Olivier Assayas

Jean-Marc Lalanne (Critique de cinéma, rédacteur en chef des Inrockuptibles)

L’œuvre d’Olivier Assayas fêtera bientôt (l’an prochain) ses trente ans. Soit l’âge qu’avait le cinéaste lorsqu’il tourna son premier film, Désordre, en 1986. Un film sur la joie et la souffrance d’avoir vingt ans, et le sentiment que jamais, un jour, on atteindra les trente. Ne jamais grandir, ne jamais vieillir, plutôt se consumer en route et à vive allure. 

Alors comment a mûri le cinéma d’Olivier Assayas ? Entre le film sur l’agitation d’avoir vingt ans et celui sur la terrassante panique d’approcher des 50 (Sils Maria), l’âge l’a-t-il transformé ? La réponse est comme il se doit ambivalente. Oui et non. Oui, parce qu’en quinze longs métrages, et quelques documentaires, l’œuvre a beaucoup voyagé. Elle a parcouru pas mal de pays (le Liban, Hongkong, le Mexique, la Suisse, le Japon… peu de cinéastes ont inclus aussi systématiquement à l’intérieur de presque chacun de leurs films, des tournages à l’étranger). Elle a parlé beaucoup de langues étrangères (la globalisation en marche – de Demonlover à Sils Maria en passant par L’Heure d’été – est un de ses sujets de prédilection). Elle a traversé beaucoup de genres, souvent à l’intérieur des mêmes films (intimisme psychologique et thriller, comédie satirique et film d’espionnage…). Aimantée par le présent et l’auscultation de ses puissances de transformation (l’économie, la politique…), elle comprend néanmoins des films reconstituant le passé (Les Destinées sentimentales, Après mai), voire théorise la périlleuse confrontation à des représentations du passé (Irma Vep). 

Passionnée par les procédures de la fiction, son œuvre s’est frottée aussi à plusieurs reprises à la forme documentaire (HHH, portrait de Hou Hsiao-hsien, Noise, El Dorado, portrait d’Angelin Preljocaj). Elle est donc multipolaire. Elle emprunte des chemins multiples, se déploie sur plusieurs continents et slalome tel un esquif sur les grands flux de la mondialisation. Et pourtant, ce qui frappe en revoyant les films de façon rapprochée, c’est qu’en dépit de cette prolifération, quelque chose en elle insiste, se répète. Une forme de monomanie est à l’œuvre, qui en détermine les plus secrètes pulsations. Et après trente ans, de Désordre à Sils Maria, on serait tenté de lui dire, sans mentir du tout : « Tu n’as pas changé. »

Le premier plan du premier pan de l’œuvre (Désordre, 1986) est un mouvement d’appareil reptiléen sur le toit d’un immeuble battu par une pluie nocturne. La caméra court sur les tuiles, puis plonge dans le vide jusqu’à attraper trois anges maléfiques, une fille deux garçons, qui s’embrassent et boivent quelques lampées d’alcool pour se donner du courage – bientôt, ils opéreront un braquage, de façon désastreuse. Pourquoi la caméra était postée si haut, sur le toit, avant de venir cadrer ces trois personnages principaux ? Pour pouvoir descendre, et dessiner ainsi la figure emblématique du film, la figure emblématique de l’œuvre : la descente. Le film saisit ses trois héros dans l’ivresse de la fusion et des rêves de gloires et les fait dévaler pendant une heure une pente qui leur fera perdre toute illusion. Le collectif se désagrège : un à un, les membres du groupe sont rendus à leur individualité, leur fatalité de classe aussi (les bourgeois se marient, les prolos partent au service militaire). La mort scande les deux temps de la chute : son départ et son point de plus total affaissement. Un meurtre, puis un suicide, sont les deux bornes de la descente. Le suicide, c’est celui du personnage donné comme le héros (interprété par Wadeck Stanczak) et sa disparition au bout d’une heure de film produit son petit effet Janet-Leigh-dans-Psychose. Il reste encore une demi-heure de film : elle sera consacrée à l’après-choc. Lorsqu’un monde s’est écrasé, lentement quelque chose se recompose. Des formes de vie se font jour.

Ce canevas narratif de la catastrophe puis de la laborieuse adaptation, c’est, dans la foulée de Désordre, celui de presque tous les films d’Olivier Assayas. Souvent la descente s’interrompt plus tôt, dans le premier tiers, et l’adaptation devient la matière de l’essentiel du film. C’est par exemple Clean, où Maggie Cheung perd son mec, son mode de vie, son moteur (l’héroïne) dans la première demi-heure et doit réapprendre à vivre sans, bricoler fastidieusement les conditions de sa survie. C’est aussi L’Heure d’été, qui voit le monde ancien de la bourgeoisie française englouti avec la disparition d’Édith Scob, puis sa descendance s’arranger avec son encombrant héritage. Ou Irma Vep, qui dans sa première partie suit l’erratique tournage d’un remake des Vampires de Feuillade par un prestigieux cinéaste déboussolé (Jean-Pierre Léaud), orchestre sa sortie de route avec la disparition subite du cinéaste, puis, dans son dernier tiers, dessine les contours d’une reprise. Dans Fin août, début septembre, c’est la maladie dont souffre un écrivain mal connu (François Cluzet) qui entraîne autour de lui toute une petite communauté dans une spirale mortifère. Alors qu’une rémission semblait possible, une brutale ellipse nous apprend sa mort et nous conduit à ses funérailles. La procession funéraire, les apartés entre vieilles connaissances dans les allées du cimetière y évoquent Désordre. 

L’enterrement est un motif privilégié du cinéma d’Assayas. Mais là encore, le dernier temps du film est celui d’un bourgeonnement. Sous les cendres, la repousse. L’œuvre de Cluzet qui peinait tant à trouver ses lecteurs du vivant de son auteur connaît enfin un succès d’estime. La déshérence amoureuse d’Amalric pourrait trouver un rebond au hasard d’une rencontre avec l’objet amoureux caché (Mia Hansen-Løve) de son meilleur ami défunt. « On verra » dit-il un sourire en coin dans le dernier plan (car Véra est aussi le prénom de la jeune fille). Oui, on verra – jusqu’à ce que l’érosion de l’expérience convertisse le chagrin en espoir, les impasses en passerelles, les gerçures amoureuses en nouveaux frissons.

L’Eau froide est un des rares films qui échappe à cette alternance : on fonce droit dans le mur/on se remet péniblement sur pied. Tout le film n’est en effet qu’une longue descente. Virginie Ledoyen s’y dépouille de tout, jusqu’à in fine ces vêtements, et ne laisse comme trace de son passage qu’une page blanche. L’Eau froide suit une trajectoire absolument rectiligne. 

C’est aussi le cas de Carlos. Dans les deux films, le sujet qui chute ne se stabilise à son point le plus bas qu’à la fin du récit (le suicide pour Virginie Ledoyen, la prison pour Carlos) – là où usuellement l’effondrement touche à son terme en milieu de récit (parfois dans le premier tiers, parfois dans le dernier). Il n’est d’ailleurs pas indifférent que, presque vingt ans après L’Eau froide, Olivier Assayas ait repris certains motifs du film – le contexte historique, le personnage central et miroir de jeune bourgeois renfermé et un peu geek, la jeune fille qui disparaît tragiquement…– pour les tisser autrement. Mais Après mai réajuste le tissu narratif de L’Eau froide à la structure assayassienne type, celle de la catastrophe au milieu et de la lente recomposition ensuite. La mort y frappe au cœur du film. La rupture aussi. Et le dernier tiers est une tentative pour retrouver, quand même, le chemin de la vie.

Sils Maria, qui est à bien des égards une apothéose dans l’œuvre d’Olivier Assayas, obéit en bien des points à cette organisation dramatique de monomaniaque. C’est une mort (celle du grand artiste Wilhelm Melchior) qui court-circuite le récit, précipite ce qui aurait pu être une cérémonie de life achievement en un hommage posthume. Le début du film correspond à cette dramaturgie de la perte propre aux incipit d’Assayas : il y a la mort, la visite aux proches, les funérailles (ellipse cette fois), la maison qu’on quitte. Puis peu à peu ce qui revient : la pièce qu’on remonte, la maison du défunt qu’on réinvestit. Ce qui était déserté lentement se repeuple. Mais le film complexifie ce mouvement de down and up. Ne serait-ce que parce qu’une autre disparition brutale intervient 15 minutes avant la fin. Et aussi peut être parce que très subtilement le film rend indémêlable l’entropie et la rémission, ce qui se perd et ce qui se recompose, la dépossession et la résillience. 

Jusqu’au bout, Maria Enders sera un peu humiliée, inapte à colmater les fuites (du temps, de la jeunesse, de la gloire). Et, en même temps, quelque chose se forme dans la tourmente qui rend ces préoccupations un peu dérisoires. Une forme de détachement. Les premiers signes d’un apaisement. Jusqu’à ce plan sublime où Juliette Binoche, avant le lever de rideau, scrute hors champ, par-delà le bord supérieur du cadre, quelque chose qui pourrait bien tomber du ciel (peut être un menaçant amoncellement de nuages – naturels comme le serpent de Maloja ou métaphoriques), mais qu’elle ne redoute plus. C’est désormais en continuant leur chute que les héros assayassiens trouvent la ressource de s’en remettre.

L’œuvre dans son ensemble constitue un des outils les plus précieux pour accompagner tout au long d’une des vies un des questionnements les plus impérieux que l’existence nous pose : comment survit-on à soi-même ; comment après la dévastation de la catastrophe subsiste encore un possible, l’adaptation.