Passion Visconti

Laurence Schifano (Professeure émérite en Études cinématographiques, spécialiste du cinéma italien)

Des tragédies familiales, de l’Histoire, des passions, du romanesque, de la beauté : Visconti a toujours plu au grand public, loin des étiquetages critiques concernant son esthétisme, sa vision décadente, l’académisme de ses fresques… Difficile pourtant de faire le tour d’un tel monument, et même de dire quelle place il peut prendre dans l’histoire du cinéma. Plus que cinéaste, n’est-il pas d’ailleurs homme de spectacle, incontournable figure patrimoniale européenne ?

Au cinéma, il ne s’est reconnu qu’un seul maître : Jean Renoir qui, en 1936, lui confie d’imprécises fonctions d’« assistant » sur Une partie de campagne. Il a 30 ans. À partir de cette rencontre décisive, au milieu de centaines de projets pour le théâtre, l’opéra et le cinéma, il mène ses propres batailles, du réalisme d’Ossessione, qui adapte le sulfureux Facteur sonne toujours deux fois de James Cain, à L’Innocent adapté de d’Annunzio en passant par trois films réalisés à partir de sujets originaux mais toujours sous la triple influence de Proust, Dostoïevski et Thomas Mann, Rocco et ses frères, Ludwig, Violence et passion. Ses prédilections littéraires, sa recherche de vérité, l’intransigeance et l’énergie qu’il déploie à toutes les phases de la réalisation, le professionnalisme qu’il exige de chacun traduisent la conception quasi sacerdotale qu’il se fait de sa mission culturelle. La dureté des conditions de travail qu’il impose est restée légendaire, qu’elle ait porté sur des films entiers comme Ossessione (1943), La terre tremble (1948), Senso (1953), ou sur des séquences comme celle du bal du Guépard en 1962 (48 jours de tournage dans les salons du palais Gangi de Palerme, par des chaleurs caniculaires). Les températures glaciales affrontées au cœur de l’hiver 1972 entre Bad Ischl et Neuschwanstein feront de Ludwig un film « assassin » selon la formule du scénariste Enrico Medioli : une thrombose terrasse Visconti, qui sera contraint de diriger pour l’essentiel ses deux derniers films dans un fauteuil roulant.

Profitant de sa maladie, puis de sa mort en mars 1976, les producteurs s’empresseront de dépecer Ludwig et de mettre ce film hors normes de plus de quatre heures aux normes des standards de diffusion ; jamais, malgré les restaurations successives, le film ne retrouvera son intégrité. Œuvre moins « kitsch » que d’un déroutant anachronisme, le portrait du Roi-lune, Louis II Bavière, sur fond de démembrement de l’Europe, rejoint les autres films consacrés par Visconti aux destinées brisées, vues à travers le prisme d’histoires familiales et racontées avec ce lyrisme particulier où se mêlent compassion et révolte. Pas un de ces films – et même Le Guépard, malgré la Palme d’or – qui n’ait été accompagné de polémiques, de censures, de saisies, voire d’exorcismes. Tourné dans l’atmosphère marécageuse du fascisme déliquescent, Ossessione a fait scandale par l’âpreté de ses motifs sexuels. Réalisé durant l’hiver 1947-1948 dans le village de pêcheurs (et le dialecte) d’Aci Trezza, La terre tremble est le premier – et unique – volet d’un triptyque initialement consacré aux luttes ouvrières et paysannes dans la Sicile de l’immédiat après-guerre. Le film est sifflé à Venise, sans que Visconti, homme du Nord, renonce à réaliser par étapes, sur plus de quinze ans, ce qui prendra la forme d’une ample trilogie méridionale où il dénonce le drame de l’émigration (Rocco et ses frères, 1960) avant de remonter aux racines historiques de l’écrasement tragique du Sud (Le Guépard).

Chez Visconti, l’Histoire parle du et au présent. Fasciné par les grands modèles romanesques, et en particulier par l’« immense toile d’araignée » de La Recherche du temps perdu, il étend progressivement sa propre toile, tirant d’une modeste chronique écrite à la fin du XIXe siècle, le film Senso, œuvre qui, malgré les restrictions budgétaires qui lui sont imposées, tient de l’opéra et du roman historique. Présenté au Festival de Venise en 1954, le film est accusé de salir le Risorgimento, grand mythe national dont il poursuivra la démythification dans Le Guépard en adaptant le roman posthume du prince Tomasi de Lampedusa rejeté comme réactionnaire par l’ensemble de l’intelligentsia italienne de gauche. Pressentant la renaissance du fascisme en Italie, il élargit encore son champ historique. Le fascisme italien, affirme-t-il, a surtout produit des farces tragiques. C’est le nazisme qui permet d’aller jusqu’au fond de l’horreur. Après Sandra (1965), règlement de comptes familial et enquête sur la mort d’un père juif déporté à Auschwitz, Les Damnés (1969) s’inspire de la collusion de la famille Krupp avec le IIIe Reich et ouvre cette voie des fictions du nazisme qui trouvera l’une de ses expressions les plus radicales avec le Salò de Pasolini en 1975.

Les moyens qu’utilise Visconti sont d’un autre ordre pourtant, non pas intellectuel, mais lyrique et romanesque, fruits d’une participation vécue, intérieure, non brechtienne. Ses familles incarnent et reflètent les processus historiques de désagrégation de l’humanisme européen pris à des moments divers, le sommet de la décomposition étant atteint avec le nazisme Plus visionnaire qu’historien, Visconti introduit dans Les Damnés, histoire d’une grande famille d’industriels de l’acier ralliés à Hitler, la monstruosité nazie sous de multiples formes : massacre de la Nuit des Longs Couteaux, inceste, matricide, viol et suicide d’une petite fille juive, motif qu’il emprunte aux Démons de Dostoïevski. Pas d’idéologie plaquée sur du vivant, mais cette esthétique singulière qui, au seuil du désastre, se retourne sur la beauté (Mort à Venise, 1971) et sur la noblesse des vaincus, des êtres maintenus dans l’assujettissement économique ou colonial (les pêcheurs de La terre tremble, mais aussi les Algériens de L’Étranger en 1967). Les motifs infernaux sont l’exacte inversion – la profanation – des rituels familiaux dont les ouvertures et tant de séquences donnent la note viscontienne : le lent travelling avant vers le palais de la famille Salina qui ouvre Le Guépard sur la musique de Nino Rota ; la fête d’anniversaire du patriarche Joachim, en ouverture des Damnés, juste avant son assassinat, la nuit de l’incendie du Reichstag ; l’entrée de la mère de Tadzio attendue par ses enfants dans le salon de l’Hôtel des Bains à Venise ; Cosima (Silvana Mangano, encore) portant dans ses bras sa dernière-née, pour recevoir, un matin de Noël, le présent d’une musique sublime (la Siegried Idyll) offerte par Wagner, dans Ludwig…

D’où provient, chez Visconti, l’extraordinaire effet de présence et, parfois, comme dans le finale de Mort à Venise, de dilatation extatique de la durée, de suspension du temps ? De la précision documentaire de ses mises en scène, dès les longs plans séquences d’Ossessione pour lesquels le monteur Mario Serandrei inventa le terme de  néoréalisme. De la mémoire infaillible qu’il a des objets, des décors, des codes et des rituels de société. Et surtout de son absolue confiance dans la puissance épiphanique des lieux et des acteurs. C’est la leçon de Proust, sa croyance dans les pouvoirs de la mémoire, soudain réveillée par un son, une musique, une saveur, un geste involontaire. Et plus encore la leçon de Thomas Mann dans Mort à Venise, le pouvoir exercé par Eros. « De toutes les tâches qui m’incombent en tant que réalisateur, déclare Visconti en 1943, celle qui me passionne le plus est le travail sur les acteurs. » Tâche si essentielle à ses yeux qu’il sillonne des mois durant l’Europe centrale et du Nord pour dénicher à Stockholm l’interprète idéal du jeune Tadzio. L’écran n’a pas pour lui de destination plus intense que d’y inscrire et d’y crucifier la présence humaine. De film en film, on le voit pousser jusqu’à l’hystérie, scruter et suivre la sensualité animale, le désir amoureux, le vieillissement ou l’assomption finale de ses créatures et acteurs. Portrait d’une femme du peuple rêvant que sa fille devienne une star, Bellissima (1951) est aussi et surtout un film pour Anna Magnani ; œuvre complexe sur la mémoire de la Shoah, Sandra est aussi un film sur la beauté « étrusque » de Claudia Cardinale, découverte dans Rocco et ses frères et protagoniste du Guépard ; c’est pour Romy Schneider, dirigée d’abord au théâtre aux côtés d’Alain Delon, qu’il tourne l’épisode du Travail (dans Boccace 70 en 1962) avant de lui faire interpréter de nouveau, plus de quinze ans après ses débuts dans la série des Sissi, le rôle d’Élisabeth d’Autriche. Après une figuration dans La Sorcière brûlée vive (épisode des Sorcières, 1967), après Les Damnés, Ludwig est aussi une œuvre pour Helmut Berger, une sorte de Taj Mahal filmique tout entier architecturé autour des métamorphoses de l’acteur, de la beauté du couronnement initial à la défiguration progressive, traits bouffis, dents gâtées, odeur d’éther qu’on finit presque par percevoir, dans la pénombre des chambres où il se confine. « Mes acteurs, dira Visconti, ont du génie » ; les espaces d’improvisation qu’il leur consent font soudain entendre des notes inédites d’autodérision : dans Mort à Venise, Dirk Bogarde, grimé en vieux beau, s’affaisse sur lui-même comme un pantin, au pied d’un puits putride, et rit désespérément de lui-même ; et c’est encore, dans ce Ludwig né des rêveries historiques de Visconti, le rire improvisé par Romy Schneider qui retentit lorsqu’elle découvre la galerie des glaces du château d’Herrenchiemsee né des rêves anachroniques de son cousin.

« Faire voir et émouvoir », c’est la devise de Conrad, et peut-être celle de tout romancier réaliste. Aussi simple que paraisse la formule, elle fournit peut-être l’une des clés du style singulier et grandiose de Visconti. « Ils ont pleuré ? Beaucoup ? Combien ont-ils pleuré ? » demande-t-il un jour à l’épouse de son opérateur Giuseppe Rotunno qu’il a chargée d’observer les réactions de la salle où l’on projette Rocco et ses frères…