne. Son premier travail, c’est lui-même, et ce qu’il fera ensuite, eh bien, ce sera toujours lui-même, ce sera toujours la même chose, parfois en mieux (chefs-d’œuvre), parfois en moins bien (ratages). Tout Orson Welles est dans la première bobine de Citizen Kane, tout Buñuel dans Un chien andalou, tout Godard dans Une femme coquette (16 mm), de même que tout Jean Vigo dans À propos de Nice. Les cinéastes, comme tous les artistes, cherchent le réalisme, ou bien ils cherchent à atteindre leur réalité, et ils sont généralement tourmentés par le décalage entre ce qu’ils ont voulu et ce qu’ils ont obtenu, entre la vie telle qu’ils la ressentent et ce qu’ils parviennent à en reproduire.

Je crois que Vigo aurait eu bien des raisons d’être plus content de lui que ses confrères car il a été plus loin qu’aucun d’eux dans la restitution des différentes réalités: celle des choses, des milieux, des personnages, des sentiments, plus loin aussi et surtout dans la réalité physique. Je me demande même s’il serait exagéré de parler, à propos de Vigo, d’un cinéma olfactif. Cette idée m’est venue après qu’un journaliste m’a dit, un jour, en guise d’argument décisif pour démolir un film que je défendais: « Et puis c’est un film qui sent les pieds. » Je n’ai rien répondu sur le moment mais j’ai repensé à cela en me disant « voilà un argument qu’auraient pu employer les censeurs qui ont interdit Zéro de conduite », et d’ailleurs Sales Gomes nous dit que les articles hostiles aux films de Vigo comportaient des phrases telles que « c’est de l’eau de bidet » ou « on frôle la scatologie », etc. André Bazin, dans un article, sur Vigo a eu un mot très heureux en parlant de son « goût presque obscène de la chair » car il est vrai que personne n’a filmé la peau des gens, la chair de l’homme, aussi crûment que Vigo. Rien de ce qu’on a montré depuis trente ans n’a égalé, dans ce domaine précis, cette image de la main grasse du professeur sur la main blanche de l’enfant dans Zéro de conduite, ou des étreintes de Dita Parlo et Jean Dasté lorsqu’ils vont faire l’amour ou, mieux encore, lorsqu’ils se sont quittés et qu’un montage parallèle nous les montre se retournant chacun dans leur lit, lui dans sa péniche, elle dans sa chambre d’hôtel, tous deux en proie au mal d’amour, dans une scène où la partition de Maurice Jaubert joue un rôle de première importance, séquence charnelle et lyrique qui constitue très exactement un accouplement à distance. Cinéaste esthète et cinéaste réaliste, Vigo a évité tous les pièges de l’esthétisme et du réalisme. Il a manipulé un matériel explosif, par exemple Dita Parlo en robe de mariée sur la péniche dans la brume ou, dans le sens contraire, le déballage du linge sale accumulé dans le placard de Jean Dasté, et chaque fois il s’est tiré d’affaire grâce à sa délicatesse, son raffinement, son humour, son élégance, son intelligence, son intuition et sa sensibilité.

Quel aura été le secret de Jean Vigo? Il est probable qu’il vivait plus intensément que la moyenne des gens. Le travail de cinéma est ingrat par son morcellement. On enregistre cinq à quinze secondes de film puis on s’arrête pendant une heure. On ne trouve guère sur un plateau de cinéma les opportunités de s’échauffer que connaissent devant leur table de travail certains écrivains dont Henry Miller est un bon exemple. À la vingtième page, une espèce de fièvre les prend, les emporte et ça devient formidable, sublime peut-être. Il semble que Vigo travaillait continûment dans cet état de transe et sans jamais rien perdre de sa lucidité. On sait qu’il était déjà malade en tournant ses deux films et même qu’il en a dirigé certaines séquences allongé sur un lit de camp. Alors l’idée s’impose naturellement d’une sorte d’état de fièvre dans lequel il se trouvait en tournant. C’est très possible et très plausible. Il est exact qu’on peut être effectivement plus brillant, plus fort, plus intense, lorsqu’on a « de la température ». À l’un de ses amis qui lui conseillait de se ménager, de s’économiser, Vigo répondit qu’il sentait que le temps lui manquerait et qu’il devait tout donner tout de suite. C’est pourquoi on dit souvent que Jean Vigo, se sachant condamné, aurait été stimulé par cette échéance, par ce temps compté. Derrière la caméra, il devait se trouver dans l’état d’esprit dont parle Ingmar Bergman: « Il faut tourner chaque film comme si c’était le dernier. »

François Truffaut a écrit ce texte vers 1970 pour servir de préface à l’édition, établie par Pierre Lherminier, des écrits de Jean Vigo. Il l’a revu et corrigé en 1985 seulement (Jean Vigo, œuvre de cinéma, La Cinémathèque française – Éditions Pierre Lherminier, Paris).